Jakub Szamalek signe un thriller orbital à la tension implacable

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Un thriller spatial aux enjeux géopolitiques

Jakub Szamalek propulse son lecteur à quatre cents kilomètres au-dessus de la surface terrestre, dans ce laboratoire orbital qu’est la Station Spatiale Internationale, pour y tisser un récit où le suspense technologique épouse les frictions diplomatiques de notre époque. Dès les premières pages, l’auteur polonais installe un malaise diffus : une éruption solaire, un taux d’ammoniac qui grimpe inexorablement, des communications interrompues. Ces incidents techniques, présentés avec une précision documentaire qui ancre le récit dans une vraisemblance troublante, deviennent rapidement les symptômes d’un mal plus profond. La station, ce symbole fragile de coopération internationale née de l’optimisme des années 1990, se révèle être un microcosme où ressurgissent les vieilles rivalités entre l’Est et l’Ouest.

L’originalité du roman tient à sa capacité à transformer un huis clos spatial en arène géopolitique. Szamalek n’a pas choisi l’espace comme simple décor spectaculaire : il en fait le révélateur impitoyable des tensions qui traversent notre monde contemporain. Les modules russes et américains de la station, physiquement connectés mais culturellement séparés, matérialisent une division qui dépasse largement les questions d’ingénierie. L’auteur exploite avec intelligence cette architecture compartimentée pour créer une géographie du soupçon, où chaque écoutille fermée alimente la méfiance, où chaque conversation non surveillée devient potentiellement suspecte.

Le récit s’inscrit dans une temporalité qui résonne étrangement avec notre actualité. Publié en Pologne en 2023, « La Station » interroge la pérennité des grands projets de coopération internationale à l’heure où les blocs géopolitiques se reforment. Szamalek déploie son intrigue à partir d’une hypothèse vertigineuse : et si l’harmonie affichée entre les nations dans l’espace n’était qu’un vernis prêt à craquer au premier test sérieux ? Cette question traverse l’ensemble du roman, transformant chaque dysfonctionnement technique en indice potentiel d’un sabotage, chaque silence en aveu possible de culpabilité.

Ce qui frappe dans l’approche de l’auteur, c’est sa capacité à maintenir un équilibre délicat entre le thriller technologique et le roman d’espionnage. Les enjeux ne se limitent jamais à la simple survie de l’équipage : derrière chaque décision prise en orbite se profilent des conséquences diplomatiques sur Terre, des budgets menacés, des programmes spatiaux entiers qui pourraient s’effondrer. Szamalek construit ainsi une tension à plusieurs niveaux, où l’immédiat et le stratégique s’entremêlent constamment, rappelant que dans l’espace comme ailleurs, rien n’échappe jamais totalement à la gravité de la politique.

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La tension croissante en orbite : construction narrative et rythme

Jakub Szamalek orchestre l’escalade dramatique de son récit avec une précision quasi chirurgicale, déployant les menaces selon une progression qui mime l’étouffement progressif de l’équipage. Le roman s’ouvre sur le décollage du Soyouz, moment d’excitation et d’accomplissement pour Lucy Poplaski, avant que l’éruption solaire ne vienne fissurer cette euphorie initiale. Cette première alerte pourrait n’être qu’un incident parmi d’autres dans la vie d’une station spatiale, mais l’auteur en fait le déclencheur d’une série d’anomalies qui s’enchaînent avec une logique implacable. L’ammoniac qui s’accumule dans l’atmosphère confinée, les communications qui se coupent au moment le moins opportun, un tournevis abandonné là où il ne devrait pas être : autant de détails apparemment anodins qui, mis bout à bout, dessinent le visage d’une menace dont on peine à cerner les contours.

La structure narrative repose sur une alternance habile entre différents points de vue et temporalités. Les chapitres basculent entre l’orbite et la Terre, entre les astronautes qui tentent de maintenir leur mission et les contrôleurs au sol qui scrutent leurs écrans avec une inquiétude grandissante. Cette construction en miroir permet à Szamalek d’enrichir constamment notre compréhension de la situation : ce qui semble être un simple dysfonctionnement technique pour Lucy prend une tout autre dimension lorsqu’on découvre les conversations tendues entre Steve Ayers et ses homologues russes. Les scènes à Houston, où le directeur adjoint de la NASA manœuvre dans les coulisses bureaucratiques, apportent une profondeur stratégique au récit sans pour autant ralentir son tempo. L’auteur parvient ainsi à maintenir deux niveaux de suspense simultanés : celui, immédiat, de la survie en orbite, et celui, plus insidieux, des calculs politiques qui se jouent au sol.

Le rythme s’accélère par paliers mesurés, chaque résolution apparente d’un problème ouvrant la porte à une complication nouvelle. Cette mécanique narrative évite l’écueil d’un crescendo linéaire qui aurait pu lasser : Szamalek ménage des moments de respiration, des interludes où l’on suit Nate Hunt dans ses recherches amateures sur Anton Kovalev, ou des passages plus contemplatifs où Lucy observe la Terre défiler sous ses pieds. Ces pauses ne constituent jamais de véritables répit car elles amplifient plutôt l’angoisse latente, rappelant que derrière le spectacle sublime de notre planète vue de l’espace se cache une vulnérabilité terrible. L’isolement des astronautes devient palpable : quatre cents kilomètres les séparent du premier secours possible, et chaque minute compte lorsque l’air que l’on respire devient potentiellement toxique.

L’auteur exploite également avec finesse les contraintes temporelles inhérentes à la vie en orbite. Les procès-verbaux d’audition qui ponctuent le récit, datés de décembre 2021, projettent d’emblée une ombre inquiétante sur les événements d’août : quelque chose de grave s’est manifestement produit, suffisamment grave pour déclencher une enquête officielle. Cette anticipation crée une tension supplémentaire, transformant chaque incident en présage potentiel de la catastrophe annoncée. Szamalek joue ainsi sur plusieurs registres temporels simultanés, maintenant son lecteur dans un état d’alerte constant sans jamais basculer dans la surenchère gratuite.

Lucy Poplaski : portrait d’une commandante sous pression

Lucy Poplaski incarne cette génération d’astronautes pour qui l’espace n’est plus seulement une conquête héroïque mais un lieu de travail exigeant, où l’excellence technique côtoie les dilemmes éthiques les plus vertigineux. Szamalek construit son personnage principal en couches successives, révélant progressivement les failles derrière la façade de la professionnelle accomplie. Dès les premières scènes à Baïkonour, alors qu’elle s’apprête à rejoindre l’ISS pour son second séjour orbital, le lecteur perçoit cette tension intérieure qui l’habite : l’ambition dévorante qui l’a propulsée jusqu’aux étoiles entre en collision permanente avec la culpabilité de laisser sa fille Eliza au sol. L’auteur refuse le piège du personnage féminin tiraillé entre carrière et maternité de manière convenue : Lucy assume pleinement ses choix tout en en mesurant le coût, consciente que son besoin viscéral de repousser les limites constitue à la fois sa plus grande force et sa faiblesse la plus intime.

Ce qui rend le personnage particulièrement saisissant, c’est la manière dont Szamalek explore son rapport au commandement dans un contexte où les règles habituelles de l’autorité vacillent. Lucy n’exerce pas un pouvoir classique : elle doit composer avec des protocoles rigides dictés depuis le sol, naviguer entre les susceptibilités nationales de son équipage international, et maintenir une cohésion de façade alors que la défiance s’installe. L’auteur montre avec finesse comment chaque décision qu’elle prend l’isole davantage, comment le poids des secrets qu’on lui impose transforme progressivement son rôle de commandante en celui d’agent infiltré malgré elle. La scène où elle déclenche manuellement l’alarme incendie pour créer une diversion illustre cette descente dans une zone grise morale : elle agit pour le bien de la mission, mais en trahissant la confiance de son équipage et en violant les procédures qu’elle est censée incarner.

Szamalek enrichit son portrait par le regard que portent sur Lucy les autres personnages, créant un jeu de miroirs révélateur. Nate, son mari resté au sol, la perçoit à travers le prisme de son anxiété chronique, voyant en elle une force de la nature qu’il admire autant qu’elle l’effraie. Anton Kovalev, le cosmonaute russe, décèle en elle une adversaire digne de ce nom, quelqu’un qui partage son obsession pour l’objectif à atteindre quitte à sacrifier le reste. Steve Ayers, le directeur adjoint de la NASA, y voit l’instrument parfait : suffisamment brillante pour comprendre les enjeux, suffisamment ambitieuse pour accepter des missions qui outrepassent son mandat officiel. Ces perspectives multiples dessinent une figure complexe, loin de l’héroïne monolithique que l’on pourrait attendre dans ce type de récit.

Le véritable tour de force réside dans la manière dont l’auteur fait évoluer Lucy face à des demandes de plus en plus problématiques. Lorsqu’Ayers lui ordonne de s’emparer discrètement du pistolet Makarov rangé dans le Soyouz, le roman bascule dans une dimension nouvelle : Lucy n’est plus seulement une commandante gérant une crise technique, elle devient un pion dans une partie d’échecs géopolitique dont elle ne maîtrise ni les règles ni l’issue. Sa question finale à Ayers – « Puis-je refuser ? » suivie de la réponse glaçante « Bien sûr que tu peux, mais le dois-tu ? » – cristallise l’impasse dans laquelle elle se trouve. Szamalek laisse cette tension irrésolue, refusant d’offrir à son personnage une voie de sortie confortable, et c’est précisément cette honnêteté narrative qui confère à Lucy Poplaski son épaisseur humaine.

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Le huis clos spatial comme révélateur des tensions terrestres

L’architecture même de la Station Spatiale Internationale devient chez Szamalek une métaphore puissante des divisions géopolitiques contemporaines. L’auteur exploite avec perspicacité la configuration physique de l’ISS, cette structure hybride née d’un mariage de raison entre modules russes et américains, pour matérialiser l’illusion d’une coopération qui se fissure dès que la pression monte. Les couloirs étroits qui relient les sections nationales, ces boyaux claustrophobiques où l’on ne peut croiser quelqu’un sans le frôler, deviennent des zones frontières chargées de symboles. Chaque passage d’une aile à l’autre s’apparente à une traversée de rideau de fer miniature, et l’on comprend que la proximité forcée, loin de favoriser la compréhension mutuelle, peut tout aussi bien attiser les ressentiments. Le roman démontre que quatre cents kilomètres d’altitude ne suffisent pas à échapper aux pesanteurs terrestres : les vieux réflexes de méfiance, les calculs stratégiques et les loyautés nationales continuent de structurer les relations humaines même dans ce laboratoire censé incarner l’universalisme scientifique.

Szamalek décortique avec acuité les mécanismes par lesquels un espace confiné amplifie les tensions latentes. Dans les modules de la station où chaque centimètre cube est compté, où l’air respiré circule en circuit fermé et où l’intimité n’existe pratiquement pas, les non-dits deviennent asphyxiants. L’auteur montre comment des détails apparemment anodins – un tournevis bleu qui n’aurait pas dû se trouver du côté américain, une porte fermée à un moment inhabituel, un cosmonaute qui évite soudainement le regard – prennent des proportions démesurées dans cet environnement où rien ne peut être laissé au hasard sous peine de catastrophe. Cette amplification paranoïaque n’est pas gratuite : elle reflète la réalité d’un lieu où la moindre défaillance peut effectivement signifier la mort de tous. Le huis clos spatial fonctionne ainsi comme une chambre de compression des angoisses, transformant des soupçons diffus en certitudes toxiques.

La division linguistique et culturelle de l’équipage ajoute une strate supplémentaire à ce dispositif claustrophobe. Les conversations en russe que Lucy ne comprend qu’à moitié, les références culturelles qui échappent de part et d’autre, les traditions et superstitions différentes – comme ces rituels russes que les Américains trouvent folkloriques – creusent des fossés invisibles mais réels. Szamalek ne verse pas dans le cliché de l’incompréhension totale : ses personnages partagent un langage technique commun, ont suivi des formations conjointes, se connaissent parfois depuis des années. Mais lorsque la crise éclate, ces ponts laborieusement construits se révèlent plus fragiles qu’on ne le croyait. L’altercation entre Ezra et Anton, cette explosion de violence qui rompt brutalement le vernis de la civilité professionnelle, illustre combien la cohabitation pacifique repose sur un équilibre précaire.

Ce qui frappe particulièrement dans le traitement de ce huis clos, c’est la manière dont Szamalek l’inscrit dans une temporalité politique précise. Le roman se déroule en 2021, à un moment où les relations américano-russes se sont considérablement dégradées depuis l’optimisme des années 1990 qui avait présidé à la création de l’ISS. Les personnages portent le poids de cette histoire récente : les contrôleurs évoquent l’annexion de la Crimée, la dépendance financière de Roscosmos vis-à-vis des dollars américains, la montée en puissance de la Chine comme alternative pour Moscou. La station devient ainsi le dernier vestige d’une époque révolue, un monument à une utopie collaborative qui n’a peut-être jamais vraiment existé ailleurs que dans les communiqués de presse. En confinant ses personnages dans cet espace exigu suspendu au-dessus du monde, l’auteur crée un laboratoire narratif où se cristallisent, avec une acuité particulière, les contradictions d’un ordre international en décomposition.

La dimension technique au service du suspense

Szamalek déploie un arsenal de détails techniques qui auraient pu alourdir le récit mais qui, au contraire, deviennent les rouages mêmes de la machine à suspense. L’auteur possède manifestement une connaissance approfondie du fonctionnement de l’ISS, qu’il distille avec parcimonie : les procédures d’amarrage du Soyouz, les systèmes de filtration de l’air, les circuits de refroidissement à l’ammoniac, la gestion des déchets en microgravité. Ces éléments ne relèvent jamais de l’étalage gratuit d’érudition ; chacun participe à l’édification d’une menace tangible. Lorsque Lucy découvre que la concentration d’ammoniac atteint 1,88 partie par million, le chiffre pourrait sembler abstrait, mais Szamalek a pris soin d’établir préalablement que la limite acceptable est de deux parties par million, et que le seuil de toxicité létale se situe bien plus haut. Cette gradation crée une tension arithmétique : le danger n’est pas immédiat, mais il se rapproche inexorablement, transformant chaque nouvelle mesure en compte à rebours.

L’exploitation narrative des contraintes physiques de la vie en orbite constitue l’un des atouts majeurs du roman. L’apesanteur n’est pas traitée comme un simple élément de décor exotique mais comme un facteur modifiant radicalement les règles du jeu. Un tournevis abandonné ne tombe pas au sol pour être ramassé négligemment : il flotte, devient un projectile potentiel, une anomalie que l’on ne peut ignorer. Une bagarre entre deux hommes n’obéit plus aux lois newtoniennes familières : chaque poussée génère une réaction égale et opposée, propulsant les protagonistes dans des directions imprévisibles. Szamalek utilise ces particularités pour renouveler des situations dramatiques classiques, leur conférant une étrangeté qui maintient le lecteur en alerte. La scène de l’altercation dans le module Zvezda, où les corps rebondissent contre les parois encombrées d’équipements électroniques, illustre parfaitement cette capacité à transformer une contrainte physique en amplificateur de danger.

Le vocabulaire technique employé – les acronymes ETHOS, CAPCOM, SPARTAN qui ponctuent les échanges entre la station et Houston – plonge le lecteur dans l’univers professionnel des contrôleurs de vol sans jamais le perdre complètement. Szamalek trouve un équilibre délicat : suffisamment de jargon pour créer une atmosphère authentique, mais toujours accompagné d’indices contextuels permettant de comprendre les enjeux. Les procès-verbaux d’audition qui ouvrent certains chapitres, avec leur format administratif et leurs questions sèches, ajoutent une couche de réalisme bureaucratique qui contraste efficacement avec l’urgence des scènes en orbite. Cette alternance de registres – le technique, le procédural, l’humain – empêche la monotonie et enrichit la texture narrative.

Ce qui distingue particulièrement l’approche de Szamalek, c’est sa compréhension du fait que dans l’espace, chaque système technique constitue simultanément une protection et une vulnérabilité potentielle. Les filtres à charbon qui éliminent l’ammoniac peuvent tomber en panne. Les ordinateurs de bord, protégés contre les radiations cosmiques, restent sensibles aux dysfonctionnements. Les combinaisons spatiales EMU, ces armures complexes nécessaires pour toute sortie extravéhiculaire, peuvent se transformer en cercueils si un joint lâche. L’auteur exploite cette dualité pour maintenir une inquiétude permanente : même lorsqu’une solution apparaît, elle apporte avec elle son lot de risques nouveaux. Cette compréhension nuancée de la technologie spatiale, loin de l’image simpliste d’une science toute-puissante, ancre le roman dans une vraisemblance troublante.

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Ambiguïtés morales et zones grises : quand la survie défie l’éthique

Le roman de Szamalek se distingue par son refus de tracer des lignes morales nettes dans un contexte où chaque décision peut basculer entre la prudence légitime et la paranoïa destructrice. L’ordre donné à Lucy de s’emparer clandestinement du pistolet Makarov cristallise ce dilemme : s’agit-il d’une mesure de sécurité raisonnable face à des signaux inquiétants, ou d’une escalade injustifiée qui transforme la suspicion en prophétie autoréalisatrice ? L’auteur refuse d’apporter une réponse définitive, laissant son personnage – et par extension le lecteur – naviguer dans cette incertitude inconfortable. Steve Ayers incarne parfaitement cette logique du « moindre mal » qui caractérise les décisions prises dans l’urgence : il manipule, ment par omission, pousse Lucy à outrepasser ses prérogatives, tout en se drapant dans la rhétorique de la responsabilité et des enjeux supérieurs. Szamalek dépeint ces mécanismes sans les condamner explicitement, montrant simplement comment des individus par ailleurs rationnels en viennent à franchir des lignes qu’ils auraient jadis considérées comme infranchissables.

La violence qui éclate entre Anton et Lev soulève des questions similaires sur la légitimité de l’autorité dans des circonstances extrêmes. Anton justifie son geste – frapper un subordonné qui refuse d’obéir – par la nécessité du commandement dans un environnement où l’indiscipline peut tuer tout le monde. Cette logique n’est pas entièrement dénuée de fondement dans le contexte spatial, et pourtant elle ouvre la porte à des abus potentiellement catastrophiques. Szamalek évite le piège du manichéisme en ne faisant pas d’Anton un pur antagoniste : le cosmonaute russe possède sa propre cohérence, ses propres loyautés, et probablement – même si le roman ne le révèle qu’en pointillés – ses propres ordres venus de Moscou. Cette symétrie dans l’ambiguïté morale constitue l’une des forces du récit : chaque camp agit selon une rationalité qui lui semble défendable, et c’est précisément cette collision de logiques incompatibles qui génère la catastrophe.

L’auteur interroge également les limites de la transparence et du secret dans une situation de crise. Les conversations privées entre Lucy et Ayers, menées sur des canaux cryptés et dissimulées au reste de l’équipage, violent l’esprit de collégialité censé prévaloir à bord. Pourtant, révéler ces soupçons prématurément pourrait déclencher une panique ou une confrontation aux conséquences imprévisibles. Szamalek montre comment les impératifs de sécurité opérationnelle et ceux de la confiance mutuelle entrent en contradiction frontale, sans qu’aucune solution satisfaisante n’existe. Le déclenchement manuel de l’alarme incendie par Lucy, cette tromperie délibérée de son propre équipage pour créer une opportunité d’investigation, illustre jusqu’où peut mener cette logique du secret : on ment pour protéger, on trahit pour sauver, et chaque action destinée à prévenir un danger hypothétique creuse un peu plus le fossé de la défiance.

Ce qui rend ces dilemmes particulièrement vertigineux, c’est leur inscription dans un contexte où l’erreur de jugement peut effectivement coûter des vies. Szamalek ne laisse jamais oublier que ses personnages évoluent dans un environnement intrinsèquement mortel, où l’air qu’on respire doit être recyclé, où la moindre brèche dans l’enveloppe de la station signifie la mort en quelques minutes. Cette proximité permanente du danger absolu rend les calculs éthiques encore plus épineux : peut-on se permettre le luxe du doute et de la procédure démocratique quand chaque heure perdue rapproche du seuil toxique ? Le roman n’offre pas de réponse confortable à ces questions, se contentant de les poser avec une acuité qui persiste bien après la dernière page. Cette honnêteté narrative, ce refus de simplifier artificiellement des situations complexes, confère au texte une résonance qui dépasse largement le cadre du thriller spatial pour toucher à des interrogations plus universelles sur le pouvoir, la confiance et les compromis que nous acceptons au nom de la sécurité collective.

La guerre froide 2.0 : résonances contemporaines

Szamalek inscrit son récit dans une configuration géopolitique qui fait écho de manière troublante aux tensions actuelles entre puissances occidentales et Russie. Le roman, publié en Pologne en 2023 – soit un an après le déclenchement de la guerre en Ukraine –, porte inévitablement la marque de cette rupture historique, même si l’action se situe en 2021. L’auteur capte avec perspicacité ce moment charnière où les structures de coopération héritées de la fin de la guerre froide commencent à se fissurer sous le poids d’intérêts divergents et de ressentiments accumulés. La Station Spatiale Internationale, conçue dans l’euphorie des années 1990 comme symbole d’une nouvelle ère de collaboration, se révèle être un arrangement de circonstance maintenu à bout de bras par des considérations pragmatiques plutôt que par une véritable convergence de visions. Kevin Wallgreen, le contrôleur russo-américain, résume cette désillusion lorsqu’il explique à Ayers que les Russes n’ont pas besoin de réussir, il leur suffit que les autres échouent également.

La dépendance mutuelle entre les programmes spatiaux américain et russe constitue le nœud du problème tel que le pose le roman. D’un côté, Roscosmos survit financièrement grâce aux quatre-vingt-dix millions de dollars que la NASA débourse pour chaque siège dans le Soyouz ; de l’autre, les Américains ont besoin des générateurs d’oxygène russes et de leurs moteurs de correction orbitale pour maintenir la station en vie. Cette interdépendance, qui devait être garante de paix, se transforme en arme potentielle dès lors que la confiance s’évapore. Szamalek décortique avec acuité les mécanismes par lesquels un partenariat peut se muer en otage réciproque : chaque partie détient une pièce du puzzle sans laquelle l’ensemble s’effondre, créant une situation où la tentation du sabotage devient proportionnelle au sentiment d’être lésé ou humilié.

L’émergence de la Chine comme troisième acteur majeur dans l’espace ajoute une dimension supplémentaire à ces tensions. La station Tiangong, évoquée furtivement lorsque Lucy l’aperçoit scintiller dans le noir, représente une alternative pour la Russie : Pékin offre du financement sans poser de questions embarrassantes sur la démocratie ou les droits humains. Cette reconfiguration des alliances possibles plane en arrière-plan du récit, rappelant que les équilibres stratégiques actuels ne sont pas figés. Le roman suggère que la course spatiale du XXIe siècle ne sera pas une simple répétition de celle du XXe : les enjeux ne concernent plus seulement le prestige national, mais l’accès à des ressources lunaires et astéroïdales, le contrôle des orbites stratégiques, et in fine la capacité à projeter sa puissance au-delà de la Terre.

Ce qui frappe dans le traitement de ces thématiques, c’est que Szamalek évite le piège d’une lecture purement manichéenne du conflit. Les Américains ne sont pas présentés comme les défenseurs intègres d’un ordre international bienveillant : Ayers manipule, calcule, sacrifie des pions sans états d’âme excessifs. Les Russes ne sont pas réduits à des antagonistes unidimensionnels : Lev incarne une génération de cosmonautes qui croyaient sincèrement à la coopération internationale, tandis qu’Anton, malgré ses méthodes brutales, agit probablement sous des ordres qui ont leur propre logique stratégique. L’auteur polonais, écrivant depuis un pays qui a historiquement subi les conséquences des rivalités entre grandes puissances, apporte à son récit une lucidité désabusée : il comprend que dans ces affrontements, ce sont souvent les petits acteurs – qu’il s’agisse de nations moyennes ou d’individus pris entre deux feux – qui paient le prix fort. Cette perspective, ni occidentale ni orientale mais résolument périphérique, confère au roman une capacité d’analyse qui transcende les clivages habituels des récits d’espionnage.

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Un roman d’anticipation ancré dans notre présent

« La Station » opère ce paradoxe singulier d’un récit situé dans un passé récent – août 2021 – qui se lit pourtant comme une projection inquiétante de notre futur proche. Szamalek exploite cet écart temporel minimal pour créer un effet de vertige : les événements qu’il décrit n’appartiennent ni à la science-fiction spéculative ni à l’histoire révolue, mais à cette zone trouble où le possible côtoie l’actuel. La Station Spatiale Internationale existe réellement, ses systèmes techniques sont ceux décrits dans le roman, et la fenêtre de tir pour une crise du type de celle narrée demeure ouverte. Cette proximité temporelle confère au récit une urgence particulière : ce n’est pas « ce qui pourrait arriver dans un lointain futur », mais « ce qui aurait pu se produire hier, ce qui pourrait survenir demain ». L’auteur mise sur cette immédiateté pour transformer son thriller en avertissement déguisé, suggérant que nos infrastructures de coopération internationale, aussi impressionnantes soient-elles techniquement, reposent sur des fondations politiques plus fragiles qu’on ne l’imagine.

Le traitement des enjeux technologiques révèle également cette double inscription dans le présent et dans l’anticipation. Les entreprises privées comme SpaceX, mentionnées dans le roman, ont effectivement bouleversé l’économie spatiale au cours de la dernière décennie, rendant les agences gouvernementales partiellement obsolètes. Cette mutation, que Szamalek intègre à son intrigue, soulève des questions qui restent largement irrésolues : que se passe-t-il lorsque des milliardaires excentriques contrôlent l’accès à l’orbite ? Comment les États peuvent-ils encore exercer leur souveraineté dans un domaine de plus en plus privatisé ? Le roman n’explore ces thématiques qu’en filigrane, mais leur simple présence suffit à inscrire le récit dans les débats actuels sur la gouvernance spatiale. De même, l’évocation des projets lunaires et martiens, de cette nouvelle course vers les ressources extraterrestres, ancre le texte dans les ambitions réelles des puissances spatiales contemporaines.

La dimension la plus troublante de cette anticipation réside peut-être dans la manière dont Szamalek imagine l’effritement des normes et des protocoles sous la pression des rivalités nationales. Son scénario – des astronautes recevant des ordres secrets qui les placent en contradiction avec leurs collègues internationaux, une arme introduite dans l’équation, la possibilité d’un sabotage délibéré – pourrait sembler relever du sensationnalisme. Pourtant, vu à travers le prisme de l’actualité récente, avec ses cyberattaques, ses agents empoisonnés et ses interventions clandestines, ce scénario apparaît moins fantaisiste qu’on ne le souhaiterait. L’auteur suggère que l’espace, longtemps préservé comme zone de coopération malgré les tensions terrestres, pourrait perdre ce statut d’exception. Cette normalisation du conflit spatial, son intégration dans le continuum des affrontements géopolitiques, constitue peut-être l’hypothèse la plus glaçante du roman.

Szamalek parvient ainsi à faire de son thriller une forme de roman à clé où les enjeux fictionnels renvoient constamment à des réalités documentables. Sa connaissance approfondie des programmes spatiaux, sa compréhension des dynamiques bureaucratiques qui régissent les agences, son sens de la complexité géopolitique : tout cela converge pour créer un récit qui fonctionne simultanément comme divertissement et comme exercice de pensée stratégique. Le roman ne prétend pas prédire l’avenir, il se contente d’extrapoler à partir de tendances déjà à l’œuvre, de pousser la logique actuelle jusqu’à ses conclusions possibles. Cette méthode, classique en science-fiction, prend une résonance particulière lorsqu’elle s’applique à un futur si proche qu’il semble déjà entamé. « La Station » nous invite ainsi à considérer que les catastrophes ne naissent pas du néant : elles résultent d’une accumulation de petites décisions, de compromis progressifs, de lignes rouges franchies discrètement jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour faire marche arrière. Dans cette perspective, le roman de Szamalek se lit moins comme une fantaisie apocalyptique que comme une cartographie des failles déjà présentes dans nos édifices de coopération internationale, ces fractures invisibles qui n’attendent qu’une secousse pour s’élargir en gouffres.

Mots-clés : Thriller spatial, Géopolitique, Station Spatiale Internationale, Huis clos, Tensions russo-américaines, Suspense technologique, Dilemmes éthiques


Extrait Première Page du livre

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8 décembre 2021

Procès-verbal des auditions

LAMAR : Avons-nous besoin de la Bible ?

HUNT : Non, merci.

LAMAR : Veuillez lever la main droite, monsieur. Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ?

HUNT : Je le jure.

LAMAR : Je crois comprendre que vous disposez d’in-formations pertinentes pour cette commission. HUNT : C’est exact.

LAMAR : Faites votre déclaration.

HUNT : À quelle date dois-je commencer ? Le jour de l’accident ?

LAMAR : Non. commencez par le début.

Baïkonour – 4 août 2021, 16:43 GMT+5

Nate Hunt attendait sa femme, Lucy. Celle-ci était en retard.

– Papa, je m’ennuie, gémit Eliza, leur fi lle.

Nate la tenait sur ses genoux. Ses cheveux étaient électriques à force de frotter contre son pull et lui chatouillaient le nez.

– Oui, je sais, fi t-il dans un soupir. Tu me l’as déjà dit.

Nate s’ennuyait aussi ; toutes ces cérémonies, ces visites et ces conférences de presse lui paraissaient interminables. Mais, en même temps, il était terrifié. On aurait pu croire que ces deux états émotionnels s’excluaient, mais ce n’était pas le cas. Il en avait déjà fait l’expérience la dernière fois, huit ans plus tôt. Mais, à l’époque, il était seul. Il n’avait pas besoin de répéter dans sa tête ce qu’il dirait à son enfant si quelque chose tournait mal. Il n’arrivait toujours pas à trouver les mots justes. Peut-être que ceux-ci n’existaient pas.

– Quand est-ce que maman va venir ? demanda sa fi lle.

– Dans pas longtemps.

– Mais quand exactement ?

– Je ne sais pas, ma chérie.

– Khotchéch konfetou, rébenka, tu veux un bonbon, chaton ?

La femme assise à côté d’eux fi t bruisser un sachet de bonbons et sourit à l’enfant d’un air encourageant. Mais Eliza n’était pas d’humeur à parler avec des inconnus. Elle se détourna de la femme et se blottit dans le cou de son père.

– Prostité, ona sonnaïa, désolé, elle a sommeil, dit Nate en souriant pour s’excuser.

Il avait appris le russe un peu incidemment. Il avait tant de fois interrogé Lucy avant ses examens qu’il l’avait mémorisé petit à petit. Son mot préféré, potchémouchka, désignait quelqu’un qui posait trop de questions. Il convenait parfaitement à Eliza.

La femme hocha la tête en signe de compréhension ; elle s’était probablement levée avant l’aube elle aussi. Je me demande combien de fois elle a fait cela ? pensa Nate. C’était sa troisième, sa quatrième ? Elle ne mon-trait aucun signe de nervosité ; au contraire, un large sourire ne quittait pas ses lèvres. Dans son sac à main, en plus des bonbons, Nate remarqua une boîte de tranquillisants. Cela n’était sans doute pas sans rapport avec son calme. « 


  • Titre : La Station
  • Titre original : Stacja
  • Auteur : Jakub Szamalek
  • Éditeur : Éditions Métailié
  • Traduction : Kamil Barbarski
  • Nationalité : Pologne
  • Date de sortie en France : 2025
  • Date de sortie en Pologne : 2023

Page officielle : www.jakubszamalek.com

Résumé

Après des décennies d’une trêve fragile, le conflit latent entre les États-Unis et la Russie a repris de plus belle, sans qu’une issue soit en vue. Mais cette fois-ci, le théâtre de cette rivalité sera la Station spatiale internationale, avec pour toile de fond le décor spectaculaire de l’espace.
La commandante Lucy Poplaski, à la tête de l’équipage international, est chargée de déterminer la source d’une fuite d’ammoniac qui met toute la station en danger. Cependant, son enquête bouleverse la fragile confiance entre les équipages russes et occidentaux, et révèle de profondes fissures au sein même de l’équipe américaine.

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Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.


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