Un tueur à gages ordinaire : la double vie de Juanito Pérez
Dès les premières pages, Carlos Salem impose son protagoniste avec une efficacité redoutable. Juanito Pérez Pérez, la quarantaine approchante, moustache démodée et costume gris affaissé, incarne cette banalité urbaine qui le rend invisible aux yeux du monde. Cadre supérieur dans une multinationale le jour, il se métamorphose en Numéro Trois dès que sonne l’heure du contrat. Cette dichotomie ne relève pas du simple artifice narratif : elle constitue le cœur battant du roman. L’auteur argentin déploie son personnage comme un origami dont chaque pli révèle une nouvelle facette. L’homme falot de l’ascenseur qui tire deux balles dans le front d’un businessman arrogant est le même qui redoute l’appel téléphonique de son ex-femme, celui qui tremble davantage face à ses responsabilités paternelles que devant le canon de son pistolet.
Le génie de Salem réside dans cette inversion des valeurs qui structure l’ensemble de l’intrigue. Juanito maîtrise parfaitement les codes de son activité clandestine : les cabines téléphoniques précises, les instructions millimétrées, les changements de garde calculés. Il évolue dans cet univers avec une aisance mécanique, presque désabusée. Pourtant, cette assurance professionnelle s’effondre dès qu’il endosse son rôle de père divorcé. La phrase qui clôt le premier chapitre résonne comme un manifeste : « C’est facile d’être un tueur à gages. Ce qui est difficile c’est d’être père. » Cette confession brutale désamorce toute glorification du personnage et installe d’emblée une tonalité singulière, où l’humour noir côtoie une vulnérabilité touchante.
Salem construit ainsi un antihéros profondément humain, loin des archétypes du polar traditionnel. Juanito n’est ni un justicier tourmenté ni un sociopathe fascinant. Il incarne plutôt cette médiocrité existentielle qui caractérise tant de vies contemporaines, avec cette particularité que son métier consiste à donner la mort. Cette approche désacralise la figure du tueur à gages tout en questionnant les masques que chacun porte au quotidien. Le lecteur découvre un homme qui navigue entre deux identités incompatibles, conscient que l’une comme l’autre lui échappent partiellement, prisonnier d’une double vie où aucune des deux n’offre de refuge véritable.
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Le camp de nudistes comme métaphore de la vulnérabilité
Le choix du cadre opéré par Salem relève d’une audace narrative remarquable. Envoyer un tueur à gages en mission dans un camping nudiste sur la côte espagnole transforme le décor en élément dramaturgique essentiel. Ce lieu où toute apparence se trouve littéralement dépouillée devient le terrain idéal pour explorer les thématiques de l’authenticité et du mensonge. Juanito, habitué à se fondre dans la masse grâce à ses déguisements et sa physionomie ordinaire, se retrouve soudain privé de tous ses artifices. La nudité imposée par les lieux agit comme un révélateur impitoyable : impossible de dissimuler une arme, difficile de maintenir une identité factice quand le corps lui-même devient carte d’identité.
L’ironie de la situation ne manque pas de sel. Voilà un homme dont la survie dépend du camouflage, contraint d’évoluer dans un espace où l’exposition est la règle. Salem joue habilement de ce paradoxe pour créer un suspense d’une nature inhabituelle. La tension ne naît pas uniquement des dangers extérieurs mais de cette mise à nu psychologique que le décor impose à son protagoniste. Chaque rencontre prend une dimension particulière dans cet environnement où les conventions sociales basculent. Le camping devient ainsi une scène de théâtre absurde où se croisent l’ex-femme de Juanito accompagnée de son nouvel amant, un ami d’enfance mutilé par sa faute, et d’autres figures qui ramènent le héros face à son passé. La nudité physique force une nudité émotionnelle que le personnage ne peut plus éluder.
Salem tire de ce contexte une réflexion plus profonde sur l’impossibilité d’échapper à soi-même. Le camp nudiste fonctionne comme une bulle hors du temps où les masques tombent, où les identités se télescopent. Dans ce microcosme estival, Juanito découvre qu’on ne peut simultanément accomplir sa mission et préserver son humanité. L’environnement contraint le tueur professionnel à redevenir simplement un homme, un père, un ex-mari. Cette géographie symbolique transforme le roman policier en fable existentielle, prouvant que les frontières entre les genres peuvent se dissoudre aussi facilement que les conventions vestimentaires dans ce lieu singulier où tout le monde nage, effectivement, sans pouvoir éviter de se mouiller.
Entre violence professionnelle et tendresse paternelle
La force du roman réside dans cette oscillation permanente entre deux pôles apparemment inconciliables. Salem orchestre avec finesse le ballet des priorités de son protagoniste, qui exécute un contrat avec la froideur d’un professionnel accompli avant de trembler devant l’appel téléphonique de son ex-femme Leticia. Ces premières vacances en solitaire avec ses enfants représentent pour Juanito un défi bien plus vertigineux que n’importe quelle mission. L’auteur dévoile ainsi les failles d’un homme qui maîtrise parfaitement l’art de donner la mort mais se sent démuni face aux responsabilités affectives. Cette tension entre compétence létale et maladresse sentimentale irrigue l’ensemble du récit, créant une dynamique narrative singulière où le danger véritable ne provient pas toujours de là où on l’attend.
Le personnage de Leticia cristallise cette dualité déchirante. Leurs échanges téléphoniques révèlent un homme qui autrefois savait dire non, qui possédait de l’ambition, avant que la routine et une certaine forme de renoncement n’érodent leur couple. Les sarcasmes de l’ex-épouse concernant les livraisons urgentes de couches ou de compresses sonnent comme des coups portés à une virilité déjà fragilisée. Salem construit là un portrait nuancé d’une masculinité écorchée, coincée entre la brutalité de son métier clandestin et l’incapacité à préserver ce qui comptait vraiment. Le divorce apparaît comme la conséquence logique de cette schizophrénie existentielle, preuve qu’on ne peut durablement compartimenter violence et tendresse sans que l’une ne contamine l’autre.
Les enfants de Juanito, bien que peu présents physiquement dans les premières pages, occupent tout l’espace mental du protagoniste. Ils représentent ce qu’il a de plus précieux et simultanément ce qui lui échappe le plus. L’urgence de la mission se heurte à l’urgence paternelle, et c’est dans cette collision que Salem installe son héros au bord du gouffre. Le roman explore ainsi cette question universelle : peut-on être un bon père quand on est un mauvais homme ? Ou inversement, la capacité d’aimer ses enfants rachète-t-elle les crimes commis ailleurs ? L’auteur se garde bien d’apporter des réponses définitives, préférant maintenir son personnage dans cet entre-deux inconfortable qui fait toute sa vérité humaine.
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Le poids du passé : retrouvailles et culpabilité
Le camping nudiste se transforme rapidement en un théâtre des spectres où le passé rattrape Juanito avec une cruauté implacable. Salem orchestre ces rencontres comme autant de coups de théâtre qui déstabilisent son protagoniste. Tony, l’ami d’enfance devenu obèse et unijambiste, portant un bandeau sur l’œil, surgit tel un reproche vivant. Cette réapparition inattendue fonctionne comme un miroir déformant tendu au héros : voilà ce qu’il a laissé dans son sillage, un homme mutilé dont il porte la responsabilité. L’auteur distille les informations avec parcimonie, créant un malaise grandissant autour de cette amitié brisée. Tony, qui a reconstruit sa vie et amassé une fortune grâce à ses inventions, ne semble pas nourrir de ressentiment apparent, ce qui rend la situation encore plus insoutenable pour Juanito.
La présence de Sofia, la jeune fiancée de Tony, ajoute une couche supplémentaire de complexité. Salem la dépeint comme une lame effilée sous une enveloppe parfaite, une femme dont la nudité évoque davantage une arme qu’une vulnérabilité. Le regard de Juanito sur elle traduit cette vigilance professionnelle qui ne le quitte jamais, même face à un corps désirable. Cette rencontre réveille chez le protagoniste une conscience aiguë de sa propre monstruosité, ou du moins de sa normalité déviante. Il mesure l’écart entre Tony qui s’épanouit dans un bonheur naïf auprès d’une femme dangereuse, et lui-même qui a sacrifié sa famille pour un métier qui l’a vidé de toute substance. La Mercedes qui appartenait autrefois à Leticia et roule désormais pour Tony tisse un lien supplémentaire entre ces vies entremêlées, comme si le destin s’amusait à créer des coïncidences accablantes.
Ces retrouvailles forcent Juanito à confronter une vérité qu’il a longtemps esquivée : son passé n’est pas une collection d’événements révolus mais une chaîne de conséquences qui le poursuit. Salem utilise ces rencontres pour explorer la culpabilité non comme un sentiment paralysant mais comme un moteur narratif qui pousse son personnage vers une forme de lucidité. Le camp devient ainsi un purgatoire estival où chaque visage familier rappelle à l’antihéros qu’on ne peut éternellement fuir ce qu’on a été, qu’on ne peut nager indéfiniment sans accepter d’être mouillé par les remous de son propre sillage.
L’absurde et le burlesque dans le polar espagnol
Salem insuffle à son récit une tonalité résolument espagnole qui rappelle les grandes heures du polar méditérranéen. L’humour noir traverse le roman comme un courant souterrain, explosant en surface dans des situations qui oscillent entre le grotesque et le tragique. La scène d’ouverture dans l’ascenseur en constitue l’exemple parfait : l’homme au complet bleu, avec ses bagues dorées et son havane, incarne cette arrogance de classe qui mérite punition. Quand il sort son briquet en or pour offrir du feu à ce qu’il croit être un pauvre type, il scelle son destin sans le savoir. Le contraste entre sa condescendance affichée et les deux trous rouges qui apparaissent ensuite sur son front crée un décalage saisissant, presque comique dans sa brutalité. Salem maîtrise cet art délicat qui consiste à faire sourire le lecteur tout en le maintenant dans l’inconfort.
L’absurde imprègne également les mécanismes du métier de tueur tels que l’auteur les présente. Les codes téléphoniques, les surnoms numériques, les instructions millimétrées qui prévoient jusqu’aux changements de garde des gardiens : tout ce protocole bureaucratique appliqué au meurtre produit un effet burlesque inattendu. La voix distinguée et ondulante de la femme qui décroche quand Juanito appelle pour signaler qu’un « colis a été livré » transforme l’assassinat en simple transaction commerciale. Cette désacralisation de la violence, loin de la banaliser, en révèle l’absurdité fondamentale. Salem déploie un univers où le crime organisé fonctionne comme n’importe quelle entreprise, avec ses urgences de dernière minute qui viennent gâcher les vacances familiales prévues de longue date.
Le soleil méditerranéen qui baigne Madrid puis la côte espagnole ajoute une dimension supplémentaire à cette atmosphère si particulière. La lumière crue du sud dévoile sans pitié les corps nus du camping, les Mercedes d’occasion, les ambitions déchues et les rêves fanés. Cette géographie solaire contraste avec l’obscurité morale des personnages, créant une dissonance qui amplifie le sentiment d’étrangeté. Salem convoque l’esprit picaresque de la littérature espagnole tout en le transposant dans un contexte contemporain où les flibustiers ont été remplacés par des cadres supérieurs qui tuent entre deux réunions. Cette alchimie entre tradition et modernité, entre gravité et dérision, confère au roman une saveur singulière qui le distingue dans le paysage du polar européen.
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La quête d’identité au cœur du roman noir
Au-delà des artifices du thriller, Salem tisse une interrogation existentielle qui traverse chaque page du roman. Juanito Pérez Pérez incarne cette fragmentation identitaire contemporaine poussée à son paroxysme. Qui est-il vraiment ? Le cadre supérieur effacé au complet gris affaissé, le Numéro Trois qui exécute les contrats avec une efficacité glaciale, le père divorcé maladroit qui redoute les vacances avec ses enfants, ou encore ce capitaine pirate d’un passé révolu ? Salem refuse la facilité d’une identité unifiée et stable. Son protagoniste est tout cela simultanément, et c’est précisément cette multiplicité qui le déchire. L’auteur explore ainsi cette question fondamentale : sommes-nous la somme de nos actes ou existe-t-il un noyau intérieur qui résiste à nos propres contradictions ?
La tension narrative naît de cette impossibilité croissante à maintenir les cloisons étanches entre ces différentes vies. Le camping nudiste agit comme un creuset où toutes ces identités se heurtent, se contaminent, menacent de s’annuler mutuellement. Juanito découvre qu’il ne peut plus compartimenter son existence avec la rigueur qui lui a permis de survivre jusque-là. Chaque rencontre ébranle un peu plus l’édifice fragile de sa double vie. Leticia avec son nouvel amant lui rappelle l’homme qu’il a cessé d’être, celui qui avait de l’ambition et savait dire non. Tony renvoie à un passé de violence dont il porte la responsabilité. Ses enfants exigent une présence qu’il ne sait comment incarner. Salem construit méticuleusement cette convergence des temporalités et des facettes de son héros jusqu’au point de rupture.
Le roman soulève également cette interrogation vertigineuse : peut-on choisir qui l’on veut être, ou sommes-nous condamnés à subir l’accumulation de nos choix passés ? Juanito pressent que l’heure est venue de trancher, de décider quelle version de lui-même mérite de survivre. Cette quête d’authenticité dans un univers fondé sur le mensonge et la dissimulation donne au récit une profondeur qui transcende les conventions du genre. Salem prouve qu’un polar peut questionner la nature même de l’identité sans perdre en tension narrative, que la philosophie peut se glisser entre deux balles tirées à bout portant, que la littérature noire peut éclairer les zones d’ombre de la psyché humaine avec autant de pertinence qu’un roman dit littéraire.
L’amour et la rédemption face à la fatalité
La trajectoire de Juanito trace une ligne tendue entre damnation et possibilité de rachat. Salem introduit dans son dispositif narratif une figure féminine mystérieuse qui va contraindre le protagoniste à affronter les dangers de l’amour, ce territoire bien plus périlleux pour lui que n’importe quel contrat. Cette jeune femme surgit comme une promesse de rédemption, un pont fragile jeté vers une humanité que Juanito croyait avoir perdue. L’auteur manie avec habileté ce motif classique du polar sans jamais verser dans le sentimentalisme facile. L’amour apparaît ici comme une épreuve supplémentaire, un risque que le tueur à gages n’avait pas anticipé et pour lequel aucune instruction ne l’a préparé. Cette rencontre force le héros à se demander s’il reste en lui quelque chose de suffisamment intact pour mériter d’être aimé.
Le roman pose alors cette question vertigineuse : la rédemption est-elle seulement possible pour un homme qui a fait de la mort son métier ? Salem évite soigneusement les facilités du jugement moral pour explorer les nuances d’un parcours vers une hypothétique salvation. Juanito ne cherche pas tant à se faire pardonner qu’à comprendre comment il en est arrivé là, comment l’accumulation des compromis l’a conduit à cette double vie qui ne lui appartient plus vraiment. Le poids de ses actes passés pèse comme une fatalité, et pourtant l’auteur laisse entrevoir des fissures dans ce déterminisme. L’urgence de sauver les siens, qu’il s’agisse de ses enfants ou d’autres personnes qu’il découvre menacées, réveille chez lui des instincts protecteurs enfouis sous des années de professionnalisme meurtrier.
Cette tension entre libre arbitre et destin irrigue l’ensemble du récit. Le vieil adage du maître de Juanito résonne comme une sentence inéluctable : il est impossible de nager sans se mouiller. Salem suggère qu’on ne peut traverser l’existence sans porter les traces de ce qu’on a vécu, fait et détruit. Mais cette fatalité n’exclut pas la possibilité du choix, même tardif, même désespéré. Le protagoniste comprend progressivement que sa survie importe moins que celle de comprendre qui il veut être s’il survit. Cette prise de conscience transforme le thriller en méditation sur la responsabilité individuelle et la capacité de l’être humain à dévier de sa trajectoire, même lorsque tout semble l’avoir déjà condamné.
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La subversion joyeuse des archétypes du roman noir
Carlos Salem accomplit avec ce roman un exercice d’équilibriste remarquable, empruntant au polar ses structures narratives tout en les détournant vers des territoires inattendus. Le cadre du camping nudiste constitue à lui seul une subversion des décors traditionnels du roman noir. Là où le genre privilégie généralement les ruelles sombres, les bars enfumés ou les bureaux feutrés, Salem choisit la lumière crue du soleil méditerranéen et l’exposition totale des corps. Cette inversion géographique entraîne une refonte complète des mécanismes du suspense. La menace ne se cache plus dans l’ombre mais circule à visage découvert, et la vulnérabilité du héros ne provient pas d’ennemis tapis dans l’obscurité mais de sa propre incapacité à maintenir ses masques habituels.
L’auteur manipule également les archétypes du genre avec une intelligence malicieuse. Son tueur à gages ne correspond en rien au professionnel froid et calculateur qu’on attend. Juanito est un homme ordinaire qui se trouve être tueur, et non l’inverse. Cette distinction fondamentale bouleverse la perspective habituelle. Salem refuse la glorification de la violence ou la fascination morbide pour le crime organisé. Il préfère explorer les conséquences psychologiques et affectives d’une telle double vie, transformant son thriller en roman de mœurs où la question centrale n’est pas « qui va mourir ? » mais « comment peut-on vivre ainsi ? ». Le roman fonctionne autant comme une analyse des mécanismes de dissociation mentale que comme un récit d’action et de suspense.
La fusion des genres opérée par Salem enrichit considérablement la lecture. Le polar côtoie la comédie noire, la fable existentielle dialogue avec le thriller, l’humour burlesque se mêle aux méditations philosophiques. Cette hybridation ne produit jamais de cacophonie mais compose au contraire une symphonie narrative où chaque tonalité trouve sa place. Le titre lui-même résume cette ambition : adapter un proverbe populaire pour en faire une métaphore existentielle qui transcende les limites du roman de genre. Salem prouve qu’on peut respecter les codes du polar tout en les dépassant, qu’on peut offrir au lecteur le plaisir de l’intrigue sans sacrifier la profondeur de la réflexion. Cette œuvre s’inscrit ainsi dans cette lignée d’auteurs qui ont démontré que la littérature noire pouvait être simplement de la littérature, sans qualificatif restrictif.
Mots-clés : polar argentin, tueur à gages, double identité, humour noir, roman méditerranéen, quête existentielle, Carlos Salem
Extrait Première Page du livre
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Les miroirs de l’ascenseur nous répètent à l’infini et créent une multitude de clones à partir des quatre personnes qui l’occupent. C’est un ascenseur moderne, comme l’immeuble, et il y a un instant, quand nous sommes montés, l’homme au complet bleu et moi, au quatorzième étage, ces images m’ont rappelé un truc de fête foraine, un truc cruel, car, au lieu de nous déformer, l’excellente qualité optique des miroirs nous renvoie une parfaite image de nous-mêmes. Et ça fait mal.
Au douzième étage, la cabine s’est arrêtée et la femme et sa photocopie en réduction sont entrées, la même arrogance en deux tailles différentes. La Mère (parce que c’était une Mère avec majuscule) explique à sa fille ce qu’elle doit et ne doit pas faire quand elles viennent voir papa dans son bureau. Elle allonge le mot bureau après m’avoir regardé, car ce qu’elle voit confirme ma condition de sous-fifre probable du respectable papa. Elle voit un homme approchant de la quarantaine, moustache anachronique et cheveux plaqués pour cacher une éventuelle calvitie. Un homme un peu voûté, comme s’il attendait le prochain coup ou se remettait du dernier.
Pas pathétique.
Juste banal.
Un homme qui aurait pu être pas mal si au lieu de cette expression bovine et bonasse il avait montré un peu plus de fierté, une pointe d’ambition, une étincelle de gaieté.
Je porte un complet gris pas trop usé encore. En fait, je ne l’ai mis qu’une douzaine de fois. Mais on voit bien que, comme moi, il s’est prématurément affaissé. Pour cette raison, la Mère, qui s’écrie que la petite a oublié quelque chose dans le bureau de papa, me regarde comme si elle se disait que ma fatigue médiocre d’employé probable d’une de ces entreprises n’est rien en comparaison de ce que doit accomplir une Mère. Je n’entends pas ce qu’elle dit, mais l’homme au complet bleu, l’autre homme, hoche la tête d’un air chevaleresque et arrête l’ascenseur d’un geste qui dépend moins de son doigt sur le bouton, que de l’autorité qui en émane. Puis, il l’actionne à nouveau et nous remontons.
Il ne m’a pas consulté. «
- Titre : Nager sans se mouiller
- Titre original : Matary guardar la ropa
- Auteur : Carlos Salem
- Éditeur : Actes Sud
- Traduction : Danielle Schramm
- Nationalité : Argentine
- Date de sortie en France : 2010
- Date de sortie en Argentine : 2008
Page officielle : elhuevoizquierdodeltalento.blogspot.com
Résumé
Juanito Pérez Pérez mène une double vie improbable : cadre supérieur effacé dans une multinationale le jour, tueur à gages professionnel sous le nom de Numéro Trois le reste du temps. Alors qu’il s’apprête à partir en vacances avec ses enfants pour la première fois depuis son divorce, il reçoit un contrat de dernière minute. La mission l’oblige à surveiller une future victime dans un camping nudiste sur la côte espagnole, et la voiture à identifier appartient à son ex-femme Leticia.
Dans ce lieu où toute dissimulation devient impossible, Juanito voit son passé resurgir de toutes parts : Leticia accompagnée de son nouvel amant, Tony, l’ami d’enfance qu’il a mutilé, des rivaux au sein de sa propre organisation, et une mystérieuse jeune femme qui le pousse à affronter les dangers de l’amour. Entre l’urgence de protéger les siens et le besoin de comprendre qui il est vraiment, le protagoniste découvre qu’il est temps de choisir quelle version de lui-même mérite de survivre, en acceptant enfin qu’il est impossible de nager sans se mouiller.

Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.






































