Ruth Ware tisse un thriller entre mémoire et doute dans « Dans l’ombre d’April »

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Dans l'ombre d'April de Ruth Ware

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Une structure narrative en miroir

Ruth Ware orchestre dans « Dans l’ombre d’April » un ballet temporel qui ne doit rien au hasard. Le récit oscille entre deux époques distinctes – le « Avant » d’une jeunesse estudiantine à Oxford et l' »Après » d’une existence édimbourgeoise marquée par la grossesse et l’inquiétude – créant ainsi un effet de résonance qui amplifie progressivement la tension narrative. Cette architecture temporelle fonctionne comme un système d’échos : chaque fragment du passé projette son ombre sur le présent, chaque scène contemporaine trouve son reflet inversé dans les souvenirs universitaires. L’auteure ne se contente pas d’alterner mécaniquement les chapitres ; elle tisse entre eux des correspondances subtiles, des parallèles troublants qui obligent le lecteur à reconsidérer constamment ce qu’il vient de découvrir.

Cette construction en miroir produit un effet de vertige particulièrement efficace. Le lecteur se trouve placé dans une position d’équilibriste, contraint de naviguer entre deux Hannah distinctes : la jeune étudiante éblouie par le prestige d’Oxford et la femme enceinte rongée par le doute. La rupture entre ces deux incarnations du même personnage génère une tension psychologique qui traverse l’ensemble du roman. Les chapitres du passé révèlent progressivement les fondations d’un édifice qui s’est depuis effondré, tandis que ceux du présent exposent les conséquences durables d’événements dont on ne connaît pas encore tous les détails.

L’efficacité de ce dispositif narratif repose sur sa capacité à créer une forme d’ironie dramatique sophistiquée. Le lecteur perçoit les signes avant-coureurs de la catastrophe dans les scènes universitaires, tout en mesurant leur impact dévastateur dans les chapitres contemporains. Cette double perspective transforme chaque détail apparemment anodin du passé en potentiel indice, chaque rencontre innocente en préfiguration d’un désastre à venir. Ware maîtrise l’art du dosage : elle distille l’information avec parcimonie, révélant juste assez pour maintenir l’intérêt sans jamais céder à la facilité d’une exposition trop explicite.

Le choix de cette structure permet également d’explorer la nature même de la mémoire et sa fiabilité douteuse. Les souvenirs d’Hannah ne se présentent pas comme des vérités gravées dans le marbre, mais comme des reconstructions mouvantes, teintées par le traumatisme et le passage du temps. Cette fragilité mémorielle devient un ressort narratif essentiel, introduisant une ambiguïté qui contamine l’ensemble du récit et force le lecteur à questionner la véracité de ce qui lui est raconté.

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Le poids du passé universitaire

Pelham College s’impose d’emblée comme bien davantage qu’un simple décor. Ruth Ware capture avec une acuité remarquable l’atmosphère si particulière d’Oxford, cette institution vénérable où se mêlent traditions séculaires et ambitions juvéniles. Les descriptions évoquent un univers clos, presque médiéval, avec ses quadrangles pavés, ses escaliers de pierre usée et ses rituels codifiés qui confèrent à l’expérience étudiante une dimension quasi initiatique. L’auteure saisit également les contradictions inhérentes à cet environnement : derrière le prestige et le raffinement apparent se dessinent des hiérarchies sociales implacables, des rapports de pouvoir qui reproduisent les inégalités du monde extérieur sous couvert d’excellence académique.

Hannah Jones incarne parfaitement cette tension entre émerveillement et aliénation. Issue d’un milieu modeste de la côte sud anglaise, elle débarque à Pelham avec le sentiment d’avoir décroché un billet pour un monde qui ne lui était pas destiné. Ware explore avec finesse ce syndrome de l’imposteur qui mine les étudiants boursiers dans les institutions d’élite. Les détails comptent : le vocabulaire qu’il faut maîtriser, les codes vestimentaires implicites, la familiarité désinvolte avec laquelle certains évoluent dans un univers où d’autres se sentent en perpétuel examen. Cette observation sociale enrichit le roman d’une dimension qui dépasse le simple thriller psychologique pour interroger les mécanismes de reproduction des privilèges.

Le contraste entre les personnages amplifie cette exploration des disparités. April Clarke-Cliveden, avec son allure de gravure de mode et son héritage familial confortable, semble née pour occuper ces salons lambrissés. Ryan Coates apporte une voix dissonante, celle d’un étudiant du Nord qui refuse de renier ses origines prolétaires. Ces trajectoires différentes se croisent dans l’espace confiné de Pelham, générant des frictions qui nourrissent le récit. L’auteure évite le piège de la caricature en conférant à chaque personnage une complexité qui empêche toute lecture manichéenne de leurs interactions.

Ce passé universitaire fonctionne également comme une chambre de résonance émotionnelle. Les amitiés qui se nouent dans ce contexte possèdent une intensité particulière, fruit de la proximité forcée, de l’éloignement familial et de cette période charnière entre adolescence et âge adulte. Mais Ware montre aussi comment cet environnement peut devenir toxique : la compétition académique, la promiscuité, l’alcool et les dynamiques de groupe créent un terrain propice aux dérives. Le roman suggère que certaines institutions, par leur structure même et leurs traditions, peuvent involontairement favoriser des comportements problématiques tout en cultivant une culture du silence qui les protège.

Entre fascination et ressentiment : anatomie d’une relation toxique

Au cœur du roman bat la relation entre Hannah et April, alliance improbable qui défie toute logique sociale. Ruth Ware refuse les schémas convenus de la rivalité féminine pour dresser le portrait d’une amitié aussi authentique qu’ambivalente. April n’est ni la garce superficielle ni l’ange tragique que l’on pourrait attendre : elle oscille entre générosité spontanée et cruauté désinvolte, capable d’offrir à Hannah un rouge à lèvres hors de prix tout en la humiliant publiquement. Cette instabilité émotionnelle transforme leur cohabitation en montagnes russes affectives où l’admiration côtoie l’exaspération, où la gratitude se mêle au ressentiment.

L’auteure capte avec justesse les dynamiques de pouvoir qui traversent cette relation déséquilibrée. April possède tout ce qu’Hannah n’a pas : l’argent, la beauté, l’assurance naturelle de ceux qui n’ont jamais douté de leur place dans le monde. Pourtant, leur amitié ne se réduit pas à cette asymétrie. Ware suggère qu’April puise quelque chose d’essentiel dans la présence d’Hannah, peut-être une forme d’authenticité qui fait défaut à son existence dorée. Les scènes où elles partagent leur intimité – conversations nocturnes, fous rires complices, confidences arrachées – révèlent une connexion véritable qui transcende les différences de classe.

Emily Lippman apporte un contrepoint nécessaire à cette dyade fusionnelle. Mathématicienne brillante et frontale, elle incarne une forme d’amitié féminine moins passionnelle mais plus stable. Son pragmatisme tranche avec l’intensité dramatique du lien entre Hannah et April. À travers ces trois femmes aux tempéraments distincts, le roman explore différentes modalités de la sororité estudiantine : l’amitié-tornade qui consume tout sur son passage, et celle, plus discrète, qui s’ancre dans le respect mutuel et la constance.

La mort d’April jette rétrospectivement une lumière crue sur ces relations. Hannah se retrouve hantée non seulement par la perte de son amie, mais aussi par l’ambiguïté de leurs sentiments réciproques. Les non-dits, les jalousies refoulées, les petites trahisons ordinaires acquièrent un poids insupportable une fois qu’il devient impossible de les réparer. Ware touche ici quelque chose d’universel : comment composer avec l’imperfection de nos affections quand la mort fige pour toujours leur complexité, ne laissant que des questions sans réponses et une culpabilité diffuse qui s’insinue dans chaque souvenir.

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Tension psychologique et ambiguïté

Ruth Ware déploie son suspense selon une mécanique d’horlogerie qui privilégie l’angoisse sourde à l’horreur spectaculaire. Le malaise s’installe par touches successives, détails apparemment anodins qui prennent rétrospectivement une coloration inquiétante. La figure de John Neville incarne cette montée progressive de la menace : gardien du collège dont le comportement oscille entre maladresse sociale et intrusion délibérée, il matérialise cette zone grise où l’inconfort ne suffit pas encore à justifier l’alarme. L’auteure exploite habilement l’incertitude du lecteur, qui se demande si Hannah surinterprète des gestes innocents ou si elle minimise au contraire des signaux d’alerte légitimes.

Cette ambiguïté contamine l’ensemble du récit et constitue peut-être sa plus grande force. Ware refuse d’offrir des certitudes confortables, préférant maintenir ses personnages – et ses lecteurs – dans un état d’indétermination anxiogène. Les souvenirs d’Hannah se révèlent fragiles, modelés par le traumatisme et le temps écoulé. La narration épouse cette subjectivité vacillante sans jamais basculer dans la confusion : on suit le fil du récit tout en percevant ses zones d’ombre, ses omissions possibles, ses reconstructions suspectes. Cette instabilité narrative transforme la lecture en enquête où chaque élément doit être soupesé, évalué, mis en perspective.

Le roman interroge également la question de la culpabilité avec une subtilité appréciable. Hannah porte le poids d’un témoignage qui a scellé le destin d’un homme, mais la certitude qui l’habitait au moment du procès s’érode lentement sous l’effet du doute. L’arrivée du journaliste Geraint Williams agit comme un catalyseur, forçant l’héroïne à revisiter des événements qu’elle croyait avoir définitivement classés. Ware sonde ici un territoire psychologique particulièrement inconfortable : comment vivre avec la possibilité d’avoir commis une erreur aux conséquences irréparables ? Comment concilier la mémoire que l’on a d’une soirée avec les versions contradictoires qui émergent des années plus tard ?

La grossesse d’Hannah ajoute une strate supplémentaire à cette architecture de tensions. Son état physique vulnérable entre en résonance avec sa fragilité psychologique, créant une urgence particulière. Les rendez-vous médicaux, l’hypertension qui inquiète la sage-femme, le souci pour le bébé : autant d’éléments qui ancrent le thriller dans une corporalité palpable. L’auteure tisse ainsi plusieurs fils d’angoisse – celle liée au passé qui ressurgit, celle concernant la santé de l’enfant à naître, celle d’une vérité peut-être insupportable – pour composer une partition psychologique où les dissonances s’amplifient mutuellement.

Les non-dits d’une enquête

La mort de John Neville en prison déclenche une onde de choc qui va bien au-delà du simple épilogue judiciaire. Ruth Ware explore les conséquences d’une affaire criminelle qui refuse de se refermer proprement, laissant derrière elle des zones d’ombre persistantes. L’absence d’ADN du gardien sur le corps d’April, le silence troublant des témoins qui auraient dû entendre une lutte, les incohérences mineures qui s’accumulent : autant d’éléments que le procès avait balayés mais qui ressurgissent avec une insistance renouvelée. Le roman soulève une question dérangeante : une condamnation peut-elle reposer davantage sur la nécessité sociale de désigner un coupable que sur des preuves irréfutables ?

Le personnage de Geraint Williams incarne cette quête obstinée de vérité qui dérange l’ordre établi. Son apparition à la librairie, maladroite mais déterminée, confronte Hannah à une possibilité qu’elle a repoussée pendant des années. L’auteure évite de faire du journaliste un personnage univoque : ni héros intègre ni fouineur sans scrupules, il agit mû par un mélange de conviction sincère et d’ambition professionnelle. Ses questions réveillent des fantômes qu’Hannah croyait avoir enterrés, forçant une réévaluation douloureuse d’événements cristallisés dans une version officielle peut-être trop simple.

Ware interroge également les mécanismes institutionnels qui permettent qu’une enquête passe à côté de pistes alternatives. Le Pelham College apparaît en filigrane comme une entité plus préoccupée de préserver sa réputation que d’établir la vérité. La plainte pour harcèlement déposée contre Neville, glissée sous le tapis avant le drame, témoigne d’une culture du silence qui sacrifie volontiers la sécurité des étudiantes à l’image de l’institution. Cette dimension systémique enrichit le propos : le roman ne se contente pas d’explorer une erreur judiciaire possible, il dissèque les conditions structurelles qui la rendent envisageable.

Les retrouvailles virtuelles avec les anciens camarades – Emily qui répond à l’appel, Ryan diminué par son AVC, Hugh fidèle à Will – révèlent combien cette affaire a fragmenté le groupe. Chacun porte sa part de ce passé fracturé, ses propres angles morts, ses silences coupables. L’enquête informelle qui se dessine ne vise pas seulement à établir les faits, mais aussi à comprendre comment un collectif d’amis a pu laisser se produire une tragédie sans voir les signaux d’alarme. Cette autocritique collective, jamais formulée explicitement mais qui sourd de chaque échange, confère au récit une profondeur qui dépasse le cadre du simple whodunit.

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Maternité et résilience

La grossesse d’Hannah traverse le roman comme une promesse fragile suspendue au-dessus d’un abîme. Ruth Ware tisse un parallèle saisissant entre la vie qui germe et le passé qui refuse de mourir, entre l’espoir d’un nouveau départ et le poids des fantômes non exorcisés. Le ventre qui s’arrondit matérialise une vulnérabilité physique qui amplifie l’exposition psychologique de l’héroïne. Les consultations médicales, avec leurs mesures rituelles et leurs inquiétudes feutrées, ponctuent le récit d’une temporalité biologique qui contraste avec l’intemporalité oppressante du traumatisme. L’hypertension détectée par la sage-femme n’est pas qu’un détail médical : elle traduit dans le corps même d’Hannah le conflit entre son désir de tourner la page et l’impossibilité d’y parvenir.

L’attente d’un enfant reconfigure également la relation d’Hannah avec son environnement. Édimbourg devient un territoire à la fois refuge et prison, suffisamment éloigné d’Oxford pour offrir l’illusion d’un anonymat, mais jamais assez pour garantir une tranquillité définitive. La librairie où elle travaille incarne cette tentative de se construire une existence ordinaire, loin des projecteurs médiatiques et du statut de témoin clé dans une affaire criminelle. Ware capte avec justesse cette aspiration à la normalité qui anime les survivants de drames : le désir simple d’une vie banale, de conversations qui ne tournent pas autour d’une tragédie vieille de dix ans, d’une identité qui ne se réduise pas à un rôle dans le récit de la mort d’autrui.

Will, dans ce contexte, apparaît simultanément comme ancrage et rappel douloureux. Leur amour s’est construit sur les décombres du passé, née dans les semaines suivant la mort d’April, cimenté par un deuil partagé et une compréhension mutuelle de ce qu’ils ont traversé. Pourtant, cette histoire commune constitue aussi leur malédiction : ils ne peuvent s’aimer sans réveiller les ombres, ni construire un avenir sans affronter les zones grises de leur histoire. Le bébé à venir incarne l’espoir d’une génération vierge de ces souvenirs toxiques, mais aussi l’angoisse de transmettre malgré soi un héritage de secrets et de non-dits.

La résilience dont fait preuve Hannah ne relève pas de l’héroïsme spectaculaire mais d’une obstination discrète à continuer malgré tout. Elle travaille, elle aime, elle se prépare à devenir mère tout en portant le fardeau d’un doute qui mine ses certitudes passées. L’auteure refuse l’écueil du personnage féminin miraculeusement guéri par la maternité : Hannah reste marquée, fragilisée, capable de panique autant que de courage. Cette représentation nuancée d’une femme qui tente de se reconstruire sans nier ses blessures confère au roman une authenticité psychologique qui renforce son impact émotionnel.

Oxford : décor médiéval, dysfonctionnements modernes

L’université d’Oxford ne constitue pas un simple arrière-plan dans ce roman : elle s’impose comme une entité vivante, presque oppressante, dont l’architecture et les traditions façonnent les destins de ceux qui la traversent. Ruth Ware convoque la ville universitaire avec une précision qui évoque une familiarité intime, multipliant les détails sensoriels qui donnent chair à ce décor médiéval. Les quadrangles pavés résonnent sous les pas des étudiants, la pierre couleur miel change de teinte selon les heures du jour, les cloches de la chapelle scandent un temps qui semble échapper aux lois ordinaires. Cette géographie devient rapidement un labyrinthe mental où Hannah se perd autant qu’elle cherche à se trouver, où chaque escalier, chaque cloître porte la mémoire de quatre siècles d’érudition et d’excellence.

Pelham College incarne une microcosme particulièrement révélateur des contradictions oxfordiennes. Derrière la magnificence des salles lambrissées et l’élégance des rituels – les toges académiques, les dîners formels, les grâces récitées en latin – se dissimulent des rapports de pouvoir archaïques et des inégalités soigneusement préservées. L’auteure saisit cette tension entre modernité affichée et conservatisme structurel : on y croise des étudiants qui consultent Instagram entre deux versions latines, des professeurs qui perpétuent des traditions vieilles de plusieurs siècles tout en se targuant de progressisme intellectuel. Le collège fonctionne selon ses propres lois, cultivant une forme d’extraterritorialité qui le protège du monde extérieur et de ses normes.

Cette autonomie institutionnelle acquiert une dimension sinistre lorsqu’elle permet de camoufler des dysfonctionnements graves. La plainte pour harcèlement contre Neville, étouffée par souci de discrétion, illustre comment les grandes institutions peuvent privilégier leur réputation au détriment de la sécurité de leurs membres. Ware suggère que l’environnement clos de Pelham, avec ses règles tacites et sa culture du silence, a créé les conditions propices au drame. Les gardiens y jouissent d’une autorité ambiguë, à la fois serviteurs et surveillants, détenteurs de clés qui leur ouvrent tous les espaces privés. Cette proximité forcée entre personnel et étudiants, caractéristique du système collégial oxfordien, génère une promiscuité dont les dangers potentiels ne sont jamais vraiment pris en compte.

Le contraste avec Édimbourg accentue rétrospectivement l’étrangeté d’Oxford. La capitale écossaise offre à Hannah l’anonymat d’une grande ville, la possibilité de se fondre dans une foule qui ignore tout de son passé. Les ruelles médiévales, le château qui domine la ville, les parcs urbains : autant d’espaces ouverts qui contrastent avec le huis clos claustrophobique de Pelham. Pourtant, même à des centaines de kilomètres, Hannah ne parvient jamais complètement à s’extraire de l’emprise d’Oxford. La ville universitaire continue de projeter son ombre sur son existence, preuve que certains lieux marquent si profondément ceux qui les habitent qu’ils deviennent impossibles à quitter véritablement.

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L’héritage d’un drame : quand la vérité vacille

« Dans l’ombre d’April » se referme sur une interrogation vertigineuse plutôt que sur des certitudes apaisantes. Ruth Ware construit son dénouement non pas comme une résolution définitive, mais comme l’ouverture d’un gouffre qui engloutit les convictions patiemment échafaudées pendant dix ans. La mort de John Neville en prison aurait dû marquer un point final, permettre enfin aux survivants de tourner la page. Au lieu de quoi, elle déclenche une remise en question qui contamine rétrospectivement l’ensemble du récit. L’auteure refuse au lecteur le confort d’une vérité univoque, préférant explorer ce territoire inconfortable où les faits établis se révèlent plus poreux qu’on ne voudrait l’admettre.

Cette instabilité touche au cœur même de notre rapport à la mémoire et au témoignage. Hannah a vécu pendant une décennie avec la certitude d’avoir vu juste, d’avoir identifié le coupable, d’avoir contribué à rendre justice à April. L’irruption du doute ne se contente pas d’ébranler cette conviction : elle fracture l’identité même qu’elle s’est construite dans l’après-drame. Qui est-elle si son témoignage était erroné ? Comment vivre avec la possibilité d’avoir envoyé un innocent en prison ? Ware explore ces questions sans jamais basculer dans le mélodrame, maintenant une tension psychologique qui serre progressivement son étau autour de l’héroïne. Le roman suggère que certaines erreurs, si elles sont avérées, excèdent notre capacité à les réparer ou même à les assumer pleinement.

L’œuvre interroge également notre besoin collectif de récits clos et de coupables clairement identifiés. Les incohérences qui émergent – l’absence d’ADN, les silences inexpliqués, les versions contradictoires – ont toujours été présentes dans le dossier, mais l’urgence de conclure l’affaire les a reléguées au second plan. La société, semble dire l’auteure, préfère parfois une mauvaise réponse à l’absence de réponse, une culpabilité discutable au vertige de l’incertitude perpétuelle. Cette critique du système judiciaire et médiatique s’inscrit en filigrane sans jamais prendre le pas sur la dimension intimiste du récit. Ware parvient à tisser ensemble le thriller psychologique et la réflexion sociale sans que l’un n’affaiblisse l’autre.

Le titre même du roman prend alors tout son sens : Hannah a toujours vécu dans l’ombre d’April, cette amie morte dont la présence fantomatique a dicté chaque choix, chaque crainte, chaque tentative de reconstruction. Mais cette ombre portée pourrait bien être celle d’une vérité alternative, d’une version des événements que personne n’a voulu voir ou entendre. En refusant de livrer une conclusion définitive, Ruth Ware transforme son thriller en méditation troublante sur nos angles morts, nos certitudes fragiles et notre difficulté à accepter que certaines questions resteront peut-être à jamais sans réponse. Le roman s’achève ainsi sur une note qui continuera de hanter le lecteur bien après avoir refermé le livre, preuve que les meilleurs thrillers ne sont pas ceux qui résolvent tous les mystères, mais ceux qui nous apprennent à vivre avec leur persistance.

Mots-clés : Thriller psychologique, Oxford, Mémoire traumatique, Erreur judiciaire, Amitié toxique, Suspense universitaire, Doute et culpabilité


Extrait Première Page du livre

 » AVANT
Après coup, c’était l’image de la porte qui devait lui rester. Elle était ouverte, répéta-t-elle à la police. J’aurais dû me douter qu’il y avait un problème.

Elle aurait pu retracer chaque pas de son retour du bar à pied : les gravillons qui crissaient sous ses chaussures en traversant l’Old Quad, le Cherwell Arch, puis le raccourci illégal par la pénombre du Fellows’ Garden, à pas de loup sur la pelouse interdite, trempée de rosée. Il n’y avait pas besoin de pancartes : NE PAS MARCHER SUR L’HERBE à Oxford ; ce gazon demeurait le domaine réservé des professeurs et des boursiers depuis plus de deux cents ans, sans qu’il fût indispensable de rappeler cette règle élémentaire aux première année.

Ensuite, elle était passée devant les quartiers du directeur, et avait suivi le chemin qui faisait le tour du New Quad (qui avait près de quatre cents ans, mais tout de même cent de moins que l’Old Quad).

Puis elle était montée par l’escalier 7, quatre volées de marches en pierre usée, jusqu’en haut, où elles dormaient, April et elle, sur la gauche du palier, en face des appartements du Dr Myers.

La porte du Dr Myers était fermée, comme toujours. Mais l’autre porte, sa porte, était ouverte. C’était la dernière chose dont elle se souvenait. Elle aurait dû se douter qu’il y avait un problème.

Mais elle n’avait absolument rien soupçonné.

Elle ne savait ce qui s’était passé ensuite que par ce que les autres lui avaient raconté. Ses hurlements. Hugh qui était monté après elle, quatre à quatre. Le corps sans vie d’April, étalé sur le tapis de foyer, devant le feu, dans une pose presque théâtrale, à en croire les photos qu’elle avait vues.

Elle ne s’en souvenait pas par elle-même. À croire que son cerveau avait bloqué cette image et s’était refermé telle la mémoire d’un ordinateur qui plante : fichier corrompu – toutes les questions patientes des policiers ne la rapprochèrent jamais de l’instant où elle avait vu la scène.

Quelquefois, cependant, en pleine nuit, elle se réveille avec une image devant les yeux, une image qui ne correspond pas aux Polaroid granuleux du photographe de la police, avec les repères bien en vue sur chaque cliché, la lumière crue des projecteurs. Sur cette image, les lumières sont tamisées et les joues d’April sont encore roses, dernières traces de vie. Elle se voit traverser la pièce en courant, trébucher contre le tapis et tomber à genoux à côté du corps d’April, puis elle entend les hurlements.

Elle ne sait jamais s’il s’agit d’un souvenir ou d’un cauchemar – c’est peut-être un mélange des deux.

Quoi qu’il en soit, April est partie. « 


  • Titre : Dans l’ombre d’April
  • Titre original : The It Girl
  • Auteur : Ruth Ware
  • Éditeur : Fleuve Éditions
  • Traduction : Héloïse Esquié
  • Nationalité : Royaume-Uni
  • Date de sortie en France : 2024
  • Date de sortie en Royaume-Uni : 2022

Page officielle : ruthware.com

Résumé

Tout le monde voulait sa vie.
Quelqu’un voulait sa mort.
Il y a dix ans, Hannah a découvert le corps d’April, inerte, dans leur chambre du campus d’Oxford. La belle April, que tous adoraient et enviaient à la fois.
Depuis, son souvenir hante Hannah. Et alors que ses proches tentent de la libérer de sa culpabilité, l’annonce de la mort en prison du meurtrier d’April va la replonger dans le passé.
Entre les événements qui ont précédé cette soirée tragique et les incohérences de l’enquête, la jeune femme en est certaine : l’homme a été condamné à tort et le vrai coupable court toujours.
Hannah doit connaître la vérité, coûte que coûte.
Même si cela signifie douter de l’innocence de ses propres amis. Même si c’est au péril de sa vie.


Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.


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