« Chien 51 » : quand le polar rencontre la dystopie sociale

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Chien 51 de Laurent Gaudé

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L’univers dystopique de Magnapole

Dans « Chien 51 », Laurent Gaudé forge un monde où l’oppression s’est cristallisée en architecture urbaine. Magnapole surgit comme un organisme malade, compartimenté en trois zones qui dessinent une géographie impitoyable de l’inégalité. Cette cité tentaculaire fonctionne tel un corps social écorché, où chaque district révèle une strate différente de l’humanité : les privilégiés de la zone 1 baignent dans une opulence protégée, tandis que la zone 3 croupit sous les pluies acides et la violence quotidienne. Entre ces extrêmes, la zone 2 maintient l’illusion d’une classe moyenne préservée, abritée sous son dôme climatique comme sous une bulle de déni.

L’auteur déploie cette topographie avec une précision d’arpenteur, transformant chaque avenue en ligne de fracture sociale. Les check-points ne sont plus de simples barrières administratives mais des frontières ontologiques qui définissent l’essence même des individus selon leur lieu de résidence. Cette ségrégation spatiale devient le personnage invisible qui orchestre toutes les interactions, créant un système où la mobilité géographique équivaut à une transmutation sociale quasi impossible.

La corporation GoldTex règne sur cet ensemble comme une divinité moderne, substituant l’État par l’entreprise dans une mutation politique qui résonne avec troublante acuité. Cette entité tentaculaire a absorbé nations et citoyens, transformant les droits civiques en avantages salariaux et les citoyens en « cilariés ». Gaudé explore ainsi les dérives d’un capitalisme triomphant qui aurait avalé jusqu’à l’idée même de démocratie, créant un univers où l’appartenance politique se mesure en termes de productivité économique.

L’écosystème urbain lui-même porte les stigmates de cette déshumanisation : les pluies acides corrodent les façades, les tempêtes de grêle s’abattent avec une violence météorologique qui semble calquer la brutalité sociale. Cette nature dénaturée devient le miroir d’une civilisation qui a perdu tout équilibre, où même les éléments conspirent à maintenir les hiérarchies établies. Magnapole respire ainsi d’un souffle court et empoisonné, métropole-prison où l’horizon s’est rétréci aux dimensions d’un code-barres sur un badge d’accréditation.

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Chien 51 Laurent Gaudé
Le soleil des Scorta Laurent Gaudé
Zem Laurent Gaudé

Le système des zones et la stratification sociale

L’architecture sociale de Magnapole repose sur une hiérarchisation implacable qui transforme la géographie urbaine en échelle de valeurs humaines. Gaudé orchestre cette stratification avec une minutie d’entomologiste, révélant comment l’espace physique devient le révélateur cruel des destins individuels. La zone 1 incarne l’Olympe moderne, sanctuaire des élites où l’air même semble plus pur, tandis que la zone 3 s’étale comme un purgatoire industriel où s’entassent les déclassés de ce nouveau monde. Cette division tripartite fonctionne comme une machine à broyer l’espoir, chaque frontière rappelant aux habitants leur position dans cette pyramide sociale fossilisée.

Les contrôles aux check-points cristallisent toute la violence symbolique du système. Ces sas de décompression sociale ne se contentent pas de filtrer les flux humains ; ils ritualisent l’humiliation quotidienne, transformant chaque passage d’une zone à l’autre en épreuve initiatique. L’accréditation devient alors le sésame moderne, remplaçant les anciens titres de noblesse par des codes d’accès numériques. Gaudé saisit avec justesse cette bureaucratisation de l’exclusion, où l’apartheid technologique s’habille des oripeaux de la rationalité administrative.

La mobilité sociale, jadis moteur des espérances démocratiques, s’est muée en loterie cruelle orchestrée par le programme Destiny. Ce dispositif pervers entretient l’illusion du mérite tout en perpétuant les inégalités, offrant quelques ascensions spectaculaires pour mieux masquer l’immobilisme général. L’auteur explore cette mécanique avec une lucidité qui évite l’écueil de la caricature, montrant comment l’espoir lui-même devient instrument de domination. Les greffes Eternytox, récompenses ultimes réservées aux élus du système, incarnent cette promesse d’immortalité conditionnelle qui transforme la biologie en privilège de classe.

La langue elle-même porte les traces de cette mutation sociale : le néologisme « cilarié » fusion du citoyen et du salarié, révèle comment GoldTex a réussi à faire disparaître jusqu’au vocabulaire de la résistance. Cette novlangue corporate témoigne d’une colonisation des esprits qui dépasse la simple domination économique pour atteindre les structures mentales. Gaudé démontre ainsi comment l’oppression moderne ne se contente plus de contraindre les corps mais reformate les consciences, créant un totalitarisme soft qui avance masqué derrière les sourires des hôtesses d’accueil.

Zem Sparak : portrait d’un enquêteur singulier

Zem Sparak émerge des pages comme une figure d’une mélancolie saisissante, incarnation vivante des fractures de ce monde dystopique. Gaudé façonne en lui un personnage aux antipodes du détective traditionnel : ni brillant déducteur ni justicier implacable, mais homme brisé qui traîne ses blessures comme autant de chaînes invisibles. Son statut de « chien » – sobriquet donné aux enquêteurs de zone 3 – révèle d’emblée sa position dans cette hiérarchie sociale, créature domestiquée au service d’un système qui le méprise tout en l’utilisant. Cette condition d’entre-deux, ni vraiment victime ni complètement bourreau, confère au personnage une complexité qui évite les facilités manichéennes.

Le passé grec de Sparak constitue le noyau radioactif de sa personnalité, source d’une douleur qui irradie chaque geste et chaque pensée. L’auteur distille avec parcimonie les fragments de cette histoire personnelle, révélant progressivement comment la chute d’Athènes et l’absorption de la Grèce par GoldTex ont façonné cet homme désabusé. Sa consommation d’Okios, drogue qui lui permet de retrouver les images d’archives de sa patrie perdue, témoigne d’une addiction à la nostalgie qui transforme ses souvenirs en poison. Cette dépendance devient métaphore d’une génération entière d’exilés intérieurs, prisonniers de ce qu’ils ont été et incapables d’habiter pleinement ce qu’ils sont devenus.

L’enquête que mène Sparak se double d’une investigation sur lui-même, chaque indice révélé faisant écho à ses propres secrets enfouis. Gaudé tisse habilement ces deux trames, l’une policière, l’autre existentielle, créant un personnage dont la quête de vérité professionnelle devient quête de rédemption personnelle. Son obstination à élucider les meurtres dépasse la simple conscience professionnelle pour toucher à quelque chose de plus profond : le besoin impérieux de donner du sens à un monde qui semble en avoir perdu toute trace. Cette dimension quasi-métaphysique du personnage transforme chaque interrogatoire en confrontation avec ses propres démons.

La relation complexe qu’entretient Sparak avec Salia Malberg révèle une autre facette de sa personnalité, celle d’un homme capable encore d’émotions malgré les couches de cynisme qui l’enrobent. Leur tandem forcé par le système de verrouillage devient progressivement alliance choisie, témoignant d’une humanité résiduelle qui résiste à la déshumanisation ambiante. Gaudé évite ici l’écueil de la romance convenue pour explorer plutôt la possibilité d’une fraternité authentique dans un univers qui ne connaît plus que les rapports de force. Sparak incarne ainsi cette résistance passive mais tenace de ceux qui refusent de disparaître complètement, même quand le monde semble avoir renoncé à eux.

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La mécanique du polar dans un cadre futuriste

Gaudé maîtrise avec habileté les codes du roman policier tout en les transplantant dans un terreau futuriste qui les régénère. L’intrigue débute selon les canons classiques du genre : un corps mutilé découvert dans un terrain vague, des enquêteurs dépareillés contraints de collaborer, une série de meurtres aux modalités similaires. Pourtant, l’auteur subvertit rapidement ces conventions en injectant dans la mécanique policière les spécificités de son univers dystopique. Les analyses ADN deviennent détection de nano-signatures sur des greffes technologiques, les bases de données administratives révèlent les failles d’un système de castes digitalisé, et chaque indice porte en lui la trace de cette société stratifiée.

L’enquête progresse selon une logique d’emboîtement qui révèle progressivement l’ampleur de la corruption systémique. Ce qui commence comme une banale affaire crapuleuse – un possible trafic de greffes – se mue en révélation des rouages politiques les plus secrets. Gaudé orchestre cette montée en puissance avec une économie de moyens remarquable, chaque découverte ouvrant de nouveaux abîmes plutôt que d’apporter des réponses. La figure de Kanaka, notable influent progressivement acculé par les preuves, incarne cette résistance du pouvoir face à la vérité, transformant l’investigation policière en lutte des classes miniaturisée.

Les techniques d’enquête elles-mêmes portent l’empreinte de cette époque future : le verrouillage informatique qui force la collaboration inter-zones, les analyses biométriques qui trahissent les mensonges, la surveillance permanente qui transforme chaque citoyen en témoin potentiel. L’auteur évite l’écueil de la surenchère technologique pour se concentrer sur l’essentiel : comment ces outils modifient les rapports humains et les stratégies de dissimulation. Le travail de terrain traditionnel – interrogatoires, filatures, recoupements – coexiste avec ces moyens futuristes, créant un équilibre qui préserve la dimension humaine de l’enquête.

La résolution de l’affaire, si résolution il y a, s’avère moins importante que le processus d’investigation lui-même. Gaudé utilise la structure du polar comme véhicule pour explorer les mécanismes de domination sociale, transformant chaque rebondissement en révélation sociologique. L’énigme criminelle devient prétexte à radiographier une société malade, où le crime véritable réside moins dans les actes individuels que dans l’organisation collective de l’injustice. Cette subversion du genre policier témoigne d’une ambition littéraire qui dépasse le simple divertissement pour atteindre une forme de diagnostic social déguisé en thriller.

Mémoire et identité : les blessures du passé

La question mémorielle traverse « Chien 51 » comme un fleuve souterrain, irriguant chaque page d’une nostalgie toxique qui empoisonne autant qu’elle nourrit. Gaudé explore avec une acuité particulière cette pathologie de la mémoire qui frappe les déracinés, ces hommes et femmes arrachés à leur terre natale par les mutations géopolitiques. Le personnage de Sparak incarne parfaitement cette condition d’exilé intérieur, portant en lui les fantômes d’une Grèce engloutie dans les eaux troubles de la mondialisation économique. Son recours obsessionnel à l’Okios, cette drogue qui projette des images d’archives d’Athènes, révèle comment le passé peut devenir une addiction plus destructrice que libératrice.

L’effacement programmé des identités nationales au profit de l’appartenance corporatiste constitue l’un des ressorts les plus grinçants du roman. GoldTex ne se contente pas d’absorber les territoires ; elle digère les cultures, transformant les citoyens en cilariés dans une mutation linguistique qui révèle l’ampleur de la dépossession. Gaudé saisit avec justesse cette violence symbolique qui ne dit pas son nom, montrant comment l’uniformisation administrative détruit les particularismes sans bruit ni fracas. Le changement de nom de Sparakos en Sparak témoigne de cette amputation identitaire volontaire, stratégie de survie qui devient mutilation de l’être.

Les séquences de « vision-chimère » que vit Sparak sous l’emprise de la drogue offrent à l’auteur l’occasion d’explorer les mécanismes pervers de la culpabilité. Ces flashbacks hallucinatoires révèlent progressivement les zones d’ombre du passé du protagoniste, créant un jeu de miroirs troublant entre mémoire et réalité. Gaudé manie avec subtilité cette intrusion du refoulé, évitant les facilités de l’explication psychologique pour maintenir une ambiguïté fructueuse. Ces parenthèses oniriques fonctionnent comme autant de brèches dans le récit principal, créant une porosité entre présent et passé qui contamine la perception du lecteur.

La mémoire collective elle-même devient enjeu de pouvoir dans cette société dystopique où l’histoire s’écrit en temps réel selon les besoins du moment. Les événements passés subissent une réécriture permanente qui transforme la vérité historique en matériau malléable au service des dominants. Cette manipulation mémorielle, que Gaudé évoque sans la développer excessivement, résonne avec une actualité troublante où l’information devient arme de guerre cognitive. Le roman suggère ainsi que la première violence exercée sur les peuples n’est peut-être pas l’oppression physique mais l’aliénation de leur propre histoire, la confiscation de leur droit à se souvenir selon leurs propres termes.

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Les enjeux politiques et la critique du pouvoir

Dans « Chien 51 », Gaudé déploie une critique politique d’une remarquable acuité qui évite les pièges de la démonstration militante. L’auteur imagine un monde où la démocratie s’est muée en démocratie d’entreprise, substituant aux anciennes institutions républicaines les structures managériales de la corporation. Cette mutation ne s’opère pas dans la violence révolutionnaire mais par absorption progressive, processus d’autant plus insidieux qu’il emprunte le vocabulaire de la modernisation et de l’efficacité. GoldTex incarne cette nouvelle forme de totalitarisme soft qui gouverne par l’adhésion plutôt que par la contrainte, transformant l’oppression en service client et la soumission en avantage concurrentiel.

La figure de Jon Mafram, ancien dirigeant devenu opposant radical, cristallise les contradictions d’une résistance qui peine à trouver ses marques face à un pouvoir protéiforme. Gaudé explore avec finesse les dilemmes de celui qui retourne ses privilèges contre le système qui les lui a accordés, questionnant la légitimité morale de cette conversion tardive. Le mouvement BreakWalls, organisation clandestine dirigée par Mafram, illustre les apories de la contestation dans un univers où les anciens clivages politiques ont été dissous dans l’acide de la rationalité économique. Cette résistance spectaculaire mais isolée révèle l’ampleur du défi que représente l’opposition à un système qui a intégré jusqu’à ses propres critiques.

L’élection de Barsok face à Kanaka offre à l’auteur l’occasion de disséquer les mécanismes du populisme contemporain avec une prescience troublante. Gaudé montre comment les frustrations légitimes des déclassés peuvent être instrumentalisées par des candidats habiles qui promettent la reconnaissance sans remettre en cause les structures fondamentales. La campagne électorale devient théâtre d’illusions où s’affrontent deux versions du même projet de domination, l’une assumant ouvertement sa nature élitiste, l’autre la déguisant sous les oripeaux de la proximité sociale. Cette mise en scène démocratique révèle comment le pouvoir a appris à se régénérer en simulant sa propre contestation.

La corruption systémique qui gangrène l’enquête de Sparak et Malberg fonctionne comme métaphore de cette dégénérescence politique généralisée. Chaque tentative de révéler la vérité se heurte à des résistances qui dépassent la simple volonté de dissimuler un crime pour toucher aux fondements même de l’ordre établi. Gaudé suggère ainsi que dans cette société dystopique, la justice n’est plus qu’un rouage parmi d’autres de la machine de domination, instrument de légitimation plutôt que de régulation. Cette vision désenchantée évite cependant le piège du nihilisme en maintenant vivace la possibilité d’une résistance individuelle, incarnée par l’obstination de ses protagonistes à chercher malgré tout une vérité qui les dépasse.

Style et narration : entre réalisme et anticipation

Gaudé opère dans « Chien 51 » une synthèse stylistique remarquable qui réconcilie l’ancrage réaliste de ses précédents romans avec les exigences narratives de la science-fiction. L’auteur évite l’écueil de la surenchère technologique qui guette souvent le genre pour privilégier une écriture de la densité humaine, où chaque innovation futuriste trouve sa justification dans l’exploration psychologique des personnages. Son style, reconnaissable entre tous, conserve cette musicalité particulière qui caractérise son œuvre, cette façon unique de faire résonner les phrases comme autant d’échos d’une mélancolie universelle. La langue reste accessible sans jamais sombrer dans la facilité, créant un équilibre délicat entre lisibilité populaire et exigence littéraire.

La construction narrative multiplie les points de vue avec une maîtrise technique qui révèle la maturité de l’écrivain. Gaudé alterne entre la focalisation sur Sparak et les perspectives d’autres personnages, créant un kaléidoscope narratif qui enrichit la compréhension de l’univers sans jamais perdre le lecteur. Les passages consacrés à Ira Cuprack, narrés à la première personne, tranchent avec le reste du récit par leur intensité lyrique, révélant la capacité de l’auteur à moduler son registre selon les besoins dramatiques. Cette polyphonie narrative évite la monotonie tout en préservant l’unité tonale de l’ensemble, prouesse d’autant plus méritoire que le genre policier impose ses propres contraintes structurelles.

Les séquences de flashback, notamment celles qui explorent le passé grec de Sparak, s’intègrent organiquement au récit principal grâce à un travail subtil sur les transitions temporelles. Gaudé maîtrise l’art délicat de l’analepse, ces retours en arrière qui éclairent le présent sans interrompre la dynamique narrative. Les épisodes hallucinatoires liés à la consommation d’Okios offrent à l’auteur l’occasion de déployer une écriture plus expérimentale, mêlant réel et virtuel dans des pages d’une beauté plastique saisissante. Ces parenthèses oniriques fonctionnent comme des respirations poétiques dans un récit par ailleurs tendu vers l’action, révélant une fois encore la polyvalence stylistique de l’écrivain.

L’anticipation technologique reste mesurée, jamais gratuite, toujours au service de la réflexion sociale qui sous-tend l’œuvre. Gaudé ne cède pas à la fascination des gadgets futuristes pour se concentrer sur leurs implications humaines et politiques. Les innovations qu’il imagine – du dôme climatique aux greffes Eternytox – possèdent cette vraisemblance troublante qui caractérise la grande science-fiction, celle qui extrapole le présent plutôt qu’elle n’invente l’impossible. Cette retenue dans l’imaginaire technologique permet à l’auteur de maintenir son récit dans un registre de proximité avec le lecteur contemporain, créant cette troublante familiarité qui fait la force des meilleures dystopies.

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Une œuvre qui interroge notre époque

« Chien 51 » fonctionne comme un miroir déformant de nos préoccupations contemporaines, révélant par l’exagération dystopique les tendances déjà à l’œuvre dans nos sociétés. Gaudé prolonge avec une lucidité inquiétante les logiques actuelles de segmentation urbaine, de précarisation du travail et de marchandisation du vivant pour les pousser jusqu’à leurs conséquences ultimes. L’univers de Magnapole ne relève pas de la pure fiction spéculative mais de l’extrapolation raisonnée, cette capacité propre à la grande littérature d’anticipation de révéler le présent en le projetant dans un futur plausible. Cette proximité avec notre réalité confère au roman une force de frappe particulière, transformant la lecture en exercice de reconnaissance troublante.

La question migratoire, centrale dans nos débats actuels, trouve dans le roman une résonance particulièrement poignante à travers le parcours des réfugiés grecs absorbés par la machine GoldTex. L’auteur évite l’écueil de l’allégorie transparente pour explorer avec nuance les mécanismes psychologiques de l’intégration forcée et de la perte identitaire. Sparak incarne cette figure du déraciné moderne, ni tout à fait assimilé ni vraiment étranger, porteur d’une mémoire qui devient fardeau dans un monde qui prône l’oubli salvateur. Cette exploration de l’exil intérieur résonne avec l’expérience de millions d’individus contemporains confrontés aux bouleversements géopolitiques et économiques de notre temps.

La critique du néolibéralisme triomphant transperce le récit sans jamais verser dans la caricature militante. Gaudé imagine un monde où la logique entrepreneuriale a colonisé tous les aspects de l’existence, transformant la citoyenneté en adhésion corporate et les droits sociaux en avantages salariaux. Cette vision cauchemardesque de la société de marché totale interroge nos propres dérives contemporaines, où l’entreprise tend effectivement à devenir le modèle de toute organisation sociale. L’invention du terme « cilarié » révèle avec une efficacité redoutable comment le langage lui-même peut devenir instrument de domination, préfigurant nos propres mutations sémantiques où le vocabulaire managérial envahit progressivement tous les domaines.

Au-delà de ses qualités intrinsèques, « Chien 51 » s’impose comme œuvre nécessaire dans le paysage littéraire français contemporain, apportant sa contribution singulière à la réflexion collective sur les défis de notre époque. Gaudé démontre que la littérature française peut investir avec succès les territoires de l’imaginaire anticipatif sans renier ses exigences stylistiques ni sa tradition humaniste. Le roman fonctionne ainsi comme laboratoire d’idées autant que comme divertissement, offrant au lecteur les clés d’une compréhension renouvelée de son propre monde. Cette capacité à transformer l’inquiétude en art, l’angoisse collective en matériau romanesque, place l’auteur dans la lignée des grands écrivains-témoins de leur temps, ceux qui savent dire l’époque sans s’y complaire ni la condamner définitivement.

Mots-clés : Dystopie, Enquête, Stratification, Mémoire, Résistance, Anticipation, Mélancolie


Extrait Première Page du livre

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DERNIÈRES VISIONS DU PORT

D’un coup, la ville devint folle. Lorsque les dirigeants de GoldTex annoncèrent que le rachat de la Grèce était finalisé, les citoyens d’Athènes furent pris de panique. Eux qui s’étaient massivement opposés à cette acquisition, qui, durant des mois, avaient manifesté, soutenu la jeunesse lorsqu’elle construisait des barricades et jurait d’aller jusqu’au bout, finirent par se tourner vers l’oppresseur et voulurent tous partir. Même les plus réticents étaient en proie à cette obsession : quitter la ville, ne pas rester prisonniers de ce piège, rejoindre au plus vite GoldTex et poursuivre leur vie ailleurs. Ils sentaient bien que leur monde allait disparaître et ils avaient peur. Des rumeurs circulaient : on disait qu’il fallait faire vite, que seuls les premiers seraient pris, que le sort des autres promettait d’être sombre. On disait que la Grèce allait être démembrée, vendue par morceaux, et que ceux qui resteraient habiteraient bientôt sur une terre d’esclaves, oubliés de tous.

Il fallait s’en aller. Plus personne n’en doutait. La folie s’emparait de la rue. Sur l’avenue Tsaldari, une femme qui traînait derrière elle deux valises et ses trois enfants en bas âge s’arrêta net, se dégrafa jusqu’à montrer sa poitrine et se mit à hurler : “Prenez-nous ! Prenez-nous puisque vous achetez tout !” Sur le boulevard Thiseos, des hommes essayèrent de forcer un taxi à rejoindre le port. Devant la résistance du chauffeur qui s’enferma dans l’habitacle, ils finirent par saccager le véhicule, puis l’asperger d’essence et danser autour avec une rage qu’eux-mêmes, des jours plus tard, furent incapables d’expliquer. La défaite était consommée et la ville entière voulait fuir. Mais cela ne dura que quelques jours. Très vite, une résignation silencieuse succéda aux comportements les plus fous. Si c’était encore de la panique, elle était d’une autre nature. Les gens sortaient dans la rue avec accablement, comme s’ils s’étaient résolus à n’être que du bétail, comprenant que leur individualité ne pouvait plus s’opposer à rien de ce qui venait. Athènes marchait tête basse. Les familles avançaient, visage fermé, sans un mot. Toutes les artères qui menaient au port, à la gare ou à l’aéroport étaient saturées. Dans un réflexe absurde, beaucoup prenaient leur voiture, puis, une fois bloqués dans des embouteillages démesurés, constatant qu’ils ne pourraient plus ni avancer ni faire demi-tour, abandonnaient leur véhicule en plein milieu de la route pour poursuivre à pied, rajoutant ainsi encore au chaos.


  • Titre : Chien 51
  • Auteur : Laurent Gaudé
  • Éditeur : Actes Sud
  • Nationalité : France
  • Date de sortie : 2022

Page officielle : www.laurent-gaude.com

Résumé

Autrefois, Zem Sparak fut, dans sa Grèce natale, un étudiant engagé, un militant de la liberté. Mais le pays, en faillite, a fini par être vendu au plus offrant, malgré l’insurrection. Et dans le sang de la répression massive qui s’est abattue sur le peuple révolté, Zem Sparak, fidèle à la promesse de toujours faire passer la vie avant la politique, a trahi. Au prix de sa honte et d’un adieu à sa nation, il s’est engagé comme supplétif à la sécurité dans la mégalopole du futur. Désormais il y est “chien” – c’est-à- dire flic – et il opère dans la zone 3, la plus misérable, la plus polluée de cette Cité régie par GoldTex, fleuron d’un post- libéralisme hyperconnecté et coercitif. Mais au détour d’une enquête le passé va venir à sa rencontre.
C’est dans une salle sombre, au troisième étage d’une boîte de nuit fréquentée du quartier RedQ, que Zem Sparak passe la plupart de ses nuits. Là, grâce aux visions que lui procure la technologie Okios, aussi addictive que l’opium, il peut enfin retrouver l’Athènes de sa jeunesse. Mais il y a bien longtemps que son pays n’existe plus. Désormais expatrié, Zem n’est plus qu’un vulgaire « chien », un policier déclassé fouillant la zone 3 de Magnapole sous les pluies acides et la chaleur écrasante.
Un matin, dans ce quartier abandonné à sa misère, un corps retrouvé ouvert le long du sternum va rompre le renoncement dans lequel Zem s’est depuis longtemps retranché. Placé sous la tutelle d’une ambitieuse inspectrice de la zone 2, il se lance dans une longue investi­gation. Quelque part, il le sait, une vérité subsiste. Mais partout, chez GoldTex, puissant consortium qui assujettit les pays en faillite, règnent le cynisme et la violence. Pourtant, bien avant que tout ne meure, Zem a connu en Grèce l’urgence de la révolte et l’espérance d’un avenir sans compromis. Il a aimé. Et trahi.
Sous les ciels en furie d’une mégalopole privatisée, « Chien 51 » se fait l’écho de notre monde inquiétant, à la fois menaçant et menacé. Mais ce roman abrite aussi le souvenir ardent de ce qui fut, à transmettre pour demain, comme un dernier rempart à notre postmodernité.


Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.


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