De rage et de vent : voyage au cœur du Milan noir de Robecchi

De rage et de vent de Alessandro Robecchi

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L’univers noir de Robecchi : Milan sous les vents glacés

Dès les premières pages de « De rage et de vent », Alessandro Robecchi plonge son lecteur dans une Milan hivernale balayée par un vent inhabituel, mordant, qui semble annoncer le déséquilibre d’un monde sur le point de basculer. Ce phénomène climatique, souligné à maintes reprises par les personnages, n’est pas qu’un simple décor : il devient le symbole d’une force invisible mais puissante qui bouleverse l’ordre des choses.

La ville que dépeint l’auteur est loin des cartes postales touristiques et des défilés de mode qui ont fait sa renommée. Robecchi nous fait parcourir une métropole stratifiée, où des quartiers résidentiels côtoient des zones industrielles délabrées, et où chaque rue semble porter les cicatrices d’une histoire économique complexe et souvent cruelle.

Dans cet environnement urbain, le crime n’apparaît pas comme une anomalie mais presque comme une conséquence logique des inégalités qui structurent la société milanaise. L’auteur excelle à mettre en scène une criminalité multiforme, des petits délits quotidiens aux meurtres les plus sordides, en passant par une corruption endémique qui gangrène tous les niveaux de pouvoir.

La violence qui traverse le roman n’est jamais gratuite ; elle est le symptôme d’un corps social malade. Robecchi ne s’attarde pas sur des descriptions sanglantes mais préfère explorer les rouages psychologiques qui poussent ses personnages à agir, les motivations profondes qui justifient, à leurs yeux du moins, le passage à l’acte.

La nuit milanaise, avec ses bars anonymes, ses ruelles mal éclairées et ses appartements secrets, devient le théâtre privilégié des transactions occultes et des rencontres dangereuses. L’auteur maîtrise parfaitement l’art de créer une atmosphère où la menace semble constamment planer, où chaque coin de rue peut cacher un danger, où la confiance devient un luxe que personne ne peut vraiment s’offrir.

L’auteur italien compose ainsi un tableau saisissant d’une ville en proie à ses contradictions, où la modernité des gratte-ciel du centre d’affaires contraste violemment avec la précarité des zones périphériques. Cette Milan sous tension, battue par des vents inhabituels, devient le miroir parfait des tourments intérieurs qui habitent les protagonistes du roman.

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Carlo Monterossi : un antihéros moderne en quête de sens

Carlo Monterossi incarne à merveille cette catégorie de personnages principaux que la littérature contemporaine affectionne : un antihéros tourmenté, lucide jusqu’au cynisme, portant sur le monde un regard désabusé mais jamais tout à fait détaché. Créateur à succès de l’émission de téléréalité « Crazy Love », il est le premier à mépriser son œuvre, qualifiant avec autodérision la chaîne qui l’emploie de « Grande Usine à Merde ».

Cette schizophrénie existentielle fait tout le sel du personnage : riche et reconnu pour un travail qu’il exècre, Carlo vit dans un luxueux appartement milanais mais reste profondément insatisfait. Sa relation avec Katrina, sa gouvernante moldave au franc-parler et à la religiosité exubérante, offre quelques-uns des moments les plus touchants et drôles du roman, révélant la profonde humanité qui se cache derrière le masque d’indifférence qu’il s’efforce de maintenir.

L’événement déclencheur de l’intrigue – sa rencontre fortuite avec Anna Galinda, une escort de luxe assassinée peu après – agit comme un révélateur. En Carlo s’éveille alors une rage sourde, une indignation viscérale qui le pousse à s’impliquer dans une enquête qui ne le concerne pourtant pas directement. Ce meurtre devient pour lui une affaire personnelle, presque une obsession.

Ce qui fascine chez Monterossi, c’est son refus de l’héroïsme conventionnel. Il n’a rien du détective amateur brillant ni du justicier infaillible. Il tâtonne, doute, fait des erreurs et laisse ses émotions – notamment sa colère contre l’injustice – guider ses actions, parfois au détriment de sa propre sécurité. Son parcours n’est pas celui d’un sauveur mais d’un homme ordinaire confronté à l’extraordinaire de la violence.

La quête de vérité de Carlo se double d’une quête de sens plus profonde. À travers son obstination à comprendre ce qui est arrivé à Anna, c’est sa propre existence qu’il interroge, son propre rapport au monde qu’il remet en question. L’absence de María, cette femme qui a promis de revenir mais n’est jamais revenue, constitue une autre blessure qui le hante et accentue son sentiment de vide existentiel.

La force de ce personnage réside dans son ambivalence fondamentale. Robecchi dessine un homme pétri de contradictions : individualiste mais capable d’une grande empathie, désabusé mais toujours animé d’un certain idéalisme, cynique mais refusant de se résigner à l’injustice. Par cette complexité même, Carlo Monterossi offre un miroir saisissant aux questionnements contemporains sur notre responsabilité face à la violence du monde.

La structure narrative : entre polar noir et critique sociale

« De rage et de vent » déploie une architecture narrative sophistiquée qui emprunte aux codes classiques du polar noir tout en les subvertissant habilement. Alessandro Robecchi construit son intrigue autour d’un double meurtre – celui du concessionnaire automobile Andrea Serini et de l’escort Anna Galinda – mais refuse de se cantonner à la simple résolution d’une énigme criminelle. Le roman alterne les points de vue, nous faisant suivre tantôt Carlo Monterossi et son ami Oscar Falcone, tantôt le sous-brigadier Ghezzi, ou encore le brigadier Carella.

Cette multiplication des perspectives crée un effet kaléidoscopique où chaque personnage détient une pièce du puzzle sans jamais posséder la vision d’ensemble. Les enquêtes parallèles – celle, officielle, de la police et celle, officieuse, de Monterossi – progressent par à-coups, se croisent parfois sans jamais totalement fusionner. Ce jeu de miroirs et d’échos entre les différentes narrations permet à l’auteur d’explorer les zones grises de la société milanaise sous des angles complémentaires.

Le rythme du récit mérite une attention particulière, avec son alternance savamment orchestrée entre scènes d’action, moments d’introspection et tableaux de la vie quotidienne. Robecchi n’hésite pas à ralentir sa narration pour s’attarder sur des détails apparemment anodins – un café pris dans un bar anonyme, une discussion sur la qualité d’un canapé – qui s’avèrent souvent révélateurs des fractures sociales qui traversent la ville.

Au-delà de l’enquête criminelle, l’auteur tisse une trame sociale dense qui fait de son roman une véritable radiographie de la société italienne contemporaine. La critique du système médiatique, incarnée par la « Grande Usine à Merde » pour laquelle travaille Monterossi, se double d’une analyse implacable des rapports de classe. Les descriptions des différents quartiers de Milan, des interactions entre riches et pauvres, entre Italiens et immigrés, constituent une cartographie précise des inégalités.

La temporalité du récit joue également un rôle essentiel dans la construction narrative. L’histoire se déroule sur quelques jours d’hiver balayés par un vent inhabituel, mais cette compression temporelle n’empêche pas l’auteur d’explorer les conséquences à long terme de choix passés. Les flashbacks sont rares mais stratégiquement placés, suggérant que les crimes présents trouvent leurs racines dans des événements antérieurs que les personnages s’efforcent de reconstituer.

La richesse de cette structure narrative réside dans sa capacité à entrelacer enquête policière et analyse sociale sans jamais sacrifier l’une à l’autre. Robecchi réussit le tour de force de maintenir la tension propre au polar tout en développant une réflexion profonde sur les mécanismes qui régissent notre société. Cette double dimension fait de « De rage et de vent » bien plus qu’un simple divertissement : une œuvre qui interroge notre rapport à la justice, à la vérité et à la responsabilité collective.

Les personnages secondaires : une galerie humaine attachante

L’un des talents majeurs d’Alessandro Robecchi est sa capacité à donner vie à des personnages secondaires qui dépassent largement leur fonction narrative pour devenir des êtres complexes et mémorables. Oscar Falcone, ami et complice de Carlo Monterossi, incarne cette figure du marginal hypercompétent, à mi-chemin entre le journaliste d’investigation et le détective privé officieux. Sa connaissance des bas-fonds milanais, son réseau d’informateurs et son obstination en font bien plus qu’un simple faire-valoir du protagoniste.

Katrina, la gouvernante moldave de Carlo, constitue sans doute l’une des créations les plus attachantes du roman. Avec son dialecte approximatif, sa dévotion à la Vierge de Medjugorje et son dévouement maternel envers son employeur, elle apporte une touche d’humanité et d’humour dans l’univers sombre du récit. Sa présence réconfortante dans l’appartement de Monterossi symbolise un ancrage, un point fixe dans un monde en perpétuel mouvement.

Le sous-brigadier Ghezzi, policier endurci mais jamais cynique, offre un contrepoint intéressant au personnage principal. Sa relation avec sa femme Rosa, mélange d’agacement et de tendresse profonde, révèle les petites négociations quotidiennes qui constituent la trame invisible des vies ordinaires. À travers ce couple, l’auteur explore avec finesse la routine conjugale, les non-dits et les compromis qui cimentent les relations de longue durée.

Meseret Teseroni, l’homme de ménage éthiopien d’Anna Galinda, représente cette catégorie de personnages souvent invisibles dans la société comme dans la littérature. Robecchi lui confère une dignité et une profondeur remarquables, esquissant en quelques traits l’histoire coloniale italienne et ses répercussions contemporaines. Sa colère sourde face à l’injustice du meurtre d’Anna fait écho à celle de Monterossi, créant un lien inattendu entre ces deux hommes que tout semble séparer.

Même les figures plus épisodiques bénéficient d’un traitement qui les éloigne du stéréotype. Qu’il s’agisse du brigadier Carella, policier compétent rongé par une obsession professionnelle qu’il refuse de s’avouer, de Flora De Pisis, star narcissique de la télévision, ou encore de Luca Calleri, le PDG cynique de la chaîne télévisée, chacun possède ses failles, ses motivations propres et une épaisseur psychologique qui enrichit considérablement la trame narrative.

La force de cette galerie de personnages tient à la manière dont l’auteur parvient à les inscrire dans un réseau de relations authentiques et complexes. Chaque figure secondaire apporte sa note particulière à cette symphonie urbaine, révélant un aspect différent de la société italienne contemporaine. Par leur diversité et leur humanité profonde, ces personnages constituent l’un des principaux attraits de ce roman noir qui refuse la simplification et célèbre la richesse paradoxale de l’expérience humaine.

Le style Robecchi : ironie et mélancolie dans un monde cynique

L’écriture d’Alessandro Robecchi se distingue par un mélange détonnant d’ironie mordante et de mélancolie profonde qui confère à « De rage et de vent » sa saveur si particulière. Sa prose, nerveuse et incisive, excelle dans l’art du dialogue percutant où les répliques fusent comme des balles, révélant autant qu’elles dissimulent les pensées véritables des personnages. Cette maîtrise du dialogue s’accompagne d’une capacité remarquable à dépeindre les pensées intérieures, notamment celles de Carlo Monterossi, dans un style indirect libre qui nous plonge au cœur de ses contradictions.

L’humour constitue une arme redoutable dans l’arsenal stylistique de l’auteur. Un humour noir, parfois grinçant, qui naît souvent du décalage entre les situations dramatiques et le regard distancié que portent sur elles les protagonistes. Les descriptions de la « Grande Usine à Merde » et des émissions télévisées produites par Carlo illustrent parfaitement cette ironie caustique qui permet à Robecchi de livrer une critique sociale acérée sans jamais tomber dans le discours moralisateur.

Les métaphores et comparaisons qui émaillent le texte témoignent d’une inventivité constante. Qu’il décrive le vent glacial qui balaie Milan comme « des éclats de verre qui volaient » ou qu’il compare Katia Sironi, l’agent de Carlo, à « une tonne d’énergie concentrée derrière deux nichons monumentaux », l’auteur crée des images saisissantes qui restent gravées dans l’esprit du lecteur. Cette richesse métaphorique donne à son écriture une dimension poétique inattendue dans un roman noir.

La musicalité de la prose constitue un autre trait distinctif du style de Robecchi. Les références à Bob Dylan, à Odetta Holmes ou à Leonard Cohen ne sont pas de simples marqueurs culturels mais participent pleinement de l’atmosphère du roman. Les chansons évoquées font écho aux états d’âme des personnages, créant une bande-son mélancolique qui accompagne leurs errances dans la ville hivernale. Cette dimension musicale se retrouve dans le rythme même des phrases, alternant longues périodes descriptives et formules lapidaires.

Le regard que porte l’auteur sur ses personnages se caractérise par une empathie lucide qui refuse aussi bien la complaisance que le jugement. Robecchi décrit la prostitution, la corruption ou la violence sans fausse pudeur mais également sans voyeurisme, maintenant toujours cette distance ironique qui constitue sa signature stylistique. Sa capacité à saisir la beauté fugace dans les situations les plus sordides – comme lors de la rencontre entre Carlo et Anna – révèle une sensibilité presque poétique.

La virtuosité stylistique de l’écrivain italien se manifeste enfin dans sa façon d’entrelacer les registres de langue, passant avec une aisance déconcertante du langage cru des policiers aux réflexions existentielles de Monterossi, des expressions dialectales de Katrina aux discours pontifiants des dirigeants de la télévision. Cette polyphonie linguistique reflète la diversité sociale que le roman s’attache à dépeindre, faisant de chaque voix le porte-parole authentique d’une strate particulière de la société milanaise contemporaine.

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Sous le vent glacial : Milan, révélateur des fractures sociales contemporaines

Dans le roman « De rage et de vent », la ville de Milan transcende son simple rôle de cadre géographique pour s’ériger en protagoniste à part entière. Elle se révèle dotée d’une personnalité propre, caractérisée par ses variations d’atmosphère, ses mystères enfouis et ses nombreux paradoxes. Alessandro Robecchi dessine le portrait d’une métropole ambivalente, « capitale morale » autoproclamée de l’Italie qui abrite pourtant corruption et criminalité. Cette Milan hivernale, balayée par un vent inhabituel que tous les personnages commentent avec étonnement, semble incarner le malaise social qui traverse le roman.

L’auteur excelle dans la description des contrastes urbains, faisant cohabiter dans son récit les quartiers huppés comme Porta Nuova, avec ses « gratte-ciel des émirs du Mécouillistan », et les zones plus populaires où survivent les laissés-pour-compte de la prospérité italienne. Cette géographie sociale minutieuse permet au lecteur de percevoir les fractures invisibles qui structurent l’espace urbain et déterminent les destinées de ses habitants. Chaque lieu visité par les protagonistes raconte une histoire de classe, de pouvoir ou de marginalité.

Les déplacements des personnages à travers la ville deviennent des voyages symboliques entre différentes réalités sociales. Quand Carlo Monterossi traverse Milan dans sa luxueuse voiture, quand le sous-brigadier Ghezzi parcourt la Brianza en quête d’indices, ou quand Meseret regagne son modeste logement en scooter, ces trajets révèlent la stratification complexe d’une ville compartimentée. Robecchi crée ainsi une cartographie sensible des inégalités contemporaines.

Les lieux emblématiques de Milan sont réinterprétés à travers le prisme du roman noir. Le Cimitero Maggiore devient l’espace d’une rencontre improbable, le Château Sforzesco le témoin silencieux des tourments du brigadier Carella, tandis que l’imposante préfecture incarne l’inefficacité bureaucratique face à la violence qui gangrène la ville. Cette relecture des monuments milanais transforme la topographie familière en un paysage mental inquiétant, où chaque carrefour peut cacher un danger.

La dimension temporelle de la ville se révèle également à travers les évocations du passé industriel de Milan, notamment dans les descriptions de cette « Brianza Felix » traversée par Ghezzi, avec ses usines fermées et ses « inscriptions qui étaient là avant la fermeture, des peintures rupestres de vieilles défaites ouvrières ». Cette strate historique, sous-jacente à la modernité ostentatoire des nouveaux quartiers d’affaires, rappelle constamment l’évolution économique et sociale qui a façonné la métropole lombarde.

L’âme milanaise imprègne chaque aspect du roman, des cafés anonymes du viale Brianza aux luxueux appartements de la via Borgonuovo. Cette omniprésence urbaine, associée aux descriptions sensorielles du froid mordant et du vent glacial, crée une atmosphère unique où la ville devient le miroir des tourments intérieurs des personnages. Milan n’est pas seulement le théâtre des événements narrés, mais leur catalyseur et parfois même leur raison d’être, tant les destins individuels semblent indissociables de cette matrice urbaine complexe et fascinante.

Mémoire, justice et responsabilité : L’univers moral de Carlo Monterossi

Le titre « De rage et de vent » annonce d’emblée les deux forces motrices qui traversent le roman. La rage, sentiment viscéral qui s’empare de Carlo Monterossi après le meurtre d’Anna Galinda, constitue le moteur émotionnel de l’intrigue. Cette colère, qu’il peine lui-même à s’expliquer, le pousse à s’investir dans une enquête qui ne le concerne pas directement. Elle trouve son écho chez d’autres personnages comme Meseret ou le brigadier Carella, formant un chœur de voix indignées face à l’injustice.

Le vent glacial qui souffle sur Milan tout au long du récit fonctionne comme un puissant symbole. Inhabituel dans cette ville, il déstabilise les habitudes et bouleverse l’ordre apparent des choses. Cette force invisible mais tangible, qui fait trembler les vitres et mordre les visages, matérialise les courants souterrains qui agitent la société milanaise. Le vent devient ainsi la métaphore parfaite des changements sociaux et des tensions qui traversent l’Italie contemporaine.

La quête de vérité structure l’ensemble du roman, mais Robecchi lui donne une dimension qui dépasse largement le cadre du polar traditionnel. La vérité recherchée n’est pas seulement factuelle – qui a tué Anna et pourquoi – mais également existentielle. À travers son enquête, Carlo interroge sa propre vie, ses choix professionnels, l’authenticité de ses relations. Cette recherche multidimensionnelle fait écho aux préoccupations philosophiques de notre époque, où la notion même de vérité semble constamment remise en question.

L’injustice sociale constitue un autre thème majeur de l’œuvre. À travers le contraste entre la richesse ostentatoire de certains personnages et la précarité d’autres, Robecchi dresse le portrait d’une société profondément inégalitaire. Le meurtre d’Anna Galinda, escort de luxe dont la mort n’émeut guère les autorités, révèle la valeur différenciée accordée aux vies humaines selon leur position sociale. Le roman devient ainsi une méditation sur les mécanismes d’exclusion qui structurent notre monde.

La mémoire et ses déformations traversent également l’œuvre. L’absence d’histoire personnelle d’Anna Galinda, dont l’identité semble n’avoir existé que durant les quelques années précédant sa mort, pose la question des vies effacées, des passés reconstruits. Cette thématique fait écho à l’histoire collective de l’Italie, notamment évoquée à travers le personnage de Meseret et les références au passé colonial. Les souvenirs, qu’ils soient individuels ou collectifs, apparaissent comme des constructions fragiles, constamment menacées d’oubli.

L’ensemble du livre est imprégné par une réflexion profonde sur la responsabilité individuelle face à l’indifférence collective. La décision de Carlo de ne pas détourner le regard, de refuser l’oubli commode d’Anna Galinda, constitue un acte de résistance contre la tendance contemporaine à l’anesthésie émotionnelle. Robecchi explore ainsi, à travers les dilemmes moraux de ses personnages, la possibilité d’une éthique dans un monde dominé par le cynisme et l’intérêt personnel. Cette dimension morale confère au roman une portée universelle qui transcende largement les frontières du genre policier.

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Polyphonie et fractures sociales : L’art du roman noir selon Alessandro Robecchi

« De rage et de vent » s’inscrit dans la riche tradition du roman noir italien tout en proposant une voix singulière qui renouvelle considérablement les codes du genre. Alessandro Robecchi hérite de l’engagement social des grands maîtres comme Andrea Camilleri ou Carlo Lucarelli, mais développe une approche narrative qui lui est propre, centrée sur des personnages en quête de sens plus que sur l’énigme criminelle elle-même. Cette priorité donnée à la dimension existentielle plutôt qu’à la résolution méthodique d’une enquête confère au roman une profondeur rare dans le paysage du polar contemporain.

L’auteur milanais se distingue également par son traitement original de la figure du détective. Carlo Monterossi, n’étant ni policier ni détective privé, mais simple auteur de télévision tourmenté par sa propre réussite, incarne parfaitement l’homme ordinaire confronté à l’extraordinaire de la violence. Sa motivation – cette rage inexplicable qui le saisit après la mort d’Anna – échappe aux justifications habituelles des protagonistes de romans policiers, créant un nouveau modèle d’antihéros contemporain profondément ancré dans les contradictions de notre époque.

La description minutieuse de la société milanaise, avec ses fractures de classe, ses tensions ethniques et ses mutations économiques, place « De rage et de vent » dans la lignée du roman social italien. Toutefois, Robecchi évite l’écueil du didactisme en intégrant organiquement cette dimension sociologique à la trame narrative. Les conditions sociales ne sont jamais présentées comme de simples décors mais comme les véritables matrices des destins individuels, façonnant les choix et les trajectoires des personnages avec une force implacable.

L’humour constitue un autre élément distinctif de l’approche de Robecchi. Là où de nombreux romans noirs cultivent une atmosphère constamment sombre et désespérée, l’auteur ose introduire des moments de comédie qui rendent ses personnages profondément humains et attachants. Cette alternance entre gravité et légèreté, entre indignation sociale et ironie mordante, crée un rythme narratif original qui reflète plus fidèlement la complexité de l’expérience humaine que ne le ferait un récit uniformément noir.

La structure narrative éclatée, qui fait cohabiter différentes perspectives sans les hiérarchiser, témoigne également d’une conception novatrice du roman policier. En refusant de privilégier le point de vue du détective ou de l’enquêteur, Robecchi déconstruit subtilement l’architecture traditionnelle du polar. Cette polyphonie narrative, où chaque personnage détient une parcelle de vérité sans jamais posséder la vision d’ensemble, reflète une vision du monde contemporain où la connaissance apparaît toujours fragmentée, perspective et incomplète.

La valeur littéraire de l’œuvre de Robecchi impose désormais une réévaluation des frontières entre littérature de genre et littérature générale. Par la qualité de son écriture, la richesse de ses personnages et la profondeur de sa réflexion, « De rage et de vent » transcende largement les limites traditionnellement assignées au roman policier. L’œuvre nous rappelle que les meilleures expressions du polar contemporain peuvent constituer des miroirs particulièrement efficaces pour refléter les angoisses, les contradictions et les espoirs de nos sociétés en crise.

Mots-clés : Polar italien, Milan, Critique sociale, Antihéros, Injustice, Média, Enquête parallèle


Extrait Première Page du livre

 » 1

Le tour des lumières.

Quatre interrupteurs, d’abord ceux au fond du salon puis les deux du bureau, un cube transparent qui donne sur ce spectacle de carrosseries luisantes, de courbes fluides, de chromes coûteux.

Puis l’ordinateur, arrêter, oui. Puis le système antivol. Puis le dernier bouton, celui qui allume les lumières des vitrines, des petites leds au niveau du sol pointant vers le haut, illuminant les voitures comme des œuvres d’art, comme de précieuses statues. Comme ce qu’elles sont, en fait.

Ce n’est que le rituel de la fermeture du soir. Une procédure. Une routine mécanique, rassurante, ordinaire, que rien ne peut briser.

Mais elle est brisée par des pas sur le marbre du salon.

Andrea Serini ne lève même pas les yeux.

« Nous sommes fermés.

— Mais non, vous êtes ouverts », dit une voix.

Ce n’est pas possible.

L’homme regarde celui qui a parlé, mais le salon est sombre, les leds diffusent une lumière qui sert à rendre encore plus sexy les courbes des Porsche en exposition. Ce n’est pas un client en retard.

De plus, les traits de l’homme qui se tient à présent au milieu du salon ne se distinguent pas. Le cabriolet blanc intérieur rouge qui vient d’arriver scintille comme un diamant de la Couronne, mais la tête du gars, non, on ne la voit pas.

Mais cette voix…

« Salut, Andrea. »

Un instant suspendu. Un instant long.

« Toi ?

— Moi.

— Mais…

— Je sais.

— Mais toi… »

Si, dans le noir à peine sectionné par des petites lames de lumière blanche, on pouvait percevoir son visage, l’homme qui bégaie afficherait le masque de la stupeur totale. La stupeur, la surprise, la peur, ce sont des choses qui ne font pas de bruit, elles s’approchent doucement. Le problème vient lorsqu’elles ne partent pas.

Et là, le silence, quelqu’un va devoir le remplir.

« Ne t’inquiète pas, Andrea, je ne fais que passer. Tu sais, je ne fais toujours que passer. »

Oui, un oiseau de passage. Et de proie. « 


  • Titre : De rage et de vent
  • Titre original : Di rabbia e di vento
  • Auteur : Alessandro Robecchi
  • Éditeur : Éditions de l’Aube
  • Nationalité : Italien
  • Traduction : Paolo Bellomo et Agathe Lauriot dit Prévost
  • Date de sortie en France : 2021
  • Date de sortie en Italie : 2016

Page Officielle : www.alessandrorobecchi.it

Résumé

Carlo Monterossi, détective à ses heures perdues, est ravagé par la culpabilité : après avoir pris un verre avec Anna, une escort girl avec laquelle il a partagé un moment de surprenante sincérité, il est parti de chez elle sans fermer derrière lui, laissant le champ libre à un meurtrier tortionnaire. Les pistes suivies par la police semblent annoncer une intrigue d’une complexité effarante, mais Alessandro Robecchi la détricote avec habilité et malice pour le plus grand bonheur de son lecteur. Son regard aiguisé sur la société milanaise et ses innombrables milieux nous offre une histoire où la pègre et les gens comme il faut s’avèrent aussi féroces les uns que les autres…


Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.


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