Présentation du roman : intrigue, personnages principaux, tonalité
« Charivari à Bucarest », troisième volet de la trilogie bucarestoise de Sylvain Audet-Gainar, nous plonge à nouveau dans les péripéties rocambolesques d’Arthur Weber, Français installé dans la capitale roumaine. L’intrigue prend un tour inattendu lorsque Vasile, le beau-père d’Arthur, est arrêté pour trafic de faux tableaux. Alors que Vasile sombre dans le coma suite à cette interpellation musclée, Arthur se retrouve bien malgré lui à devoir élucider les zones d’ombre du passé de son beau-père, tout en faisant face à une avalanche de problèmes qui s’accumulent.
Cette quête de vérité se transforme vite en une course d’obstacles semée d’embûches pour Arthur. D’autant que son épouse Iulia est partie sans prévenir pour un long voyage en solitaire à travers l’Europe, le laissant seul avec leurs trois enfants. Une galerie de personnages hauts en couleur, entre amis fidèles et témoins du passé, vont tour à tour aider ou compliquer la tâche du héros. Parmi eux, l’extravagante Marcela aux cheveux rouges, le détective privé Mititel ou encore le sinistre Brajbaru.
Sur un ton à la fois humoristique et satyrique, où le tragique se dispute au burlesque, Sylvain Audet-Gainar nous offre une suite trépidante et déjantée. Les mésaventures truculentes d’Arthur s’entremêlent avec des flash-backs dans la Roumanie communiste des années 1970-80, souvenirs qui mettent en lumière le passé trouble de Vasile. Tout en savourant les ressorts comiques de ce roman, le lecteur découvre une critique acerbe de la société roumaine post-communiste.
Le style est alerte, moderne, émaillé de jeux de mots et de clins d’oeil à San Antonio. Les chapitres s’enchaînent à un rythme effréné, alternant rebondissements inattendus et scènes cocasses. La langue est vive, inventive, jouant constamment sur le décalage et l’ironie. Sylvain Audet-Gainar excelle à croquer en quelques mots des personnages caricaturaux et attachants, tout en brossant un portrait sans concession de Bucarest et de ses travers.
Ce « Charivari à Bucarest » conclut avec brio la fresque drolatique et picaresque entamée avec « Du rififi à Bucarest ». Une lecture jubilatoire qui confirme le talent de ce jeune auteur pour croquer avec humour et justesse les contradictions de la société roumaine contemporaine à travers les yeux d’un Franco-Roumain pris dans ses tourments. Un très bon cru qui devrait ravir les lecteurs !
Livres de Sylvain Audet-Gainar chez Amazon
La ville de Bucarest comme toile de fond : entre réalisme et caricature
Dans « Charivari à Bucarest », la ville éponyme n’est pas un simple décor, mais un véritable personnage à part entière. Sylvain Audet-Gainar nous plonge au cœur de la capitale roumaine post-communiste, avec ses bouleversements, ses contradictions et son atmosphère si singulière. Le romancier excelle à croquer des scènes de la vie quotidienne, saisies sur le vif, qui donnent à voir une cité en pleine mutation, tiraillée entre un passé encore présent et un avenir incertain.
Bucarest est dépeinte dans toute sa réalité crue, sans fard ni complaisance. L’auteur ne nous épargne rien des aspects les plus sombres ou dérangeants de la ville : embouteillages monstres, immeubles décrépits hérités de l’ère communiste, contrastes criants entre une minorité de nouveaux riches et une population qui survit tant bien que mal… Cette vision réaliste est nourrie par une fine observation des détails, des odeurs et des bruits qui font la personnalité de Bucarest.
Mais la description réaliste se double aussi d’une dimension volontiers caricaturale, qui vise à souligner les travers et les absurdités de la société roumaine post-communiste. Ainsi, les emblèmes du consumérisme clinquant côtoient les stigmates d’un passé qui ne passe pas. Les centres commerciaux rutilants jouxtent les épiceries misérables datant de Ceaușescu. Cette Bucarest aux allures de ville Potemkine est un terrain de jeu idéal pour une satire mordante.
Certains lieux symboliques cristallisent ces contrastes et ces contradictions, à l’image de la Place de l’Université, véritable cœur battant de la capitale. Haut lieu des manifestations de décembre 1989 qui ont précipité la chute du régime, la place est aussi le théâtre d’un faux enterrement loufoque qui tourne au charivari, révélant les faux-semblants d’une société en quête de repères. La « Maison du Peuple », pharaonique vestige de la mégalomanie de Ceaușescu, apparaît elle comme un miroir grossissant des névroses nationales.
Au fil des pages, le lecteur se familiarise avec la topographie contrastée de Bucarest, de ses larges boulevards haussmanniens à ses ruelles tortueuses et délabrées, en passant par les quartiers populaires tel Ferentari. Mais au-delà d’un pur réalisme topographique, Sylvain Audet-Gainar réussit à capter l’âme de cette ville insaisissable et bouillonnante, à la fois attachante et exaspérante. Bucarest devient un véritable acteur du récit, qui imprime son rythme à l’intrigue et modèle le destin des personnages.
Humour et dérision : les ressorts comiques du roman
L’humour est incontestablement l’un des ingrédients essentiels du savoureux « Charivari à Bucarest ». Sylvain Audet-Gainar manie avec jubilation toute une palette de procédés comiques, du loufoque au burlesque en passant par l’absurde et l’ironie. Cette veine humoristique irrigue le roman de bout en bout, permettant de rire des travers de la société roumaine post-communiste tout en en révélant les aspects les plus aberrants ou inquiétants.
Le comique de situation est omniprésent, les quiproquos et les rebondissements loufoques s’enchaînant à un rythme effréné. Ainsi, l’arrestation musclée de Vasile pour trafic de faux tableaux, qui tourne au pugilat généralisé, confine au grand guignol. De même, la course-poursuite déjantée dans les rues de Bucarest entre la police et le corbillard rose bonbon transportant le cercueil de Constantin ressemble à une scène digne des meilleures comédies du cinéma muet. Ces morceaux de bravoure comiques témoignent d’un indéniable sens du rythme et de la dramaturgie.
L’humour passe aussi par la caricature et l’outrance dans la description de personnages tous plus extravagants et « dingo » les uns que les autres. La galerie de portraits charge allègrement le trait, à l’image de la commissaire Berudescu, aussi antipathique qu’incompétente, véritable concentré de mauvaise foi et de bêtise obtuse. Chaque apparition de cette créature obèse et malodorante, affublée d’une moustache, est l’occasion d’une description au vitriol qui force le trait jusqu’à la cruauté. Les joutes verbales entre les protagonistes virent souvent au délire ubuesque, comme lors de l’interrogatoire d’Arthur par Berudescu.
Le romancier excelle aussi dans l’art du décalage et de l’à-peu-près, qui fait naître l’humour de l’incongruité et du non-sens. Les anciennes gloires de la nomenklatura reconverties dans le capitalisme sauvage côtoient ainsi les mafieux du tout-à-l’ego, les fils de « legionari » fascinés par le nazisme croisent d’ex-dissidents aussi bavards qu’inefficaces. Ce télescopage permanent entre passé et présent crée des court-circuits comiques irrésistibles.
La langue elle-même, par son inventivité et ses trouvailles burlesques, est une formidable pourvoyeuse d’humour. Sylvain Audet-Gainar se révèle un maître du jeu de mots, du calembour, de la contrepèterie, voire du néologisme. Cette virtuosité langagière s’exerce souvent aux dépens de ses cibles privilégiées, qu’il croque en une formule assassine. Son narrateur n’a pas son pareil pour étriller un personnage en une métaphore filée, tournant en dérision à la fois ses attributs physiques et ses travers moraux.
Mais le rire n’est jamais gratuit. Derrière la farce et la bouffonnerie pointe toujours une critique acerbe de l’imposture, de la compromission, de la vanité des puissants. L’humour corrosif devient une arme de dénonciation massive des dérives de la société roumaine, prisonnière de ses vieux démons. Un rire salvateur et libérateur, comme une ultime revanche sur l’absurdité d’un monde en plein chaos. Grave et désopilant, féroce et jouissif, le comique est ici porté à un rare degré d’incandescence.
À découvrir ou à relire
Les flash-backs dans la Roumanie communiste : entre souvenirs et révélations
L’un des aspects les plus fascinants de « Charivari à Bucarest » réside dans la manière dont Sylvain Audet-Gainar entrelace savamment deux temporalités : le présent post-communiste, où se déroule l’action principale, et le passé de la Roumanie sous le régime de Ceaușescu, convoqué par de nombreux flash-backs. Ces plongées dans les années 1970-80 ne sont pas de simples effets de style ou des pauses dans le récit : elles éclairent d’un jour nouveau le présent et révèlent peu à peu les zones d’ombre du passé des protagonistes.
Le personnage de Vasile est le pivot de cette exploration mémorielle. Au fil des souvenirs relatés par différents témoins de l’époque, le portrait du beau-père d’Arthur se fait de plus en plus précis et contrasté. On découvre un homme partagé entre l’attachement à des idéaux et la nécessité de composer avec le régime pour survivre. Les flash-backs dévoilent son amitié ambiguë avec Felix Dumitru, peintre officiel mais peut-être dissident, ou encore ses relations troubles avec la Securitate, la police politique omniprésente.
Ces incursions dans le passé communiste ne versent jamais dans la complaisance nostalgique ou la reconstitution purement factuelle. Elles restituent de l’intérieur, dans une langue virtuose truffée d’expressions d’époque, l’atmosphère paranöiaque de ces années de plomb. La duplicité est érigée en mode de vie, chacun s’épiant et se soupçonnant, les faux-semblants et les non-dits gangrenant toutes les relations. Les souvenirs des différents protagonistes suggèrent un monde où l’intime est sans cesse menacé par la sphère politique.
En entrecoupant ainsi le récit de flash-backs, Sylvain Audet-Gainar montre comment le passé continue de hanter le présent, et combien la Roumanie peine à se défaire de ses vieux démons. L’intrigue policière se double d’une enquête sur la mémoire individuelle et collective, pour tenter de lever le voile sur les secrets et les compromissions d’hier. Arthur devient un véritable « archéologue » de la Roumanie communiste, tentant de recoller les morceaux du puzzle.
Mais cette remontée dans le temps n’a rien d’un simple « devoir de mémoire » penaud ou larmoyant. L’auteur excelle à mêler petite et grande histoire, instillant une subtile dose d’humour et d’ironie dans l’évocation de l’ère Ceaușescu. Ainsi, la description d’une fête d’anniversaire sous l’œil de la Securitate ou d’une réunion de cadres du parti vire souvent au grotesque, tant chaque parole ou attitude est passée au crible de la langue de bois et de l’idéologie officielle.
In fine, ces flash-backs éclairent aussi la personnalité et les motivations profondes de Vasile, qui apparaît comme un « héros problématique », pris dans les rets d’un système absurde et délétère. Sans jamais verser dans le manichéisme ou le jugement péremptoire, Sylvain Audet-Gainar nous invite à une saisissante exploration des plis et des replis de l’âme roumaine sous le communisme, dont l’ombre portée continue de se projeter sur le présent. Une passionnante anamnèse, qui donne à ce polar déjanté une profondeur et une résonance singulières.
Critique sociale et politique de la Roumanie post-communiste
Derrière la comédie loufoque et les péripéties burlesques, « Charivari à Bucarest » offre une plongée sans concession dans la Roumanie post-communiste, dont il pointe avec férocité les travers et les dérives. Sylvain Audet-Gainar ausculte une société en plein bouleversement, aux prises avec les séquelles de la dictature et les défis de la transition démocratique. Loin des clichés folkloriques ou misérabilistes, il nous propose une critique acerbe et nuancée des maux qui rongent le pays.
Corruption endémique, népotisme, collusion entre le pouvoir et les oligarques : les tares de la Roumanie post-Ceausescu sont passées au crible de l’ironie mordante. Les nouveaux riches sans scrupules côtoient les apparatchiks recyclés, les affairistes véreux lorgnent sur les marchés publics, tandis que la grande majorité de la population survit dans un dénuement matériel et moral. Sylvain Audet-Gainar épingle ces travers par petites touches, dans des scènes de la vie quotidienne saisies sur le vif.
Mais la critique ne se cantonne pas à la sphère politique ou économique. C’est toute une société déboussolée, en perte de repères, qui est donnée à voir. Le délitement du lien social, l’apathie d’une population oscillant entre nostalgie de la stabilité passée et fascination pour le modèle consumériste, le règne des apparences et du chacun-pour-soi : autant de facettes d’une transition inachevée et douloureuse. L’individualisme forcené a remplacé la solidarité, l’argent-roi a supplanté les valeurs traditionnelles.
L’auteur explore en filigrane les impasses du « rêve européen » roumain. Les espoirs suscités par l’entrée dans l’Union ont laissé place aux désillusions et aux frustrations d’une population qui ne voit guère sa situation s’améliorer. L’exode massif des cerveaux et des forces vives, partis chercher un avenir meilleur à l’Ouest, souligne le sentiment d’une faillite collective.
Mais Sylvain Audet-Gainar se garde de tout manichéisme ou de jugement à l’emporte-pièce. S’il égratigne volontiers les travers des puissants, il sait aussi rendre hommage aux résistances et aux combats de celles et ceux qui tentent de réinventer le « vivre-ensemble » et de bâtir une société plus juste. Les « indignés » regroupés autour de l’association AIUREA insufflent ainsi un courage et une générosité qui forcent le respect.
Au fond, le portrait au vitriol que dresse l’auteur est surtout un cri d’amour déguisé d’un Franco-Roumain envers son pays d’adoption, qu’il voudrait voir consolider ses progrès démocratiques. Par la truculence de sa langue et la causticité de son regard, Sylvain Audet-Gainar propose en creux un autre visage de la Roumanie, loin des poncifs misérabilistes et des discours convenus. Une Roumanie lucide sur ses failles et ses contradictions, mais soucieuse de se réinventer par elle-même. Une nation plus que jamais vivante, mouvante, bouillonnante, qui entend tracer sa propre voie, par-delà les atavismes et les tentations de l’oubli.
À découvrir ou à relire
La quête d’Arthur sur le passé de son beau-père : une enquête semée d’embûches
Au cœur de l’intrigue foisonnante de « Charivari à Bucarest », la quête d’Arthur pour élucider le passé trouble de son beau-père Vasile apparaît comme le fil rouge du roman. Cette enquête, digne d’un polar haletant, va se révéler semée d’embûches et de fausses pistes, entraînant le héros dans un labyrinthe de secrets et de non-dits. Mais cette plongée dans les zones d’ombre de la Roumanie communiste est aussi pour Arthur un voyage intérieur, qui le confronte à ses propres racines et à son identité franco-roumaine.
Tout commence par l’arrestation rocambolesque de Vasile, accusé de trafic de faux tableaux. Mais très vite, cette apparente affaire de faussaires se révèle n’être que la partie émergée d’un iceberg bien plus vaste et opaque. Au fil de ses rencontres et de ses recherches, Arthur va lever le voile sur les activités secrètes de son beau-père sous le régime de Ceausescu, et notamment ses liens ambigus avec la tristement célèbre Securitate, la police politique du régime.
Mais rien n’est simple dans cette Roumanie hantée par les fantômes du passé, où les faux-semblants et la corruption règnent encore en maîtres. Arthur se heurte à de multiples obstacles, qu’il s’agisse de la mauvaise volonté des témoins de l’époque, du mutisme suspect des archives officielles ou des manœuvres d’intimidation de mystérieux sbires. Chaque personnage semble avoir quelque chose à cacher, et les révélations se font au compte-goutte, relançant sans cesse le suspense.
Cette enquête prend parfois des allures de parabole kafkaïenne, tant la frontière entre vérité et mensonge semble ténue et mouvante. Arthur a souvent l’impression de se perdre dans un dédale de miroirs déformants, où les certitudes se dérobent sans cesse. Les rebondissements et les coups de théâtre se multiplient, remettant en cause les fragiles hypothèses échafaudées jusque-là.
Mais cette quête labyrinthique est aussi pour le héros un cheminement intérieur, qui l’oblige à affronter les parts d’ombre de sa propre histoire familiale. En tentant de recoller les fragments épars du passé de Vasile, Arthur en vient à interroger sa propre identité, tiraillée entre ses racines roumaines et son éducation française. Cette plongée dans les années Ceausescu éclaire sous un jour nouveau les silences et les non-dits qui ont jalonné sa jeunesse.
Au fond, l’enquête sur le passé de Vasile devient une parabole sur la difficulté à se réapproprier une histoire collective longtemps confisquée et travestie. En exhumant les secrets de famille, Arthur contribue à sa manière à lever le voile sur les pages obscures de la dictature, et à construire une mémoire partagée. Son obstination à chercher la vérité, envers et contre tout, apparaît comme un remède salutaire à la « stratégie de l’oubli » qui semble prévaloir dans la Roumanie post-communiste.
Sylvain Audet-Gainar excelle à entretenir le suspense de cette quête éperdue de vérité, tout en l’enchâssant dans une chronique plus vaste des errements de la transition démocratique. Mais il sait aussi suggérer, par petites touches subtiles, la dimension initiatique et cathartique de ce voyage dans le temps. Exorciser les fantômes du passé, c’est peut-être le prix à payer pour que la Roumanie puisse se réinventer, et se projeter enfin sereinement dans l’avenir. À moins que ce lent et douloureux travail d’anamnèse ne soit la condition même de toute renaissance individuelle et collective…
Galerie de personnages hauts en couleur et caricaturaux
L’un des grands bonheurs de lecture que réserve « Charivari à Bucarest » réside assurément dans son éclatante galerie de personnages tous plus truculents et extravagants les uns que les autres. Sylvain Audet-Gainar fait preuve d’un indéniable talent de portraitiste pour camper en quelques traits incisifs des figures inoubliables, souvent hautes en couleur et volontiers caricaturales. De la commissaire Berudescu au détective Mititel en passant par l’inénarrable Marcela, ces protagonistes burlesques donnent chair et saveur à la comédie humaine déjantée que propose le roman.
La commissaire Violeta Berudescu, chargée d’enquêter sur les malversations présumées de Vasile, est à elle seule un concentré d’antipathie et de bêtise satisfaite. Cette « volumineuse créature gélatineuse », plus large que haute, incarne tous les travers d’une police corrompue jusqu’à l’os, conjuguant veulerie et incompétence avec un art consommé. Chacune de ses apparitions donne lieu à un morceau de bravoure descriptif, où l’auteur s’en donne à cœur joie pour croquignoler sa physionomie repoussante, de sa moustache revêche à sa « filasse dont même une corneille ne voudrait pas pour s’en faire des toilettes sèches ».
En face de ce mammouth odoriférant, le portrait en creux d’Arthur, narrateur désabusé mais attachant, fonctionne comme un parfait contrepoint. Ballotté de Charybde en Scylla dans sa quête éperdue de vérité, ce Franco-roumain au grand cœur affronte avec un courage désarmant les situations les plus invraisemblables. Parfois dépassé par les événements, souvent victime de sa naïveté, il oppose aux vicissitudes kafkaïennes de son quotidien un indéfectible sens de l’humour et de l’autodérision.
Mais c’est peut-être à travers le personnage de Marcela, meilleure amie de Vasile, que Sylvain Audet-Gainar donne la pleine mesure de son art du décalage et de l’outrance jubilatoire. Flamboyante sexagénaire à la « crinière de lave », nymphomane revendiquée et anarchiste jusqu’au bout de ses ongles laqués de rouge, Marcela virevolte d’une scène à l’autre telle une tornade ambulante semant le chaos sur son passage. Ses logorrhées enflammées contre les dérives de la société roumaine sont autant de morceaux d’anthologie, où la critique sociale la plus acerbe se pare des atours d’une fantaisie verbale jubilatoire.
Autre figure marquante de cette distribution foutraque, le détective privé Mitch Harman, alias « Mititel », lilliputien à l’élégance tapageuse et aux manières policées. Ce « Tom Pouce zingaro » au bras long et à la tchatche fleurie, adepte des bonnes vieilles méthodes de barbouze à l’ancienne, apporte une touche de « classe à l’américaine » dans cette galerie de portraits. Ses joutes verbales avec Arthur, lequel apprécie modérément d’être sans cesse affublé d’un surnom différent, comptent parmi les scènes les plus savoureuses du roman.
Et que dire de la commissaire adjointe Rădulescu, acolyte obtuse et transpirant la testostérone de Berudescu ? De l’impayable Traian Brajbaru, rejeton d’une famille d’apparatchiks recyclés dans le capitalisme sauvage ? Ou encore de l’inquiétant tonton Vlad, ancien barbouze de la Securitate devenu oligarque véreux ? Chaque personnage, même secondaire, bénéficie d’un traitement à la fois incisif et jubilatoire, qui en fait le parangon d’un certain type social ou d’une dérive sociétale.
À travers cette distribution baroque, digne d’un casting de série B, Sylvain Audet-Gainar brosse un portrait au vitriol de la société roumaine post-communiste, avec ses travers, ses contradictions et ses zones d’ombre. Mais il réussit ce tour de force avec une gourmandise langagière et un sens de la dérision qui rendent ces personnages aussi savoureux qu’inoubliables. Une « ménagerie » exubérante, qui fait de ce roman une œuvre profondément humaine, où le rire et l’empathie ne sont jamais très loin. Une comédie humaine aux accents de vaudeville qui sonde les ressorts de l’âme roumaine, dans ce qu’elle a de plus attachant et de plus agaçant.
À découvrir ou à relire
Le choc des cultures entre Arthur le Franco-Roumain et son pays d’adoption
Au cœur de « Charivari à Bucarest », le personnage d’Arthur cristallise le choc des cultures entre un Franco-Roumain et son pays d’adoption. À travers son regard mi-amusé mi-consterné, Sylvain Audet-Gainar explore avec subtilité ce grand écart permanent entre deux univers, deux systèmes de valeurs, deux rapports au monde. Arthur apparaît comme un passeur entre ces deux cultures, un trait d’union incarné entre l’Est et l’Ouest. Mais cette position d’entre-deux est aussi source de malentendus, de frustrations et de remises en question identitaires.
Installé depuis plusieurs années à Bucarest, Arthur a beau maîtriser les codes et les usages locaux, il n’en reste pas moins viscéralement français dans sa manière d’appréhender la réalité. Son cartésianisme foncier se heurte souvent à l’apparente irrationalité de certaines situations, qu’il s’agisse des lourdeurs bureaucratiques kafkaïennes ou des réflexes de corruption banalisée. Son sens de la mesure et son souci de l’État de droit sont mis à rude épreuve face au chaos ambiant et à l’impunité des puissants.
Mais c’est surtout dans son rapport au temps et à l’histoire qu’Arthur incarne ce grand écart culturel. Héritier de la tradition révolutionnaire française, attaché aux valeurs universalistes des Lumières, il peine à comprendre la profondeur des traumatismes laissés par un demi-siècle de dictature communiste. Là où il voudrait tourner la page pour construire un avenir commun, il se heurte sans cesse aux pesanteurs du passé, aux non-dits et aux arrière-pensées d’une société encore hantée par ses vieux démons.
Pour autant, Arthur est loin d’être un donneur de leçons ou un expatrié condescendant. Animé d’une empathie sincère et d’une curiosité bienveillante pour son pays d’adoption, il s’efforce de comprendre de l’intérieur les ressorts profonds de l’âme roumaine. Ses errements et ses maladresses sont autant d’occasions de questionner ses propres certitudes, de relativiser son regard ethnocentré. Au fil de son enquête sur le passé de son beau-père, c’est aussi sa propre identité composite qu’il interroge, dans un anxiogène jeu de miroirs entre filiation et affiliation.
Ce tiraillement identitaire s’incarne jusque dans sa cellule familiale, véritable caisse de résonance des contradictions de la société roumaine. Sa femme Iulia, brillante chirurgienne à l’esprit émancipé, n’en reste pas moins prisonnière de certains schémas traditionnels, comme en témoigne sa soudaine « fugue » pour s’extraire du carcan familial. Quant à leurs enfants, élevés dans un entre-deux culturel parfois schizophrénique, ils cristallisent les espoirs et les inquiétudes d’une génération tiraillée entre Est et Ouest, tradition et modernité, réflexes communautaires et tentation de l’individualisme.
Mais c’est peut-être à travers la truculente galerie de personnages secondaires que le choc des cultures s’exprime avec le plus de saveur et d’acuité. Des idéalistes désenchantés aux golden boys sans scrupules, des intellectuels nostalgiques aux jeunes loups de la politique, tous incarnent une facette de cette Roumanie en pleine mue, prise entre deux mondes. Leurs trajectoires chaotiques et leurs discours passionnés sont autant de prismes pour appréhender les lignes de faille d’une société en quête d’elle-même.
Sylvain Audet-Gainar réussit le tour de force de transformer ce qui pourrait n’être qu’un banal choc culturel en véritable carburant narratif et en support d’une réflexion nuancée sur les déchirements de la Roumanie contemporaine. La confrontation entre le regard intérieur/extérieur d’Arthur et l’identité composite de son pays d’adoption devient le moteur d’une irrésistible comédie humaine, un miroir tendu avec humour et lucidité à une nation et à un continent en pleine redéfinition. Une odyssée identitaire pleine de bruit et de fureur, dont on ressort avec le sentiment grisant d’avoir approché au plus près, dans ses contradictions et sa complexité, l’âme d’un pays et d’un peuple en pleine effervescence.
Une écriture vive, moderne et déjantée, dans la veine de San-Antonio
L’un des grands bonheurs de lecture que réserve « Charivari à Bucarest » réside assurément dans la jubilation langagière qui irradie chaque page du roman. Sylvain Audet-Gainar y déploie une écriture vive, moderne et déjantée, dans la grande tradition du polar humoristique à la française, et plus particulièrement dans la veine du regretté maître du genre, Frédéric Dard alias San-Antonio. De l’argot faubourien aux néologismes les plus farfelus en passant par les calembours potaches et les métaphores loufoques, ce roman est une véritable fête du langage, un feu d’artifice verbal qui n’est pas sans rappeler les grandes heures de la Série Noire.
Dès les premières pages, le ton est donné : ça fuse, ça crépite, ça bastonne à tout-va dans une langue inventive et colorée qui n’a pas peur de bousculer le « bien-écrire ». Le narrateur, Arthur, y va de son petit commentaire acerbe sur tout ce qui lui tombe sous les mirettes, enchaînant les formules choc, les comparaisons loufoques et les digressions décalées. On pense bien sûr aux envolées lyriques et gouailleuses d’un San-Antonio, grand pourfendeur du français académique et pompier. Comme son illustre prédécesseur, Sylvain Audet-Gainar prend un malin plaisir à dynamiter les clichés, à faire des entorses à la syntaxe, à désacraliser la langue par une inventivité de tous les instants.
Mais cette écriture déjantée n’est jamais gratuite ou purement ludique. Comme chez Frédéric Dard, elle est indissociable d’une vision du monde, d’un regard aiguisé et sans concession sur les travers de la société. Le style se fait caustique, volontiers provocateur, pour mieux épingler les puissants, railler les conformismes, égratigner les bien-pensants. Chaque néologisme cocasse, chaque détournement de expression figée est une pierre dans le jardin de la bêtise et de la vanité humaines. Le rire devient une arme de démolition massive, un rempart libertaire contre le prêt-à-penser et la novlangue managériale.
Cette écriture jubilatoire puise aussi sa sève dans un art consommé du portrait et de la caractérisation. De la commissaire Berudescu au détective Mititel en passant par l’inénarrable Marcela, tous les protagonistes ont droit à leur « cartouche » verbale, un concentré d’humour ravageur qui les croque en quelques formules assassines. Chaque apparition d’un personnage donne lieu à un morceau de bravoure descriptif, où la langue se fait tour à tour caricaturale, volontiers égrillarde, toujours inattendue. On retrouve ici le goût des surnoms burlesques et des sobriquets hauts en couleur qui faisait tout le sel des romans de San-Antonio.
Mais Sylvain Audet-Gainar ne se contente pas d’être un digne héritier de cette grande tradition de l’argot littéraire et du calembour potache. Il y ajoute sa propre « patte », un style reconnaissable entre tous qui marie avec bonheur inventivité langagière et acuité du regard sociologique. Chez lui, la cascade de jeux de mots et de trouvailles cocasses est toujours enchâssée dans une description minutieuse des réalités roumaines post-communistes. Le burlesque le plus débridé côtoie l’observation quasi ethnographique, dans une alchimie qui n’appartient qu’à lui.
Autre grande réussite de cette écriture : sa capacité à passer en un clin d’œil du plus trivial au plus poétique, de la blague de corps de garde à l’envolée lyrique inattendue. Au détour d’une description satirique ou d’un dialogue survolté surgit soudain une image d’une grande beauté, une phrase ample et musicale qui vient comme contrebalancer la vulgarité assumée de certains passages. C’est cette aptitude à jouer sur tous les registres, à marier les contraires avec une virtuosité confondante, qui fait tout le prix de cette langue inclassable.
Alors oui, « Charivari à Bucarest » est bel et bien un roman « à la San-Antonio », un digne avatar de cette longue lignée de polars humoristiques qui ont durablement marqué le paysage littéraire français. Mais c’est aussi et surtout un livre d’une originalité et d’une personnalité confondantes, une « voix » unique dans le brouhaha de la rentrée littéraire. Par son écriture vive, moderne et déjantée, Sylvain Audet-Gainar signe bien plus qu’un « pastiche » inspiré : une œuvre profondément singulière, où la Roumanie d’aujourd’hui se révèle dans toute sa truculence et sa complexité, transfigurée par la magie d’une langue en perpétuelle ébullition.
À découvrir ou à relire
Un 3ème volet qui clôt la trilogie bucarestoise entamée avec « Du rififi à Bucarest »
Avec « Charivari à Bucarest », Sylvain Audet-Gainar clôt en beauté la truculente trilogie bucarestoise entamée avec « Du rififi à Bucarest » et brillamment poursuivie dans « Micmac à Bucarest ». Ce troisième volet apparaît comme l’aboutissement logique et nécessaire d’une aventure littéraire au long cours, qui aura tenu les lecteurs en haleine pendant près d’une décennie. Loin d’être une simple « suite » commerciale, ce roman se révèle indispensable pour donner tout leur sens et leur profondeur aux deux opus précédents, offrant un point d’orgue magistral à cette comédie humaine déjantée.
On y retrouve avec bonheur le personnage d’Arthur Weber, attachant Franco-Roumain embarqué bien malgré lui dans une série d’aventures rocambolesques au cœur de la Bucarest post-communiste. Mais si les deux premiers volumes le montraient aux prises avec les arcanes de la politique locale et les fantômes d’un passé trouble, ce dernier opus le confronte à un défi autrement plus intime et déstabilisant : lever le voile sur les secrets de son beau-père Vasile, figure énigmatique et controversée dont il ne sait finalement que peu de choses. C’est donc à une véritable quête identitaire que nous convie cette fois l’auteur, une plongée vertigineuse dans les méandres de la mémoire familiale et collective.
Ce faisant, Sylvain Audet-Gainar boucle magistralement la boucle, offrant une résolution aussi inattendue que satisfaisante aux multiples intrigues et sous-intrigues distillées au fil des pages. Les pièces éparses du puzzle s’assemblent enfin, les zones d’ombre s’éclairent, les personnages révèlent leur véritable nature, dans un savant jeu de miroirs entre passé et présent. Mais loin de se complaire dans un dénouement artificiellement « happy end », l’auteur maintient jusqu’au bout une subtile ambiguïté, une part d’incertitude qui confère à son récit une profondeur et une résonance singulières.
Car à travers les révélations sur le passé de Vasile, c’est toute la Roumanie d’hier et d’aujourd’hui qui se trouve passée au crible d’une analyse aussi lucide que mordante. En exhumant les secrets de famille, Arthur lève le voile sur les compromissions et les renoncements d’une nation encore hantée par les fantômes de la dictature. La « Roumanoscope » si singulière de Sylvain Audet-Gainar, mélange d’humour potache et de mélancolie désabusée, de tendresse bourrue et de férocité satirique, se révèle une fois de plus d’une étonnante justesse pour saisir l’âme de ce pays en pleine mue.
Mais ce serait une erreur de réduire ce roman à sa seule dimension « exotique » ou socio-politique. Comme dans les deux volets précédents, l’auteur réussit le tour de force d’enchâsser sa chronique roumaine dans une comédie humaine aux résonances universelles. Les trajectoires cocasses ou tragiques de ses personnages, leurs questionnements existentiels souvent noyés sous une couche de dérision salvatrice, transcendent largement le simple « pittoresque » local. À travers cette galerie de portraits hauts en couleur se dessine en creux une réflexion profonde sur la difficulté à être soi dans un monde en plein bouleversement, sur les impasses de la mémoire et les nécessaires compromis avec le réel.
Il y a donc quelque chose de profondément réconfortant et de rassurant dans cette « fin de cycle » que représente « Charivari à Bucarest ». Non que l’auteur cède à la tentation d’un happy-end forcé ou d’une « résolution » artificielle des contradictions. Mais en refermant ce livre, on a le sentiment que quelque chose s’est apaisé, qu’un subtil équilibre a été trouvé entre le bruit et la fureur d’une Histoire en marche et la quête intime d’un homme en butte à ses propres démons. Cet ultime volet vient ainsi « couronner » une entreprise romanesque au long cours, lui conférer une cohérence et une nécessité profondes par-delà l’apparente succession des épisodes picaresques.
Alors oui, qu’on se le dise : la boucle est bouclée, le charivari peut prendre fin et les masques tomber ! Avec ce dernier opus, Sylvain Audet-Gainar ne se contente pas de « boucler » une trilogie : il lui donne tout son sens, toute sa portée, mêlant avec une maestria confondante la petite et la grande histoire, l’intime et le politique, le local et l’universel. Un roman d’apprentissage et une chronique sociologique, un polar déjanté et une quête identitaire, une comédie loufoque et une méditation sur le temps qui passe… Comme ses deux brillants prédécesseurs, « Charivari à Bucarest » se révèle inclassable, résolument hybride, débordant avec gourmandise son « cahier des charges » initial. Et c’est peu dire qu’on en redemande !
Extrait Première Page du livre
» Chapitre 1
At first, I was afraid, I was petrified…
La voix de Gloria Gaynor vient à peine de retentir que les premières paroles de cette chanson me semblent avoir été conçues pour moi, décrivant à la perfection mon état du moment. Et encore, « pétrifié » n’est qu’un euphémisme !
J’aurais pourtant dû m’y attendre. Je connais cette bande d’anars à la retraite depuis des années et ça n’est pas le premier enterrement de l’un de ces vieux spécimens inclassables auquel j’assiste. Cette fois-ci, cependant, je pense que nous atteignons des sommets ! Mais par quoi commencer pour vous faire piger le topo ?
Sans doute en donnant priorité au défunt. Car mon étonnement principal réside dans le fait que Constantin n’était pas le plus excentrique de toute cette troupe d’octogénaires déjantés. Bon vivant certes, assez grassouillet, l’esprit blagueur, il était malgré tout un homme assez mesuré et plutôt consensuel. Sans quoi, il n’aurait jamais pu supporter de passer une existence entière aux côtés de Marcela, sa vindicative épouse aux cheveux rouges et au corps sec, lui reprochant à longueur de temps ses plaisanteries graveleuses d’« hétéro-plouc » et sa mentalité irréductiblement « machisto-rétrograde ». Pour tout vous dire, ces deux-là ont toujours formé à mes yeux une sorte de yin-yang improbable. Malgré leurs opinions diamétralement opposées sur bien des sujets, ils composaient de fait un couple consubstantiel. Cahin-caha, je vous l’accorde ! Mais ces deux meilleurs ennemis du monde parvinrent tout de même à cumuler soixante échelons de vie commune à leur compteur ! Chapeau bas ! «
- Titre : Charivari à Bucarest
- Auteur : Sylvain Audet-Gainar
- Éditeur : Rober Laffont
- Nationalité : France/Roumanie
- Date de sortie : 2024
Page Officielle : sylvainaudetgainar.com
Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis plus de 60 ans, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.