« L’Affaire Moro » de Sciascia : Anatomie d’une tragédie politique

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L'Affaire Moro de Leonardo Sciascia

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Contexte historique et politique de l’Italie des années 70

L’Italie des années 1970 traverse une période de profonde instabilité politique et sociale, connue sous le nom d' »années de plomb ». Cette décennie est marquée par une violence politique sans précédent, caractérisée par des attentats terroristes, des enlèvements et des assassinats. C’est dans ce contexte tumultueux que Leonardo Sciascia écrit « L’Affaire Moro », publié en 1978, peu après l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges.

La scène politique italienne de l’époque est dominée par la Démocratie chrétienne (DC), parti au pouvoir depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, le Parti communiste italien (PCI), le plus important d’Europe occidentale, gagne en influence et menace l’hégémonie de la DC. Cette situation engendre des tensions au sein de la société italienne, partagée entre le conservatisme catholique et les aspirations révolutionnaires de la gauche.

Les mouvements sociaux et étudiants de 1968 ont laissé des traces profondes dans la société italienne. Une partie de la jeunesse, déçue par l’échec de ces mouvements à provoquer un changement radical, se radicalise et se tourne vers la lutte armée. C’est dans ce contexte que naissent les Brigades rouges, groupe terroriste d’extrême gauche qui deviendra tristement célèbre pour ses actions violentes, dont l’enlèvement d’Aldo Moro.

Parallèlement, l’Italie est secouée par une série d’attentats attribués à l’extrême droite, dans le cadre de la « stratégie de la tension ». Ces attentats, dont le plus meurtrier est celui de la gare de Bologne en 1980, visent à créer un climat de peur propice à un durcissement autoritaire du régime. Des soupçons de collusion entre certains secteurs de l’État et ces groupes d’extrême droite alimentent la méfiance de la population envers les institutions.

Sur le plan économique, l’Italie connaît une période difficile, marquée par l’inflation, le chômage et les conflits sociaux. Les syndicats sont puissants et les grèves fréquentes, paralysant régulièrement le pays. Cette situation économique tendue exacerbe les tensions sociales et politiques.

C’est dans ce contexte complexe qu’intervient l’enlèvement d’Aldo Moro, le 16 mars 1978. Moro, figure emblématique de la Démocratie chrétienne et artisan du « compromis historique » visant à intégrer le PCI dans la majorité gouvernementale, est enlevé par les Brigades rouges alors qu’il se rendait au Parlement pour l’investiture d’un nouveau gouvernement. Cet événement marque un tournant dans l’histoire politique italienne et cristallise toutes les tensions de l’époque.

Sciascia, observateur lucide de la société italienne, saisit immédiatement l’importance historique de cet événement. Son livre « L’Affaire Moro » n’est pas seulement une chronique de l’enlèvement, mais une réflexion profonde sur le pouvoir, la raison d’État et la nature même de la démocratie italienne. À travers son analyse de l’affaire Moro, Sciascia dresse un portrait sans concession de l’Italie des années 70, de ses contradictions et de ses zones d’ombre.

En somme, « L’Affaire Moro » s’inscrit dans un contexte historique et politique extrêmement tendu, où la violence politique, les luttes de pouvoir et les questionnements sur la nature de l’État italien sont au cœur des préoccupations. C’est ce contexte qui donne toute sa force et sa pertinence à l’analyse de Sciascia, faisant de son livre non seulement un témoignage sur un événement tragique, mais aussi une réflexion intemporelle sur les mécanismes du pouvoir et les dérives de la raison d’État.

livres de Leonardo Sciascia

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Leonardo Sciascia : un écrivain engagé face au terrorisme

Leonardo Sciascia, écrivain sicilien né en 1921, s’est imposé comme l’une des voix les plus importantes de la littérature italienne du XXe siècle. Son engagement intellectuel et politique, particulièrement manifeste dans « L’Affaire Moro », témoigne de sa volonté constante de décrypter les mécanismes du pouvoir et de dénoncer les injustices sociales.

Dès ses premières œuvres, Sciascia a fait preuve d’un intérêt particulier pour les questions de justice et de corruption, souvent à travers le prisme de sa Sicile natale. Ses romans, tels que « Le Jour de la Chouette » ou « Todo modo », mêlent habilement enquête policière et critique sociale, créant un style unique que certains ont qualifié de « polar métaphysique ». Cette approche, qui combine rigueur intellectuelle et sensibilité littéraire, trouve son apogée dans « L’Affaire Moro ».

Face au terrorisme qui secoue l’Italie dans les années 70, Sciascia adopte une position complexe et nuancée. S’il condamne sans équivoque la violence des Brigades rouges, il refuse également de se ranger derrière un discours simpliste de soutien inconditionnel à l’État. Au contraire, il cherche à comprendre les racines profondes du terrorisme, tout en mettant en lumière les contradictions et les zones d’ombre de la réponse étatique.

Dans « L’Affaire Moro », Sciascia pousse plus loin son engagement en se faisant à la fois chroniqueur et analyste d’un événement en cours. Publié seulement quelques mois après l’assassinat d’Aldo Moro, le livre témoigne de l’urgence ressentie par l’auteur de prendre la parole sur un sujet qui ébranle les fondements mêmes de la démocratie italienne. Cette immédiateté confère à l’œuvre une intensité particulière, tout en démontrant la capacité de Sciascia à saisir la portée historique d’un événement alors que celui-ci est encore brûlant d’actualité.

L’engagement de Sciascia dans « L’Affaire Moro » se manifeste également par sa méthode d’investigation. L’auteur se fait enquêteur, disséquant minutieusement les communiqués des Brigades rouges, les déclarations des hommes politiques et les lettres de Moro lui-même. Cette approche, qui emprunte autant à la critique littéraire qu’au journalisme d’investigation, permet à Sciascia de mettre en lumière les incohérences du discours officiel et de proposer sa propre interprétation des événements.

Cependant, l’engagement de Sciascia va au-delà de la simple analyse des faits. À travers « L’Affaire Moro », l’auteur s’interroge sur la nature même du pouvoir et sur les limites de la raison d’État. Il questionne la légitimité d’un État qui, au nom de sa propre préservation, serait prêt à sacrifier la vie d’un de ses citoyens. Cette réflexion éthique et philosophique élève le livre au-delà du simple commentaire politique, en faisant une œuvre de portée universelle.

L’engagement de Sciascia face au terrorisme se traduit aussi par une critique acerbe de la classe politique italienne. L’auteur dénonce l’incompétence, la lâcheté et parfois même la complicité tacite des dirigeants face à la menace terroriste. Cette critique sans concession lui vaudra d’ailleurs de nombreuses inimitiés dans les cercles du pouvoir.

Enfin, il est important de noter que l’engagement de Sciascia dans « L’Affaire Moro » n’est pas sans risque. En prenant position de manière si tranchée sur un sujet aussi sensible, l’auteur s’expose à des critiques virulentes, voire à des menaces. Pourtant, fidèle à sa conception du rôle de l’intellectuel dans la société, Sciascia assume pleinement cette prise de parole, considérant qu’il est de son devoir de mettre sa plume au service de la vérité et de la justice.

En conclusion, « L’Affaire Moro » représente le point culminant de l’engagement de Leonardo Sciascia face au terrorisme et aux dérives du pouvoir. À travers cette œuvre, l’auteur sicilien affirme sa position d’intellectuel engagé, capable d’analyser avec acuité les événements les plus troubles de son époque tout en proposant une réflexion profonde sur la nature du pouvoir et de la démocratie.

La structure narrative et le style de Sciascia dans « L’Affaire Moro »

« L’Affaire Moro » se distingue par une structure narrative complexe et un style d’écriture unique, caractéristiques de l’œuvre de Leonardo Sciascia. L’auteur sicilien mêle habilement analyse politique, enquête journalistique et réflexion philosophique, créant ainsi un texte hybride qui défie les classifications traditionnelles.

La structure du livre ne suit pas une chronologie linéaire des événements. Au contraire, Sciascia adopte une approche fragmentaire, entrecoupant son récit de digressions, de réflexions personnelles et d’analyses de documents. Cette structure éclatée reflète la complexité de l’affaire Moro elle-même, avec ses nombreuses zones d’ombre et ses multiples interprétations possibles.

L’un des aspects les plus frappants du style de Sciascia dans cet ouvrage est son utilisation du conditionnel et de l’hypothétique. L’auteur ne prétend pas détenir la vérité absolue sur l’affaire, mais propose plutôt une série d’hypothèses et d’interprétations possibles. Cette approche prudente et nuancée contraste avec le discours dogmatique des autorités et des médias de l’époque, et invite le lecteur à exercer son propre jugement critique.

Sciascia fait également preuve d’une grande maîtrise dans l’art de l’intertextualité. Il intègre dans son texte de nombreuses citations, non seulement des communiqués des Brigades rouges et des lettres de Moro, mais aussi d’œuvres littéraires, de textes philosophiques et de documents historiques. Ces références multiples enrichissent le texte et lui confèrent une profondeur intellectuelle remarquable.

Le style de Sciascia est également caractérisé par un usage subtil de l’ironie et du sarcasme. L’auteur manie ces outils rhétoriques avec une grande finesse pour critiquer la classe politique italienne et mettre en lumière les absurdités de la situation. Cette ironie, souvent mordante, contribue à maintenir un ton critique tout au long de l’ouvrage, sans pour autant tomber dans le pamphlet ou la diatribe.

Un autre aspect notable du style de Sciascia est sa capacité à passer du particulier au général, de l’anecdote à la réflexion philosophique. À partir des détails de l’affaire Moro, l’auteur développe des réflexions plus larges sur la nature du pouvoir, la raison d’État ou encore le rôle des médias dans la société moderne. Cette oscillation constante entre le concret et l’abstrait donne au texte une portée universelle qui dépasse le cadre de l’Italie des années 70.

La prose de Sciascia est à la fois précise et élégante. Son écriture, d’une grande clarté, parvient à rendre accessible des concepts complexes sans jamais tomber dans la simplification excessive. Cette limpidité stylistique contraste avec l’opacité des faits relatés, créant ainsi une tension narrative qui maintient l’intérêt du lecteur tout au long du livre.

Enfin, il est important de noter que Sciascia adopte une posture narrative particulière dans « L’Affaire Moro ». L’auteur se met lui-même en scène comme un enquêteur, un observateur critique des événements. Cette approche autoréflexive, où l’auteur questionne constamment sa propre démarche et ses propres conclusions, ajoute une dimension supplémentaire à l’ouvrage.

En conclusion, la structure narrative et le style de Sciascia dans « L’Affaire Moro » sont indissociables du propos de l’ouvrage. La complexité de la structure, la richesse des références, l’usage de l’ironie et la clarté de la prose concourent à créer une œuvre qui est à la fois une enquête minutieuse sur un événement historique et une réflexion profonde sur les mécanismes du pouvoir. C’est cette alchimie unique entre fond et forme qui fait de « L’Affaire Moro » un classique de la littérature politique du XXe siècle.

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Le portrait d’Aldo Moro : de l’homme politique à l’otage

Dans « L’Affaire Moro », Leonardo Sciascia dresse un portrait complexe et nuancé d’Aldo Moro, figure centrale de la politique italienne d’après-guerre. L’auteur nous présente Moro non pas comme une icône politique intouchable, mais comme un homme aux multiples facettes, dont la tragédie personnelle se confond avec celle de l’Italie tout entière.

Sciascia commence par dépeindre Moro comme un homme politique habile et influent, architecte du « compromis historique » visant à rapprocher la Démocratie chrétienne du Parti communiste italien. L’auteur souligne la capacité de Moro à naviguer dans les eaux troubles de la politique italienne, usant d’un langage souvent obscur et alambiqué pour concilier des positions apparemment inconciliables. Cette description initiale pose les bases du drame à venir, en montrant comment les qualités mêmes qui ont fait le succès politique de Moro vont se retourner contre lui durant sa captivité.

Le portrait de Moro change radicalement après son enlèvement. Sciascia analyse minutieusement les lettres écrites par Moro durant sa détention, y décelant non pas la voix d’un homme brisé ou manipulé, comme le prétendaient alors les autorités, mais celle d’un individu lucide, tentant désespérément de négocier sa libération. L’auteur met en lumière la transformation de Moro, qui passe du statut d’homme d’État à celui d’homme tout court, confronté à sa propre mortalité et à l’abandon de ceux qu’il considérait comme ses alliés.

Sciascia s’attarde particulièrement sur le langage utilisé par Moro dans ses lettres. Il y voit non pas une preuve de la pression exercée par ses ravisseurs, mais la continuation du style politique de Moro, adapté à sa nouvelle situation. Cette analyse linguistique fine permet à l’auteur de réfuter l’argument selon lequel Moro n’était plus lui-même durant sa captivité, et de souligner au contraire la cohérence de sa pensée et de son action.

Le portrait dressé par Sciascia met également en lumière la solitude croissante de Moro. Abandonné par son parti et par l’État qu’il a servi pendant des décennies, Moro apparaît comme une figure tragique, victime non seulement de ses ravisseurs, mais aussi de la raison d’État qu’il a lui-même contribué à façonner. Sciascia montre comment l’homme politique, habitué à manier les leviers du pouvoir, se trouve soudain impuissant face à la machine étatique qu’il a contribué à construire.

L’auteur n’hésite pas à souligner les contradictions et les ambiguïtés de Moro. Il le présente comme un homme capable de grande finesse politique, mais aussi de naïveté face à la brutalité de ses ravisseurs et à l’indifférence de ses anciens alliés. Cette approche nuancée permet à Sciascia d’éviter l’hagiographie tout en suscitant l’empathie du lecteur pour le sort de Moro.

Un aspect particulièrement poignant du portrait de Moro est la façon dont Sciascia décrit sa prise de conscience progressive de son sort. À travers l’analyse des lettres, l’auteur montre comment Moro passe de l’espoir à la résignation, puis à une forme de lucidité désespérée sur sa situation. Ce processus psychologique, minutieusement décrit, confère une dimension profondément humaine au récit.

Enfin, Sciascia s’interroge sur la transformation de Moro en symbole après sa mort. Il critique la façon dont l’État et les médias ont cherché à récupérer son image, effaçant les aspects les plus troublants de l’affaire pour en faire un martyr de la démocratie. Ce faisant, l’auteur invite le lecteur à réfléchir sur la construction de la mémoire collective et sur la manipulation de l’histoire à des fins politiques.

En conclusion, le portrait d’Aldo Moro que dresse Sciascia dans son ouvrage est à la fois intime et politique, critique et empathique. En montrant la transformation de l’homme d’État en otage, puis en symbole, l’auteur offre une réflexion profonde sur la nature du pouvoir, la fragilité de l’individu face aux mécanismes de l’État, et les contradictions inhérentes à la démocratie italienne. Ce portrait complexe et nuancé constitue l’un des aspects les plus fascinants et les plus durables de « L’Affaire Moro ».

Les Brigades rouges : entre idéologie et criminalité

Dans « L’Affaire Moro », Leonardo Sciascia offre une analyse pénétrante des Brigades rouges, le groupe terroriste responsable de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro. L’auteur s’efforce de comprendre la nature complexe de cette organisation, oscillant entre idéologie révolutionnaire et pure criminalité.

Sciascia commence par replacer les Brigades rouges dans le contexte politique et social de l’Italie des années 70. Il montre comment ce groupe est né des cendres des mouvements étudiants et ouvriers de 1968, porteur d’une idéologie marxiste-léniniste radicale et d’un profond rejet du système politique italien. L’auteur souligne la façon dont les Brigades rouges se sont positionnées comme les héritiers d’une longue tradition de lutte révolutionnaire, se voyant comme les combattants d’une guerre de libération contre l’État « impérialiste ».

Cependant, Sciascia ne se contente pas de rapporter l’auto-représentation des Brigades rouges. Il soumet leur discours et leurs actions à une analyse critique rigoureuse, mettant en lumière les contradictions entre leur rhétorique révolutionnaire et la réalité de leurs actes. L’auteur montre comment, sous couvert de lutte politique, les Brigades rouges ont souvent adopté des méthodes et des objectifs plus proches de ceux du crime organisé que d’un véritable mouvement révolutionnaire.

L’analyse de Sciascia est particulièrement perspicace lorsqu’il examine la stratégie de communication des Brigades rouges durant l’affaire Moro. Il décortique leurs communiqués, mettant en évidence leur utilisation d’un langage codé, mélange de jargon marxiste et de références culturelles obscures. Cette analyse linguistique permet à l’auteur de montrer comment les Brigades rouges ont cherché à se construire une image de mouvement intellectuel et politique, tout en masquant la brutalité de leurs actions.

Sciascia s’intéresse également à la structure interne des Brigades rouges. Il décrit une organisation hiérarchisée et cloisonnée, fonctionnant selon des principes quasi-militaires. Cette structure, note l’auteur, contraste fortement avec l’idéal d’égalité et de démocratie directe prôné par le groupe dans ses déclarations publiques. Sciascia y voit une preuve supplémentaire de l’écart entre l’idéologie affichée et la réalité opérationnelle des Brigades rouges.

L’auteur ne néglige pas non plus la dimension psychologique du terrorisme. Il s’interroge sur les motivations profondes des membres des Brigades rouges, suggérant que pour beaucoup d’entre eux, l’engagement dans la lutte armée relevait autant d’une quête de sens personnel que d’une véritable conviction politique. Cette analyse psychologique ajoute une dimension humaine à la compréhension du phénomène terroriste.

Un aspect particulièrement intéressant de l’analyse de Sciascia est sa réflexion sur les liens potentiels entre les Brigades rouges et d’autres acteurs du paysage politique italien. Sans tomber dans la théorie du complot, l’auteur soulève des questions troublantes sur les possibles manipulations dont le groupe aurait pu faire l’objet, que ce soit de la part de services secrets étrangers ou de factions au sein même de l’État italien.

Enfin, Sciascia s’interroge sur l’impact à long terme des actions des Brigades rouges sur la société italienne. Il montre comment, loin de provoquer la révolution espérée, le terrorisme a eu pour effet de renforcer les tendances autoritaires au sein de l’État et de discréditer durablement la gauche radicale italienne. Cette réflexion sur les conséquences non intentionnelles de l’action terroriste ajoute une dimension tragique au portrait des Brigades rouges.

En conclusion, l’analyse que fait Sciascia des Brigades rouges dans « L’Affaire Moro » est remarquable par sa profondeur et sa nuance. En refusant à la fois la diabolisation simpliste et la romantisation du terrorisme, l’auteur offre une compréhension complexe de ce phénomène, mettant en lumière les contradictions entre idéologie et pratique, entre discours révolutionnaire et réalité criminelle. Cette analyse reste d’une pertinence troublante pour comprendre les mouvements terroristes contemporains.

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La critique de la classe politique italienne

Dans « L’Affaire Moro », Leonardo Sciascia livre une critique acerbe et sans concession de la classe politique italienne. Cette critique, qui traverse l’ensemble de l’ouvrage, constitue l’un des aspects les plus percutants et controversés du livre.

Sciascia commence par dénoncer l’incompétence et l’aveuglement des dirigeants politiques face à la menace terroriste. Il montre comment, malgré les signes avant-coureurs, la classe politique n’a pas su ou voulu prendre la mesure du danger que représentaient les Brigades rouges. Cette incapacité à anticiper et à réagir de manière adéquate est présentée par l’auteur comme symptomatique d’une classe dirigeante déconnectée des réalités du pays.

L’auteur s’attaque ensuite à ce qu’il perçoit comme la duplicité de nombreux hommes politiques durant la crise. Il décrit avec une ironie mordante la façon dont certains responsables, tout en affichant publiquement leur détermination à ne pas céder au chantage des terroristes, cherchaient en coulisses des moyens de négocier. Cette hypocrisie est présentée par Sciascia comme caractéristique d’une culture politique italienne marquée par le double langage et les arrangements occultes.

La critique de Sciascia se fait particulièrement virulente lorsqu’il aborde l’attitude de la Démocratie chrétienne, le parti d’Aldo Moro, durant sa captivité. L’auteur dénonce ce qu’il considère comme un abandon pur et simple de Moro par ses anciens alliés. Il montre comment, au nom de la raison d’État, le parti a choisi de sacrifier l’un des siens, allant jusqu’à nier l’authenticité des lettres envoyées par Moro durant sa détention.

Sciascia ne se contente pas de critiquer les acteurs directement impliqués dans l’affaire Moro. Il étend son analyse à l’ensemble du système politique italien, qu’il décrit comme profondément corrompu et inefficace. Il pointe du doigt les réseaux clientélistes, les luttes de pouvoir internes et l’absence de vision à long terme qui, selon lui, caractérisent la politique italienne de l’époque.

L’auteur s’attarde également sur le rôle ambigu joué par le Parti communiste italien durant la crise. Il montre comment le PCI, dans son empressement à prouver sa respectabilité et son attachement aux institutions, a fini par adopter une position presque plus intransigeante que celle de la Démocratie chrétienne. Cette attitude est présentée par Sciascia comme une trahison des idéaux de gauche et une manifestation supplémentaire de l’opportunisme qui règne dans la classe politique.

Un aspect particulièrement intéressant de la critique de Sciascia concerne le langage utilisé par les hommes politiques. L’auteur décortique avec une précision chirurgicale les discours officiels, mettant en lumière l’usage d’une rhétorique creuse et d’un jargon obscur destinés à masquer l’absence de contenu réel. Cette critique du langage politique s’inscrit dans une réflexion plus large sur le rapport entre pouvoir et manipulation du langage.

Sciascia n’épargne pas non plus les médias et les intellectuels qu’il accuse de complicité avec le pouvoir. Il dénonce la façon dont la presse a largement relayé la version officielle des événements, sans exercer son devoir de critique et d’investigation. Quant aux intellectuels, l’auteur leur reproche leur silence ou leur alignement sur les positions du pouvoir, au mépris de leur rôle traditionnel de contre-pouvoir.

Enfin, la critique de Sciascia prend une dimension plus philosophique lorsqu’il s’interroge sur la nature même du pouvoir en Italie. Il décrit un système où la préservation du pouvoir est devenue une fin en soi, au détriment de toute considération éthique ou de tout projet politique véritable. Cette réflexion sur la dégénérescence du pouvoir confère à la critique de Sciascia une portée qui dépasse largement le cadre de l’affaire Moro.

En conclusion, la critique de la classe politique italienne que développe Sciascia dans « L’Affaire Moro » est d’une rare virulence. Elle constitue non seulement une dénonciation des dysfonctionnements du système politique italien, mais aussi une réflexion profonde sur la nature du pouvoir et sur la responsabilité des élites dans les crises que traverse une société. Cette critique, par sa lucidité et son intransigeance, reste d’une troublante actualité.

La théorie du complot et les zones d’ombre de l’affaire

Dans « L’Affaire Moro », Leonardo Sciascia aborde avec prudence mais détermination les nombreuses zones d’ombre qui entourent l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro. Sans jamais verser dans le sensationnalisme ou la spéculation débridée, l’auteur soulève des questions troublantes qui alimentent la théorie du complot, tout en maintenant une approche critique et nuancée.

Sciascia commence par mettre en lumière les incohérences et les lacunes de l’enquête officielle. Il pointe du doigt la rapidité avec laquelle certaines pistes ont été abandonnées, l’absence de suivi de témoignages potentiellement cruciaux, et la destruction inexpliquée de preuves importantes. Ces manquements, selon l’auteur, ne peuvent s’expliquer uniquement par l’incompétence ou la négligence, et suggèrent une possible volonté délibérée d’obscurcir certains aspects de l’affaire.

L’auteur s’interroge ensuite sur le rôle ambigu joué par les services secrets italiens durant la crise. Il évoque des rumeurs persistantes selon lesquelles certains membres des services de renseignement auraient eu des contacts avec les Brigades rouges avant et pendant l’enlèvement de Moro. Sans affirmer catégoriquement l’existence d’une collusion, Sciascia souligne que ces allégations n’ont jamais fait l’objet d’une enquête approfondie, alimentant ainsi les soupçons.

Un autre aspect troublant soulevé par Sciascia concerne l’étrange inefficacité des forces de l’ordre dans leur recherche de Moro. L’auteur s’étonne de l’incapacité de la police et des carabiniers à localiser le lieu de détention de Moro, malgré les nombreux indices laissés par les ravisseurs. Cette apparente inaction soulève la question d’une possible complicité ou, du moins, d’un manque de volonté réelle de retrouver Moro vivant.

Sciascia aborde également la question délicate des possibles influences étrangères dans l’affaire. Il évoque les rumeurs persistantes d’une implication de la CIA américaine, motivée par la volonté d’empêcher le rapprochement entre la Démocratie chrétienne et le Parti communiste italien que Moro cherchait à orchestrer. Sans adhérer pleinement à cette théorie, l’auteur souligne que ces allégations méritent d’être examinées sérieusement.

L’auteur s’intéresse aussi aux zones d’ombre entourant la mort de Moro. Il relève les nombreuses incohérences dans les rapports d’autopsie et les témoignages concernant la découverte du corps. Ces éléments, selon Sciascia, soulèvent la possibilité troublante que les circonstances exactes de la mort de Moro aient été délibérément obscurcies.

Un aspect particulièrement intrigant de l’analyse de Sciascia concerne le « repaire » des Brigades rouges de la Via Gradoli à Rome. L’auteur s’interroge sur l’étrange coïncidence qui a vu ce lieu mentionné lors d’une séance de spiritisme, puis « découvert » par la police dans des circonstances peu claires. Cette anecdote, à la fois absurde et inquiétante, illustre pour Sciascia la dimension presque surréaliste de certains aspects de l’affaire.

Sciascia aborde également la question des lettres de Moro, dont certaines n’ont jamais été rendues publiques. Il s’interroge sur le contenu de ces missives manquantes et sur les raisons de leur dissimulation. Cette rétention d’information alimente, selon l’auteur, les soupçons d’une possible manipulation de la vérité par les autorités.

Enfin, Sciascia évoque la possibilité troublante que l’assassinat de Moro ait en réalité servi les intérêts de certains acteurs politiques. Il suggère que la mort de Moro a peut-être été perçue par certains comme une solution commode à la crise politique que traversait l’Italie, permettant de mettre fin au projet de « compromis historique » tout en créant un martyr politique.

En conclusion, si Sciascia ne souscrit pas pleinement à une théorie du complot globale, il met en lumière de nombreuses zones d’ombre qui continuent d’entourer l’affaire Moro. Son approche, à la fois rigoureuse et ouverte, invite le lecteur à s’interroger sur les mécanismes du pouvoir et sur la nature de la vérité historique. En soulevant ces questions troublantes, Sciascia ne cherche pas tant à résoudre l’énigme de l’affaire Moro qu’à mettre en garde contre les dangers d’une acceptation passive de la version officielle des événements.

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La dimension morale et philosophique de l’œuvre

« L’Affaire Moro » de Leonardo Sciascia transcende le simple récit d’un événement politique pour atteindre une dimension morale et philosophique profonde. L’auteur utilise cette tragédie comme un prisme à travers lequel il examine les grandes questions éthiques qui sous-tendent la vie politique et sociale.

Au cœur de la réflexion de Sciascia se trouve la question de la responsabilité morale en politique. L’auteur s’interroge sur les limites de la raison d’État et sur la légitimité d’un pouvoir qui, au nom de sa propre préservation, est prêt à sacrifier la vie d’un individu. Cette réflexion prend une dimension particulièrement poignante dans le cas de Moro, homme politique de premier plan abandonné par l’État qu’il a servi pendant des décennies.

Sciascia explore également la notion de vérité en politique. Il montre comment, dans l’affaire Moro, la vérité a été systématiquement manipulée, déformée, occultée par les différents acteurs en présence. Cette réflexion sur la nature de la vérité et sur sa relation au pouvoir fait écho aux travaux de philosophes comme Michel Foucault, et confère à l’œuvre une portée qui dépasse largement le cadre de l’Italie des années 70.

L’auteur s’interroge aussi sur la nature du mal en politique. Les Brigades rouges, avec leur idéologie meurtrière, incarnent une forme de mal évident. Mais Sciascia suggère que le mal peut prendre des formes plus subtiles et peut-être plus dangereuses : l’indifférence, la lâcheté, le cynisme dont font preuve certains responsables politiques face au sort de Moro sont présentés comme des manifestations d’un mal plus insidieux.

La question de la dignité humaine occupe également une place centrale dans la réflexion de Sciascia. À travers le sort de Moro, réduit à l’état d’otage et finalement assassiné, l’auteur nous invite à réfléchir sur la valeur de la vie humaine face aux impératifs politiques. Cette réflexion prend une dimension presque existentialiste lorsque Sciascia analyse les lettres de Moro, témoignages poignants d’un homme confronté à sa propre mortalité.

Sciascia aborde également la question de la responsabilité collective face à l’injustice. Il montre comment la société italienne dans son ensemble, par son silence ou son acceptation passive de la version officielle des événements, s’est rendue en quelque sorte complice de l’abandon de Moro. Cette réflexion sur la responsabilité collective fait écho aux travaux de philosophes comme Hannah Arendt sur la banalité du mal.

L’auteur s’interroge aussi sur le rôle de l’intellectuel dans la société. À travers sa propre démarche d’investigation et de critique, Sciascia affirme la nécessité pour l’intellectuel de questionner le pouvoir, de chercher la vérité au-delà des versions officielles. Cette posture éthique de l’intellectuel engagé est au cœur de l’œuvre de Sciascia.

La question de la mémoire et de son rapport à l’histoire est également centrale dans « L’Affaire Moro ». Sciascia montre comment le souvenir de Moro a été instrumentalisé, transformé en mythe politique au service du pouvoir. Cette réflexion sur la construction de la mémoire collective et sur ses enjeux politiques donne à l’œuvre une dimension presque prophétique.

Enfin, Sciascia aborde la question du langage et de son rapport au pouvoir. Il montre comment le langage peut être utilisé pour obscurcir la vérité, pour manipuler l’opinion, mais aussi comment il peut être un outil de résistance et de clarification. Cette réflexion sur le pouvoir des mots et sur leur relation à la vérité confère à l’œuvre une dimension presque métaphysique.

En conclusion, la dimension morale et philosophique de « L’Affaire Moro » élève cet ouvrage au-delà du simple commentaire politique. En utilisant cet événement tragique comme point de départ d’une réflexion plus large sur la nature du pouvoir, de la vérité et de la responsabilité morale, Sciascia propose une œuvre d’une profonde richesse intellectuelle. Cette dimension philosophique, loin d’être un simple exercice académique, est intimement liée à l’engagement politique et moral de l’auteur, faisant de « L’Affaire Moro » une œuvre à la fois intellectuellement stimulante et profondément humaine.

La réflexion sur le pouvoir, l’État et la raison d’État

Dans « L’Affaire Moro », Leonardo Sciascia développe une réflexion profonde et incisive sur la nature du pouvoir, le rôle de l’État et les limites de la raison d’État. Cette analyse, qui traverse l’ensemble de l’ouvrage, constitue l’une des contributions les plus importantes de Sciascia à la pensée politique contemporaine.

Au cœur de la réflexion de Sciascia se trouve une critique acerbe de la conception traditionnelle de la raison d’État. L’auteur montre comment, dans l’affaire Moro, l’invocation de la raison d’État a servi de justification à l’abandon d’un homme par les institutions qu’il avait longtemps servies. Sciascia interroge la légitimité d’un État qui, au nom de sa propre préservation, est prêt à sacrifier la vie d’un de ses citoyens. Cette question prend une dimension particulièrement poignante dans le cas de Moro, figure emblématique de la classe politique italienne.

Sciascia s’attaque également à ce qu’il perçoit comme une perversion du concept même d’État. Il décrit un système où l’État, au lieu d’être au service des citoyens, est devenu une fin en soi, un organisme qui cherche avant tout à assurer sa propre survie et à perpétuer le pouvoir de ceux qui le dirigent. Cette critique de l’État comme entité autonome et potentiellement oppressive fait écho aux réflexions de penseurs comme Michel Foucault sur la nature du pouvoir dans les sociétés modernes.

L’auteur s’intéresse aussi aux mécanismes par lesquels le pouvoir se maintient et se reproduit. Il montre comment, dans l’Italie des années 70, le pouvoir fonctionne à travers un réseau complexe d’alliances, de compromis et de non-dits. Sciascia dévoile les coulisses du pouvoir, mettant en lumière les tractations secrètes, les manipulations de l’opinion publique et les stratégies de communication qui constituent la réalité quotidienne de la vie politique.

Un aspect particulièrement intéressant de l’analyse de Sciascia concerne le rapport entre pouvoir et langage. L’auteur montre comment le pouvoir s’exprime et se maintient à travers un langage codé, une rhétorique obscure qui sert à la fois à masquer la réalité et à affirmer l’autorité de ceux qui le détiennent. Cette réflexion sur le langage du pouvoir s’inscrit dans une critique plus large de la manipulation de l’information par les institutions étatiques.

Sciascia s’interroge également sur la nature du pouvoir dans une démocratie. Il montre comment, même dans un système démocratique, le pouvoir peut devenir opaque, irresponsable, détaché des intérêts réels des citoyens. L’affaire Moro est présentée comme un révélateur des failles profondes de la démocratie italienne, où les décisions cruciales sont prises dans l’ombre, hors de tout contrôle démocratique.

L’auteur aborde aussi la question de la violence d’État. Sans jamais l’excuser, il montre comment la violence des Brigades rouges est en partie une réponse à une violence plus subtile mais tout aussi réelle de l’État. Cette réflexion sur la dialectique entre violence révolutionnaire et violence d’État donne à l’analyse de Sciascia une profondeur historique et philosophique remarquable.

Un autre aspect important de la réflexion de Sciascia concerne le rôle des services secrets et des structures parallèles du pouvoir. L’auteur suggère l’existence d’un « État dans l’État », d’un pouvoir occulte qui agit en marge des institutions officielles et qui joue un rôle déterminant dans les grandes décisions politiques. Cette analyse préfigure les révélations ultérieures sur l’existence de réseaux clandestins comme la loge P2.

Enfin, Sciascia s’interroge sur la possibilité d’un pouvoir éthique. À travers sa critique implacable des dérives du pouvoir dans l’affaire Moro, l’auteur cherche à définir les contours d’un exercice du pouvoir qui serait respectueux des valeurs démocratiques et des droits fondamentaux des citoyens. Cette quête d’un pouvoir éthique, bien qu’elle puisse sembler utopique, donne à l’œuvre de Sciascia une dimension profondément humaniste.

En conclusion, la réflexion de Sciascia sur le pouvoir, l’État et la raison d’État dans « L’Affaire Moro » va bien au-delà d’une simple analyse d’un événement politique. Elle constitue une méditation profonde sur la nature du pouvoir dans les sociétés modernes, sur les limites de la démocratie et sur les dangers d’un État qui perd de vue sa mission fondamentale de protection des citoyens. Cette réflexion, par sa profondeur et sa lucidité, fait de « L’Affaire Moro » une œuvre majeure de la pensée politique contemporaine, dont la pertinence dépasse largement le cadre de l’Italie des années 70.

À découvrir ou à relire

Un cimetière dans le coeur Ian Rankin
Charme fatal M. C. Beaton
The Gray Man La revanche Mark Greaney
Résurrection Giacometti et Ravenne

Le mot de la fin

« L’Affaire Moro » de Leonardo Sciascia a laissé une empreinte indélébile dans la littérature et la société italiennes, dépassant largement le cadre d’un simple commentaire sur un événement politique. Son impact, ressenti dès sa publication en 1978, continue de résonner jusqu’à nos jours, témoignant de la puissance et de la pertinence durable de l’œuvre.

Sur le plan littéraire, « L’Affaire Moro » a contribué à redéfinir les frontières entre journalisme, littérature et essai politique. Sciascia a créé un nouveau genre, mêlant enquête factuelle, analyse politique et réflexion philosophique. Cette approche novatrice a influencé de nombreux auteurs italiens et internationaux, ouvrant la voie à une littérature engagée qui ne craint pas de s’attaquer aux sujets les plus brûlants de l’actualité. Des écrivains comme Roberto Saviano, avec son livre « Gomorra » sur la mafia napolitaine, peuvent être considérés comme les héritiers directs de cette tradition initiée par Sciascia.

L’impact de l’œuvre sur la société italienne a été tout aussi profond. En mettant en lumière les zones d’ombre de l’affaire Moro et en questionnant la version officielle des événements, Sciascia a contribué à ébranler la confiance des Italiens dans leurs institutions. Son livre a alimenté un débat public sur la nature du pouvoir en Italie, sur le rôle de l’État et sur les limites de la raison d’État. Ce débat, loin de s’éteindre avec le temps, a continué à animer la vie politique italienne dans les décennies qui ont suivi.

« L’Affaire Moro » a également joué un rôle crucial dans la construction de la mémoire collective autour de cet événement traumatique. L’interprétation proposée par Sciascia, qui refuse à la fois la diabolisation simpliste des Brigades rouges et l’hagiographie de Moro, a offert aux Italiens un cadre pour penser et comprendre cette période troublée de leur histoire. Le livre est devenu une référence incontournable pour quiconque cherche à comprendre les « années de plomb » italiennes.

Sur le plan politique, l’impact de l’œuvre de Sciascia a été considérable. En pointant du doigt les dysfonctionnements de l’État italien et les compromissions de la classe politique, l’auteur a contribué à nourrir une demande croissante de transparence et de responsabilité en politique. Les révélations ultérieures sur l’existence de réseaux occultes comme la loge P2 ont semblé confirmer les intuitions de Sciascia, renforçant encore l’autorité de son analyse.

Dans le domaine académique, « L’Affaire Moro » est devenu un objet d’étude à part entière. Les chercheurs en littérature, en histoire et en sciences politiques continuent d’explorer les multiples facettes de l’œuvre, témoignant de sa richesse et de sa complexité. Le livre est régulièrement réédité et continue d’être largement lu et discuté, y compris par les jeunes générations qui n’ont pas connu directement les événements décrits.

L’influence de « L’Affaire Moro » s’est également fait sentir dans d’autres domaines artistiques. Le livre a inspiré plusieurs adaptations cinématographiques et théâtrales, contribuant à maintenir vivace le souvenir de l’affaire Moro dans l’imaginaire collectif italien. Ces adaptations ont permis de toucher un public plus large, renforçant encore l’impact de l’œuvre de Sciascia.

Sur le plan international, « L’Affaire Moro » a contribué à façonner l’image de l’Italie à l’étranger. Le livre a été traduit dans de nombreuses langues et a suscité un intérêt considérable hors des frontières italiennes. Il a offert au monde un aperçu des complexités et des contradictions de la vie politique italienne, tout en soulevant des questions universelles sur la nature du pouvoir et les limites de la démocratie.

Enfin, la postérité de « L’Affaire Moro » réside aussi dans sa capacité à rester pertinent face aux défis contemporains. Les questions soulevées par Sciascia sur la manipulation de l’information, sur les dérives de la raison d’État ou sur la responsabilité des intellectuels face au pouvoir trouvent un écho particulier dans notre ère de « fake news » et de surveillance généralisée. En ce sens, le livre continue d’offrir des outils précieux pour penser notre présent.

En conclusion, « L’Affaire Moro » de Leonardo Sciascia a profondément marqué la littérature et la société italiennes, et son influence continue de se faire sentir plus de quarante ans après sa publication. Par sa lucidité, sa rigueur intellectuelle et son courage moral, l’œuvre a non seulement contribué à éclairer un épisode sombre de l’histoire italienne, mais elle a aussi fourni un modèle durable d’engagement intellectuel face aux défis de notre temps. Elle reste, aujourd’hui encore, une lecture essentielle pour quiconque cherche à comprendre l’Italie contemporaine et, plus largement, les mécanismes du pouvoir dans nos sociétés modernes.


Extrait Première Page du livre

 » Hier soir, en sortant pour une promenade, j’ai vu dans la lézarde d’un mur une luciole. Je n’en voyais pas, dans cette campagne, depuis au moins quarante ans : c’est pourquoi j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un schiste dans le plâtre qui liait les pierres ou d’un éclat de miroir ; et que la lumière de la lune, festonnée à travers le feuillage, en tirait ces reflets verdâtres. Je ne pouvais d’emblée penser à un retour des lucioles, depuis tant d’années qu’elles avaient disparu. Elles n’étaient plus qu’un souvenir : de l’enfance alors attentive aux petites choses de la nature, qui de ces choses savait faire jeu et joie. Les lucioles, nous les appelions cannileddi di picuraru, ainsi les appelaient les paysans. Tant ils tenaient pour accablante la vie du berger, les nuits passées à garder le troupeau, qu’ils lui prodiguaient les lucioles comme relique ou mémoire de lumière dans l’effrayante obscurité. Effrayante pour les vols fréquents de bétail. Effrayante parce que c’étaient des enfants qu’on laissait d’habitude à la garde des moutons. Les lumignons du berger, donc. Et de temps à autre nous en prenions une, la tenions délicatement enfermée dans le poing pour l’ouvrir par surprise et en faire éclore, parmi les plus petits d’entre nous, cette phosphorescence vert émeraude.

C’était bien une luciole, dans la lézarde du mur. J’en éprouvai une joie intense. Et comme double. Et comme dédoublée. La joie d’un temps retrouvé – l’enfance, les souvenirs, ce lieu même maintenant silencieux plein de voix et de jeux – et d’un temps à retrouver, à inventer. Avec Pasolini. Pour Pasolini. Pasolini désormais hors du temps mais pas encore, dans ce terrible pays que l’Italie est devenue, changé en lui-même (« Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change1 »). Fraternel et lointain, pour moi, Pasolini. D’une fraternité sans familiarité, voilée de pudeurs et, je crois, d’intolérances réciproques. Pour ma part, je sentais nous séparer comme un mur un mot qui lui était cher, un mot clé de sa vie : le mot « adorable ». Il se peut que ce mot, je l’aie parfois écrit de mon côté, et sûrement plus d’une fois pensé : mais pour une seule femme et pour un seul écrivain. Et l’écrivain – il est sans doute inutile de le dire – c’est Stendhal. Par contre, Pasolini trouvait « adorable » ce qui de l’Italie était déjà pour moi déchirant (mais pour lui aussi : il me souvient d’un « adorables parce que déchirants » des Lettres luthériennes : et comment peut-on adorer ce qui déchire ?) et allait devenir terrible. Il trouvait « adorables » ceux qui inévitablement seraient les instruments de sa mort. Et à travers ses écrits, on peut compiler comme un petit dictionnaire des choses « adorables » pour lui, et pour moi uniquement déchirantes et aujourd’hui terribles.

Les lucioles, donc. Et voici que – pitié et espérance – j’écris ici pour Pasolini, comme pour reprendre après plus de vingt ans une correspondance : « Les lucioles, que tu croyais disparues, commencent à revenir. J’en ai vu une hier soir, après tant d’années. Et avec les grillons, il s’est passé la même chose : pendant quatre ou cinq ans, je ne les ai pas entendus, maintenant les nuits se remplissent interminablement de leur chant stridulé. » « 


  • Titre : L’Affaire Moro 
  • Auteur : Leonardo Sciascia
  • Éditeur : Grasset
  • Nationalité : Italie
  • Date de sortie : 1978

Autoportrait de l'auteur du blog

Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis plus de 60 ans, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.


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