« Nada » : un roman coup de poing, entre rage politique et désespoir existentiel

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Introduction : présentation du roman et de son auteur

Jean-Patrick Manchette, né en 1942 et décédé prématurément en 1995, est considéré comme l’un des maîtres du polar français. Auteur prolixe et engagé, il a profondément renouvelé le genre en y injectant une forte dose de critique sociale et politique. Son roman « Nada », paru en 1972 aux éditions Gallimard dans la célèbre collection Série Noire, est emblématique de cette démarche.

« Nada » raconte l’histoire d’un groupe d’anarchistes qui décide d’enlever l’ambassadeur des États-Unis à Paris. Le récit suit la préparation minutieuse de cet acte terroriste, son exécution violente, puis la traque impitoyable des ravisseurs par les forces de l’ordre. Sur un rythme haletant, Manchette dépeint une France post-68 où les idéaux révolutionnaires se sont fracassés sur le mur de la réalité.

À travers ce polar politique, l’auteur porte un regard désabusé et cynique sur une époque marquée par la fin des illusions. Ses personnages, des marginaux en rupture de ban, incarnent une génération désillusionnée qui n’a plus d’autre choix que la radicalité. Mais leur geste désespéré est voué à l’échec, broyé par la violence d’un État policier.

Véritable coup de poing littéraire, « Nada » bouscule les codes du roman noir pour en faire une arme de dénonciation sociale. Manchette y déploie un style sec et nerveux, volontiers elliptique, qui dynamite la langue. Son écriture ciselée, teintée d’humour noir, met en lumière les rouages d’une société répressive et les dérives sécuritaires du pouvoir.

Avec « Nada », Manchette signe un roman coup de poing qui a fait date dans l’histoire du polar français. Cette œuvre subversive et résolument moderne a ouvert la voie à toute une génération d’auteurs qui, dans son sillage, ont fait du néo-polar un genre éminemment politique. Plus de cinquante ans après sa publication, « Nada » n’a rien perdu de sa force ni de son actualité, et continue de nous interroger sur la légitimité de la violence révolutionnaire face à la violence d’État.

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Le genre du polar politique : « Nada » comme représentant du néo-polar des années 70

Le roman « Nada » de Jean-Patrick Manchette s’inscrit pleinement dans le mouvement du néo-polar qui émerge en France au début des années 1970. Ce courant littéraire se caractérise par une volonté de renouveler le genre du roman policier en y introduisant une dimension politique et sociale. Les auteurs du néo-polar, comme Manchette, Jean-Bernard Pouy ou Didier Daeninckx, entendent utiliser le polar comme un instrument de critique et de dénonciation des injustices et des dérives de la société.

Dans « Nada », Manchette pousse cette logique à son paroxysme en faisant du politique le cœur même de son intrigue. Le roman ne se contente pas de dépeindre une enquête policière, il explore les motivations idéologiques des personnages et les rouages d’un système répressif. L’enlèvement de l’ambassadeur américain par un groupe d’anarchistes devient le prétexte à une réflexion sur la violence révolutionnaire et la légitimité de l’action directe face à un État tout-puissant.

À travers cette trame narrative tendue, Manchette interroge les rapports de force qui structurent la société. Il met en lumière les mécanismes de domination et de contrôle social, tout en pointant les contradictions et les impasses des mouvements contestataires. Son écriture clinique, qui refuse tout psychologisme, se met au service d’une radiographie sans concession des années post-68, où l’espoir d’un changement radical s’est mué en désillusion amère.

En cela, « Nada » apparaît comme un roman emblématique du néo-polar, qui se veut un genre engagé et militant. Manchette y démontre que le polar peut être un formidable outil de décryptage du réel, une arme de subversion qui permet de révéler les failles et les noirceurs de la société. Loin des intrigues policières classiques, centrées sur la résolution d’une énigme, le néo-polar se fait le reflet d’un monde brutal et désenchanté, où la frontière entre le bien et le mal est plus que jamais brouillée.

Ainsi, avec « Nada », Manchette affirme avec force la dimension politique du polar. Il ouvre la voie à toute une génération d’auteurs qui, dans les décennies suivantes, continueront d’utiliser le genre pour ausculter les maux de la société et porter un regard critique sur les dérives du pouvoir. Le néo-polar, dont « Nada » est un brillant représentant, a durablement transformé le paysage du roman policier français en y injectant une charge contestataire et subversive qui ne s’est pas démentie depuis.

Un style sec, cynique et provocateur au service d’une critique sociale corrosive

L’une des grandes forces du roman « Nada » de Jean-Patrick Manchette réside dans son style d’écriture singulier, qui contribue pleinement à la charge critique de l’œuvre. Loin des envolées lyriques ou des descriptions psychologiques approfondies, Manchette opte pour une écriture sèche, nerveuse, presque clinique. Ses phrases courtes, incisives, souvent nominales, créent un rythme haletant qui colle parfaitement à la tension du récit. Cette écriture dépouillée, qui va à l’essentiel, permet à l’auteur de dresser un constat implacable de la société qu’il dépeint.

Mais la langue de Manchette n’est pas seulement factuelle, elle est aussi profondément cynique et provocatrice. L’auteur utilise l’ironie et l’humour noir comme des armes pour dynamiter les conventions et les idées reçues. Ses dialogues ciselés, volontiers caustiques, lancent des piques acerbes contre l’ordre établi et les discours dominants. À travers les répliques de ses personnages, Manchette égratigne les figures d’autorité, les institutions, les conformismes, dans une volonté de saper les fondements d’une société qu’il juge sclérosée et oppressive.

Ce style corrosif est mis au service d’une critique sociale mordante. En refusant tout sentimentalisme, en adoptant une posture distanciée et désabusée, Manchette peut ausculter avec un regard froid les rouages d’un système qu’il entend dénoncer. Son écriture chirurgicale dissèque les rapports de domination, les hypocrisies, les compromissions qui gangrènent le corps social. Chaque mot, chaque phrase, devient un scalpel pour mettre à nu les mécanismes de pouvoir et d’aliénation.

Mais la radicalité du style de Manchette ne se limite pas à une simple dénonciation. Elle participe pleinement de la dimension subversive du roman. En dynamitant les codes du polar classique, en refusant les artifices littéraires, l’auteur invente une nouvelle langue romanesque, à la fois brutale et précise, qui fait écho à la violence du monde qu’il décrit. Son écriture se fait l’instrument d’une révolte, d’un refus des conventions et du conformisme, au même titre que l’action radicale de ses personnages.

Car c’est bien là la force de « Nada » : le style de Manchette épouse parfaitement le propos du roman. Sa langue sèche et acérée reflète le désenchantement et la colère d’une génération qui n’a plus d’illusions. Son cynisme provocateur fait écho à la radicalité désespérée des anarchistes qui optent pour l’action terroriste comme dernier recours. En sculptant chaque phrase comme on aiguise une lame, Manchette fait de son écriture une arme politique au service d’une critique dévastatrice de l’ordre établi. Et c’est ce style unique, tout en tension et en ruptures, qui donne à « Nada » sa force subversive et sa modernité intemporelle.

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Des personnages désabusés et nihilistes : le portrait d’une génération post-68

Dans « Nada », Jean-Patrick Manchette dresse le portrait d’une génération désenchantée, marquée par l’échec des idéaux de Mai 68. Les personnages qui composent le groupe anarchiste au cœur du roman sont tous des êtres meurtris, habités par une profonde désillusion. Ils ont perdu foi en la possibilité d’un changement social par les voies traditionnelles de la politique et ne voient plus d’autre issue que dans l’action violente et désespérée. Leur engagement révolutionnaire est moins un choix idéologique qu’un ultime sursaut existentiel face à un monde qui n’a plus de sens.

Buenaventura, le leader charismatique du groupe, incarne parfaitement cette figure du révolutionnaire désabusé. Fils d’un anarchiste espagnol mort pendant la guerre civile, il porte en lui la blessure d’un idéal fracassé. Son adhésion à la cause anarchiste est teintée d’amertume et de cynisme, comme si la lutte était devenue pour lui un réflexe conditionné, vidé de toute perspective d’avenir. Il se lance dans l’action terroriste avec la lucidité désespérée de celui qui sait que son geste est voué à l’échec mais qui ne peut plus reculer.

Les autres membres du groupe, comme D’Arcy l’alcoolique ou Meyer le serveur, sont eux aussi des êtres à la dérive, en rupture avec une société qui les a broyés. Leur engagement dans le projet d’enlèvement de l’ambassadeur est moins motivé par une conviction politique que par un désir d’en finir, de briser le cours d’une existence sans horizon. Ils sont les représentants d’une génération sacrifiée, qui a vu ses rêves de changement se fracasser sur le mur de la réalité et qui n’a plus d’autre choix que le nihilisme et la radicalité.

Même Treuffais, l’intellectuel du groupe qui finira par se dissocier de l’action violente, est habité par le doute et le désenchantement. Sa trajectoire illustre les impasses d’une certaine gauche post-68, tiraillée entre l’idéal révolutionnaire et le constat amer de son échec. À travers ses atermoiements et ses renoncements, Manchette pointe les contradictions d’une génération qui peine à trouver sa voie dans un monde désenchanté.

Car c’est bien le portrait d’une époque que dresse Manchette à travers ses personnages. Une époque marquée par le reflux des espoirs révolutionnaires, par le triomphe d’un capitalisme qui semble avoir absorbé toutes les contestations. Face à cette réalité désespérante, les protagonistes de « Nada » font le choix du jusqu’au-boutisme, d’une violence qui ne débouche sur rien d’autre que sa propre perpétuation. Leur nihilisme est à la mesure de la faillite des idéaux qui ont porté leur génération.

En brossant le tableau de ces êtres déboussolés, prêts à tout parce qu’ils n’ont plus rien à perdre, Manchette capte avec une acuité troublante l’atmosphère d’une époque. Ses personnages, dans leur noirceur et leur désespoir, sont le reflet d’une France post-68 qui peine à se remettre de ses illusions perdues. Et c’est toute la force de « Nada » que de transformer le polar en un formidable outil de diagnostic social, capable de saisir les blessures et les impasses d’une génération sacrifiée.

La représentation de l’ultra-gauche et du terrorisme

Dans « Nada », Jean-Patrick Manchette propose une plongée saisissante dans l’univers de l’ultra-gauche et du terrorisme. Le roman s’attache à décrire avec un réalisme clinique la préparation et l’exécution d’un acte terroriste par un groupe d’anarchistes. Loin de tout manichéisme, Manchette explore les motivations et les contradictions de ces personnages qui ont choisi la voie de la violence révolutionnaire comme dernier recours face à un système qu’ils jugent oppressif et inique.

Le récit suit pas à pas la mise en place de l’opération : le recrutement des membres du groupe, l’élaboration minutieuse du plan, l’organisation logistique. Manchette décrit avec une précision quasi-documentaire les gestes, les techniques, les armes utilisées par les terroristes. Cette attention portée aux détails concrets, presque techniques, confère au roman une dimension réaliste qui rend l’action d’autant plus glaçante. On assiste en temps réel à la fabrique de la violence, à la mécanique implacable qui conduit à l’irréparable.

Mais Manchette ne se contente pas de dépeindre les rouages de l’action terroriste. Il s’attache aussi à explorer l’idéologie qui sous-tend l’engagement de ces militants d’extrême-gauche. À travers les discussions et les débats qui agitent le groupe, l’auteur met en lumière les différentes facettes de la pensée anarchiste, ses courants et ses contradictions. Il montre comment ces personnages en sont venus à considérer la violence comme le seul moyen de faire advenir la révolution, dans une société qu’ils perçoivent comme sclérosée et réfractaire au changement.

Pour autant, Manchette se garde bien de tout angélisme. S’il explique les ressorts de l’engagement terroriste, il n’en masque pas pour autant les dérives et les apories. La représentation qu’il donne de l’ultra-gauche est empreinte d’une lucidité désenchantée. Il pointe les impasses d’une idéologie qui, en faisant le choix de la radicalité absolue, s’enferme dans une logique mortifère et sans issue. La violence révolutionnaire, loin de faire advenir un monde nouveau, ne débouche que sur le chaos et la destruction.

Car le constat que dresse Manchette est amer : l’action terroriste, aussi « justifiée » soit-elle aux yeux de ses acteurs, est vouée à l’échec. Face à la force écrasante de l’appareil d’État, les anarchistes de « Nada » apparaissent comme des Don Quichotte pathétiques, engagés dans une lutte perdue d’avance. Leur geste désespéré ne fait qu’attiser la répression et renforcer le système qu’ils entendaient abattre. En cela, le roman offre une réflexion pessimiste sur les impasses de la violence politique et l’impossibilité de la révolution dans un monde désenchanté.

Mais la force de « Nada », c’est justement de ne pas réduire ses personnages à de simples figures idéologiques. Manchette leur confère une épaisseur humaine, une complexité qui les rend d’autant plus troublants. Derrière les postures radicales et les discours militants, ce sont des êtres de chair et de sang, habités par le doute, la peur, le désir. Et c’est cette humanité paradoxale qui rend leur trajectoire si poignante, leur échec si déchirant. En donnant à voir la part d’ombre et de lumière qui habite ces terroristes, Manchette nous invite à interroger notre propre rapport à la violence et à l’engagement. Et c’est là, dans cette capacité à bousculer nos certitudes et nos grilles de lecture, que réside la puissance subversive de son roman.

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Une intrigue haletante construite comme un compte à rebours

L’un des aspects les plus saisissants du roman « Nada » de Jean-Patrick Manchette réside dans la construction implacable de son intrigue. Le récit se déroule comme un véritable compte à rebours, qui nous entraîne à un rythme effréné vers un dénouement aussi inéluctable que tragique. Dès les premières pages, le lecteur est happé par cette mécanique narrative qui ne lui laisse aucun répit, aucune échappatoire.

Le roman s’ouvre sur la préparation minutieuse de l’enlèvement de l’ambassadeur américain par le groupe d’anarchistes. Manchette décrit avec une précision clinique chaque étape de la mise en place de l’opération : le recrutement des membres, l’élaboration du plan, l’organisation logistique. Cette première partie du récit installe une tension sourde, une atmosphère de suspense qui ne cesse de croître au fil des pages. Le lecteur assiste, presque en temps réel, à la fabrique de la violence, avec le sentiment oppressant que chaque geste, chaque décision, rapproche un peu plus les personnages de l’irréparable.

Puis vient le moment de l’action elle-même, décrite par Manchette avec une froide minutie. L’assaut du commando anarchiste est raconté presque seconde par seconde, dans une succession de scènes d’une violence inouïe. Le style sec et tranchant de l’auteur, son refus de tout effet emphatique ou dramatisant, rend cette séquence d’autant plus glaçante. Le lecteur est comme pris dans l’engrenage de cette mécanique de mort, sans possibilité de recul ou de distance.

Mais c’est après l’enlèvement que le compte à rebours s’emballe véritablement. Alors que les ravisseurs se retranchent dans une ferme isolée avec leur otage, Manchette fait monter la pression d’un cran en introduisant un nouvel élément : l’ultimatum lancé par les anarchistes, qui menacent d’exécuter l’ambassadeur si leurs revendications ne sont pas satisfaites. Dès lors, chaque heure qui passe rapproche un peu plus les personnages d’un dénouement fatal. L’étau se resserre inexorablement, dans une atmosphère de huis clos étouffant.

Cette construction en compte à rebours confère au roman une tension insoutenable, qui ne se relâche pas un instant. Manchette joue magistralement de cette temporalité contrainte pour explorer les failles et les contradictions de ses personnages, pour faire monter la pression jusqu’à l’explosion finale. Le rythme haletant du récit, sa progression inexorable vers la catastrophe annoncée, rend l’expérience de lecture presque physique, comme si le lecteur était lui-même pris dans l’engrenage infernal de cette histoire.

Mais l’ingéniosité de Manchette ne se limite pas à cette mécanique implacable. En tissant savamment les fils de son intrigue, il parvient à introduire des rebondissements, des retournements de situation qui relancent sans cesse la tension narrative. Chaque personnage semble porter en lui une part d’ombre, une zone d’incertitude qui vient brouiller les pistes et maintenir le suspense jusqu’au bout. Et le dénouement, d’une noirceur et d’une violence rares, vient clore ce compte à rebours de façon magistrale, laissant le lecteur abasourdi et groggy.

En construisant son récit comme une véritable bombe à retardement, Manchette signe un roman d’une efficacité redoutable. Chaque mot, chaque phrase, semble chargé d’une tension électrique qui ne demande qu’à exploser. Cette maîtrise impressionnante du rythme et du suspense, alliée à une écriture d’une précision clinique, font de « Nada » un véritable tour de force narratif. Le lecteur est pris en otage, au même titre que l’ambassadeur américain, prisonnier d’une intrigue qui le happe et ne le lâche plus. Et c’est cette expérience intense, presque physique, de la lecture qui fait de ce roman un chef-d’œuvre du genre, un modèle d’efficacité et de maîtrise narrative.

La dénonciation des dérives autoritaires de l’État

Au-delà de son intrigue policière haletante, « Nada » de Jean-Patrick Manchette est aussi un roman profondément politique, qui dresse un constat accablant sur les dérives autoritaires de l’État. À travers la traque impitoyable des anarchistes par les forces de l’ordre, l’auteur met en lumière les mécanismes d’un système répressif qui n’hésite pas à bafouer les libertés individuelles au nom de la raison d’État.

Manchette décrit avec une froideur clinique la machine policière qui se met en branle après l’enlèvement de l’ambassadeur. Les moyens déployés sont démesurés, les méthodes expéditives. Les suspects sont arrêtés arbitrairement, interrogés sans ménagement, parfois torturés. Les droits de la défense sont bafoués, les principes de l’État de droit piétinés. Face à la « menace terroriste », tous les coups semblent permis, comme si la fin justifiait les moyens.

Mais Manchette ne se contente pas de dénoncer les abus de la police. Il pointe aussi la collusion entre les différents appareils d’État, la façon dont le pouvoir politique couvre et encourage ces dérives. Les plus hautes sphères de l’État sont impliquées, du ministre de l’Intérieur jusqu’au Président de la République. Chacun joue sa partition dans cette vaste entreprise de manipulation et de désinformation, destinée à justifier la répression et à museler toute contestation.

Car ce que Manchette met en lumière, c’est la nature profondément anti-démocratique d’un système qui ne tolère aucune forme de dissidence. Face à la radicalité des anarchistes, l’État oppose sa propre violence, une violence froide, bureaucratique, qui s’abrite derrière la légalité et la défense des intérêts supérieurs de la nation. Mais cette violence d’État n’est pas moins illégitime que celle des terroristes : elle révèle au contraire la fragilité d’une démocratie qui est prête à renier ses principes dès lors que son ordre est menacé.

En cela, « Nada » apparaît comme une charge féroce contre les dérives liberticides du pouvoir. Manchette y dénonce l’arbitraire d’un État qui, sous couvert de maintenir la sécurité et la stabilité, n’hésite pas à broyer les individus et à piétiner les libertés fondamentales. Il met en lumière les ressorts d’un autoritarisme rampant, qui s’immisce dans tous les rouages de la société et corrompt jusqu’à l’idée même de démocratie.

Mais la force de la critique de Manchette réside dans sa lucidité désenchantée. L’auteur n’oppose pas à la violence de l’État une autre légitimité, celle des anarchistes ou de la révolution. Au contraire, il semble suggérer que dans cet affrontement entre deux violences, il ne peut y avoir de vainqueur. La radicalité des uns entraîne inéluctablement la radicalité des autres, dans une escalade sans fin qui ne débouche que sur le chaos et la destruction.

Cependant, par la puissance de sa dénonciation, par sa façon de mettre à nu les rouages du pouvoir, Manchette ouvre un espace de résistance. Son roman est un cri, un appel à la vigilance face aux dérives toujours possibles de l’État. En démontant les mécanismes de la répression, en révélant la part d’ombre de la démocratie, il invite le lecteur à questionner les fondements mêmes du contrat social, à ne pas se résigner à l’inacceptable. Et c’est en cela que « Nada », au-delà de son pessimisme apparent, est porteur d’une forme d’espoir : celui d’une prise de conscience salutaire, d’un sursaut citoyen face à la tentation de l’autoritarisme. Par la force subversive de son écriture, Manchette rallume la flamme d’une résistance nécessaire à l’oppression, où qu’elle se trouve.

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La place de l’ironie et de l’humour noir dans le roman

Au milieu de la noirceur et de la violence qui imprègnent chaque page de « Nada », l’ironie et l’humour noir apparaissent comme des contrepoints saisissants. Loin d’être de simples ornements stylistiques, ils participent pleinement de la force subversive du roman, de sa capacité à déstabiliser le lecteur et à interroger ses certitudes. Sous la plume acérée de Manchette, le rire devient une arme redoutable pour dynamiter les conventions et faire voler en éclats les faux-semblants.

L’ironie est partout présente dans « Nada », des dialogues ciselés jusqu’aux descriptions les plus glaçantes. Manchette l’utilise comme un scalpel pour disséquer les travers de ses personnages, pour souligner l’absurdité des situations dans lesquelles ils s’empêtrent. Lorsque les anarchistes du groupe Nada se lancent dans de grandes envolées lyriques sur la révolution et la lutte armée, le lecteur perçoit, derrière leurs discours grandiloquents, la vacuité de leur posture, la vanité de leur entreprise. L’ironie de Manchette agit comme un révélateur, qui met à nu les contradictions et les failles de ces idéologues en perdition.

Mais c’est surtout à travers l’humour noir que s’exprime le génie corrosif de l’auteur. Dans un roman où la mort est omniprésente, où la violence atteint des sommets de brutalité, le rire apparaît comme un ultime sursaut de lucidité, une façon de ne pas se laisser écraser par l’horreur du monde. Les scènes les plus sordides, les plus insoutenables, sont souvent ponctuées de répliques cinglantes, de commentaires sarcastiques qui viennent rompre la tension et introduire une distance salvatrice. Comme lorsque les anarchistes, après leur raid sanglant, se chamaillent pour savoir qui va nettoyer les traces de leur forfait : cet humour macabre, en décalage total avec la gravité de la situation, provoque chez le lecteur un rire qui s’étrangle dans la gorge, un malaise qui le renvoie à sa propre ambivalence face à la violence.

Car l’humour de Manchette n’a rien de gratuit ni de facile. Il est profondément politique, au sens où il vise à ébranler nos certitudes, à nous faire regarder la réalité en face dans ce qu’elle a de plus dérangeant. En introduisant le rire au cœur des situations les plus tragiques, l’auteur nous oblige à interroger notre rapport à la violence, notre fascination morbide pour le chaos et la destruction. Son humour noir agit comme un miroir déformant qui nous renvoie une image troublante de nous-mêmes, de nos contradictions et de nos parts d’ombre.

Mais l’ironie et l’humour de Manchette ne sont pas seulement des outils de subversion politique. Ils sont aussi, et peut-être surtout, l’expression d’une vision du monde profondément désenchantée, qui refuse de se laisser aller au désespoir ou au nihilisme. Face à l’absurdité d’une existence vouée à l’échec, face à la violence d’un système qui broie les individus, le rire apparaît comme un ultime sursaut de dignité, une façon de ne pas se laisser anéantir. Et c’est en cela que l’humour noir de « Nada », aussi grinçant et corrosif soit-il, est porteur d’une forme d’humanité : celle d’hommes et de femmes qui, malgré l’horreur du monde, s’obstinent à chercher dans le rire une fragile lueur d’espoir.

Ainsi, par la magie de son écriture, Manchette parvient à faire de l’ironie et de l’humour noir des armes de résistance face au désespoir et à l’absurde. Loin d’atténuer la noirceur de son propos, le rire vient au contraire en souligner la radicalité, en démultiplier la force subversive. Et c’est cette alchimie paradoxale entre le tragique et le comique, entre la violence et la dérision, qui fait toute la saveur et l’originalité de « Nada ». En nous invitant à rire de ce qui nous terrifie, Manchette nous ouvre une voie étroite mais salutaire pour affronter la noirceur du monde sans y perdre notre humanité.

« Nada » et le renouveau du roman noir français

Lorsque « Nada » paraît en 1972 dans la mythique Série Noire de Gallimard, c’est un véritable coup de tonnerre dans le paysage du roman policier français. Par sa noirceur, sa violence et sa radicalité politique, le roman de Jean-Patrick Manchette bouscule les codes du genre et ouvre la voie à une nouvelle génération d’auteurs qui vont profondément renouveler le polar hexagonal.

Jusqu’alors, le roman noir français était resté dans l’ombre de ses grands modèles américains, les Dashiell Hammett, Raymond Chandler et autre Horace McCoy. Si des auteurs comme Léo Malet ou Albert Simonin avaient su donner une couleur locale au genre, en l’ancrant dans le Paris interlope de l’après-guerre, ils n’avaient pas fondamentalement remis en question ses codes et ses conventions. Avec « Nada », Manchette fait voler en éclats ce carcan et impose une vision radicalement nouvelle du polar, en prise directe avec les bouleversements sociaux et politiques de son époque.

Car ce qui frappe d’emblée dans « Nada », c’est sa dimension profondément subversive. Loin de se contenter d’une intrigue policière classique, Manchette détourne les codes du genre pour en faire une arme politique, un instrument de contestation de l’ordre établi. En mettant en scène un groupe d’anarchistes qui s’en prend à un symbole du pouvoir, il dynamite la traditionnelle opposition entre le bien et le mal, entre les braves flics et les méchants voyous. Ici, la frontière est trouble, poreuse : les terroristes apparaissent comme les produits d’une société malade, tandis que les forces de l’ordre se révèlent être les instruments d’un État autoritaire et corrompu.

Cette subversion des codes passe aussi par une écriture d’une radicalité inouïe. Avec son style sec, clinique, presque chirurgical, Manchette dynamite la langue, la débarrasse de toute fioriture pour ne garder que l’essentiel. Ses phrases courtes, hachées, souvent nominales, créent un rythme haletant qui colle à la peau de ses personnages et nous plonge au cœur de l’action. Mais cette écriture dépouillée est aussi une arme politique : en refusant tout psychologisme, toute complaisance, Manchette met à nu les rouages d’une société déshumanisée, où les individus sont réduits à l’état de rouages dans une mécanique impitoyable.

« Nada » apparaît ainsi comme le point de départ d’un renouveau radical du polar français. Dans le sillage de Manchette, toute une génération d’auteurs va s’engouffrer, de Jean-Bernard Pouy à Didier Daeninckx en passant par Thierry Jonquet. Ces écrivains vont faire du roman noir le véhicule d’une critique sociale et politique acerbe, n’hésitant pas à prendre à bras-le-corps les questions les plus brûlantes de leur temps : le chômage, le racisme, la corruption politique, les dérives sécuritaires… Avec eux, le polar cesse d’être un simple divertissement pour devenir un genre engagé, ancré dans le réel, qui interroge sans concession le monde qui l’entoure.

Mais l’influence de « Nada » ne se limite pas au seul champ du roman policier. Par sa noirceur existentielle, sa vision désenchantée de l’engagement politique, le roman de Manchette entre en résonance avec tout un pan de la littérature de l’après-68, de Jean-Paul Sartre à Alain Jouffroy. Il participe de cette prise de conscience douloureuse des limites de la révolte, de l’impossibilité d’un changement radical dans une société sclérosée. Et en cela, il acquiert une portée qui dépasse largement le cadre du polar, pour s’inscrire dans une réflexion plus vaste sur la condition humaine et le sens de l’engagement.

Plus de cinquante ans après sa publication, « Nada » n’a rien perdu de sa force corrosive ni de son pouvoir de subversion. Par la radicalité de son écriture, la noirceur de sa vision et la lucidité de son regard politique, il reste un modèle indépassable pour tous ceux qui veulent faire du roman noir un instrument d’interrogation du monde. Et c’est sans doute le plus bel hommage qu’on puisse rendre au génie de Manchette : avoir su, avec un seul livre, réinventer un genre et lui ouvrir des perspectives insoupçonnées. Avoir fait du polar, littérature en marge et souvent méprisée, un espace de création et de réflexion d’une richesse et d’une profondeur rares. Avoir, en un mot, hissé le roman noir au rang de grand art, sans rien lui faire perdre de sa force de contestation ni de sa rage à dire le monde dans toute sa noirceur et sa complexité.

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Le mot de la fin : l’héritage et la portée du roman de Manchette

Au terme de cette plongée dans l’univers noir et subversif de « Nada », il apparaît clairement que le roman de Jean-Patrick Manchette a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire du polar français. Plus qu’un simple jalon dans l’évolution du genre, il représente un véritable tournant, un moment de bascule qui a ouvert la voie à une nouvelle façon de concevoir et d’écrire le roman noir.

L’héritage de « Nada » est d’abord celui d’une écriture, d’un style unique qui a fait école. Avec sa phrase sèche, tranchante comme une lame, Manchette a imposé une nouvelle exigence de rigueur et de concision dans le polar. Fini les fioritures et les effets de manche : chaque mot est pesé, chaque phrase ciselée pour aller à l’essentiel, pour saisir le réel dans toute sa brutalité. Cette écriture clinique, presque chirurgicale, est devenue la marque de fabrique d’une génération d’auteurs qui, dans le sillage de Manchette, ont voulu faire du roman noir un scalpel pour disséquer les travers de la société.

Mais l’influence de « Nada » ne se limite pas à une question de style. C’est aussi une certaine vision du polar comme genre politique qui s’est imposée après Manchette. Avec lui, le roman noir cesse d’être un simple divertissement pour devenir un instrument de critique sociale, un véhicule pour interroger sans concession le monde qui nous entoure. Les thèmes abordés dans « Nada » – la violence politique, les dérives sécuritaires, la désillusion de l’après-68 – vont devenir des constantes du néo-polar, de Jean-Bernard Pouy à DOA en passant par Didier Daeninckx. Avec eux, le roman noir s’ancre résolument dans son époque, se fait le reflet des tensions et des contradictions qui la traversent.

Au-delà du seul champ de la littérature policière, « Nada » a aussi acquis une portée qui en fait un véritable roman politique et existentiel. Par la noirceur de sa vision, son pessimisme radical, il entre en résonance avec toute une partie de la littérature post-soixante-huitarde, celle qui exprime la désillusion d’une génération face à l’échec des utopies révolutionnaires. En mettant en scène des personnages pris dans l’engrenage d’une violence qu’ils ne maîtrisent plus, Manchette pose des questions fondamentales sur le sens de l’engagement, sur les impasses de l’action politique dans un monde désenchanté. Et ces questions, un demi-siècle plus tard, n’ont rien perdu de leur acuité ni de leur pertinence.

C’est peut-être là, finalement, que réside la force intemporelle de « Nada » : dans sa capacité à saisir, à travers une intrigue policière haletante, quelque chose de profond sur la condition humaine et le sens de notre présence au monde. Par son refus de tout manichéisme, sa volonté d’explorer les zones grises de l’âme et de la politique, le roman de Manchette nous confronte à la complexité du réel, à l’ambivalence de nos choix et de nos engagements. Et ce faisant, il nous renvoie à notre propre responsabilité de citoyens, d’acteurs de notre histoire individuelle et collective.

Lire « Nada » aujourd’hui, c’est ainsi bien plus que découvrir un classique du polar. C’est plonger dans une œuvre qui n’a rien perdu de sa force subversive, de sa capacité à nous bousculer et à nous interroger. C’est se confronter à un roman exigeant et sans concession, qui nous invite à regarder le monde en face dans ce qu’il a de plus sombre et de plus dérangeant. Mais c’est aussi, peut-être, trouver dans la noirceur de Manchette une étrange source d’énergie et d’espoir. Car malgré son pessimisme radical, « Nada » reste un formidable appel à la lucidité, à la révolte face à l’inacceptable. Et c’est en cela qu’il demeure, un demi-siècle après sa publication, d’une brûlante nécessité.


Extrait Première Page du livre

« 1
Ma chère Maman,
Cette semaine je n’attends pas qu’on soye samedi pour t’écrire car j’en ai à te raconter des choses, ho là là ! ! ! En effet les Anarchistes qui ont kidnappé l’ambassadeur des États-Unis, c’est nous qui les avons eus, c’est-à-dire notre escadron. Moi là tout de suite, je me hâte de te dire que personnellement je n’en ai pas tué le moindre. Je le précise car je sais que cela t’ennuyera t’ennuie ! tu en serais bien ennuyée, ma petite Maman. Tout de même je répète que c’est une chose à envisager sans faiblesse, si un jour nous sommes contraints à user la force pour la défense de l’État. Tendre la joue c’est bien joli, mais que veux-tu faire quand tu as en face de toi des gens qui veulent tout détruire, je te le demande. Le bon père Castagnac est assez de mon avis (en effet nous avons étudié la question l’autre dimanche où j’étais venu après la messe). Son point de vue est que si les policiers ne sont pas prêts à tout comme moi, il n’y aura aucune raison pour que certains individus fassent n’importe quoi et c’est aussi le mien de point de vue. Sérieusement, petite Maman, tu voudrais d’un pays sans police ? Tu voudrais que le fils Barquignat (je le prends juste comme un exemple) soit libre d’assaillir de ses mains lubriques ta fille qui est aussi ma sœur ? Tu voudrais que sur notre bien péniblement amassé se ruent niveleurs et partageux dans une orgie de destruction ? Je ne dis pas qu’il n’y a pas une majorité de bonnes gens au bourg mais toutefois, rien que dans notre paisible communauté rurale, s’il n’était pas su qu’il y a une police et prête à tirer au besoin, j’en vois déjà qui n’hésiteraient pas, sans parler des romanichels.

En tous les cas, hier, je n’ai fait que tenir ma place. J’étais avec François dont je t’ai parlé et nous avons fait feu pas mal, mais sans résultat. C’est d’autres agents de la force publique, de l’autre côté de l’édifice, qui ont enfin pénétré dans les lieux et réussi à abattre les individus. Je ne reviens pas sur cette sanglante boucherie qui lève le cœur. François regrette de n’avoir pas tenu un anarchiste entre ses mains pour lui faire passer lui-même le goût du pain. Personnellement je ne vais pas jusque-là mais je respecte son point de vue.

Voilà une bien longue lettre et je ne sais plus trop quoi te mettre. Aussi je m’arrête pour aujourd’hui. Embrasse le père pour moi, ainsi que Nadège. Je te serre sur mon cœur battant.

Ton fils affectueux,

Georges Poustacrouille

P. -S. Pourrais-tu, si ça ne te dérange pas, m’expédier le camembert à musique parce que j’en aurai besoin car nous faisons une fête surprise pour les galons du Maréchal des Logis Sanchez. Merci d’avance. »


  • Titre : Nada
  • Auteur : Jean-Patrick Manchette
  • Éditeur : Gallimard
  • Pays : France
  • Parution : 1972

Autoportrait de l'auteur du blog

Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis plus de 60 ans, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.


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