Introduction : présentation de l’affaire des disparues de Perpignan
Dans son livre « Les Disparues » paru en 2016 aux éditions Les Arènes, le journaliste Thibaut Solano revient sur l’une des affaires criminelles les plus troublantes de ces dernières décennies en France : celle des disparues de Perpignan. Entre 1995 et 2001, quatre jeunes femmes originaires du département des Pyrénées-Orientales sont portées disparues dans des circonstances mystérieuses, semant l’effroi au sein de la population locale.
Tatiana Andujar, 17 ans, est la première victime. Elle s’évanouit dans la nature le 24 septembre 1995 après être descendue d’un train en gare de Perpignan. Deux ans plus tard, en décembre 1997, c’est au tour de Mokhtaria Chaïb, une étudiante de 19 ans, de disparaître un soir après avoir quitté le domicile d’un ami. Son corps atrocement mutilé sera retrouvé quelques jours plus tard. En juin 1998, Marie-Hélène Gonzalez, 22 ans, manque à l’appel après être rentrée d’un séjour à Toulouse. Elle subira le même sort que Mokhtaria.
Ce n’est qu’en 2001 qu’une quatrième jeune femme, Fatima Idrahou, 23 ans, sera enlevée puis assassinée selon un mode opératoire similaire aux précédents crimes, laissant à nouveau la police dans l’impasse. La particularité de ces affaires réside dans le fait que les enlèvements semblent tous liés à un même périmètre : les alentours de la gare de Perpignan, et plus précisément une artère adjacente, la rue Courteline.
À travers une enquête minutieuse, Thibaut Solano retrace le fil de ces événements qui ont durablement marqué les esprits dans la région. L’auteur s’attache à dresser le portrait des victimes, à recueillir le témoignage de leurs proches et à éplucher le compte-rendu des investigations, qui s’étaleront sur plusieurs années. Son récit nous plonge dans les méandres d’une instruction chaotique, marquée par des fausses pistes, des zones d’ombre persistantes et une incroyable succession de suspects au profil inquiétant.
À la manière d’un polar, « Les Disparues » nous entraîne dans les coulisses d’une traque obsessionnelle pour mettre un nom et un visage sur l’un des tueurs en série les plus insaisissables du pays. Serions-nous face à un « Jack l’Éventreur » des temps modernes ? C’est tout l’objet du livre de Thibaut Solano, qui ausculte les rouages d’une machine judiciaire malmenée par une affaire hors norme. Un récit aussi fascinant que terrifiant.
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Portrait des victimes : Tatiana, Mokhtaria et Marie-Hélène
Dans « Les Disparues », Thibaut Solano dresse le portrait des trois premières victimes de cette série noire qui a frappé Perpignan : Tatiana Andujar, Mokhtaria Chaïb et Marie-Hélène Gonzalez. À travers les témoignages de leurs proches et les éléments d’enquête, l’auteur tente de cerner la personnalité de ces jeunes femmes fauchées dans la fleur de l’âge.
Tatiana, 17 ans au moment des faits, est décrite comme une adolescente souriante et populaire, qui aimait faire la fête et sortir avec ses amis. Originaire de la banlieue parisienne, elle avait emménagé quelques années plus tôt avec sa famille à Llupia, un village proche de Perpignan. Élève en terminale littéraire, elle rêvait de devenir psychologue et de partir étudier au Brésil. Sa disparition, survenue le 24 septembre 1995 après un week-end à Toulouse, plongera ses parents dans un cauchemar sans fin.
Mokhtaria, 19 ans, était une étudiante brillante et ambitieuse, en conflit avec son milieu familial d’origine algérienne. Placée en foyer après avoir refusé un mariage forcé, la jeune femme aspirait à une vie libre et indépendante. Elle sera retrouvée morte en décembre 1997, quelques jours après avoir passé la soirée chez un ami, le corps atrocement mutilé sur un terrain vague à proximité d’une cité universitaire. Un meurtre d’une rare sauvagerie qui choquera jusqu’aux enquêteurs les plus aguerris.
Marie-Hélène, 22 ans, travaillait comme vendeuse en boulangerie et enchaînait les petits boulots saisonniers pour gagner sa vie. Brune, fine et élancée, elle attirait les regards des hommes mais se montrait plutôt réservée. Très proche de sa meilleure amie Nelly, elle disparaît mystérieusement le 16 juin 1998 alors qu’elle venait de passer quelques jours avec elle à Argelès-sur-Mer. Plusieurs semaines plus tard, son corps découpé sera retrouvé dans une décharge sauvage, présentant les mêmes mutilations que celui de Mokhtaria.
Si rien ne semblait prédestiner ces trois jeunes femmes à une fin aussi tragique, l’enquête mettra en lumière quelques points communs troublants entre elles : leur physique avantageux, leur jeunesse insouciante, leur goût pour les sorties nocturnes et surtout leur habitude de faire du stop pour se déplacer, une pratique qui pourrait leur avoir été fatale. Thibaut Solano brosse le portrait de victimes innocentes, fauchées dans leur élan de vie par un prédateur sans pitié.
L’enquête de police initiale et ses failles
L’enquête sur les disparues de Perpignan, relatée par Thibaut Solano dans son livre, met en lumière les nombreuses failles qui ont émaillé les investigations dès le début de l’affaire. Lorsque Tatiana Andujar est signalée disparue par ses parents en septembre 1995, les gendarmes locaux tardent à prendre la mesure de la situation. Persuadés qu’il s’agit d’une simple fugue d’adolescente, ils ne déclenchent pas de recherches immédiates et précises qui auraient pu permettre de retrouver sa trace.
Ce n’est que deux ans plus tard, avec la découverte du corps mutilé de Mokhtaria Chaïb, que l’enquête prend une tournure plus sérieuse. Mais là encore, les pistes suivies par les enquêteurs se révèlent infructueuses, voire contre-productives. La police soupçonne un temps le père de la victime, un Algérien conservateur, d’avoir voulu punir sa fille pour son mode de vie « trop émancipé ». Une théorie qui ne mènera nulle part et qui témoigne des préjugés de certains officiers à l’époque.
L’auteur pointe également du doigt le manque de coordination entre les différents services (police judiciaire, gendarmerie, commissariat local), qui a pu nuire à l’efficacité des investigations. Chaque nouveau crime semble remettre les compteurs à zéro, sans qu’un véritable fil rouge ne soit dégagé entre les affaires. Il faudra attendre le meurtre de Marie-Hélène Gonzalez en juin 1998 pour que les enquêteurs établissent enfin un lien entre les différentes disparitions, grâce aux similitudes troublantes dans le mode opératoire du tueur.
Mais même après ce constat, l’enquête peine à progresser, multipliant les fausses pistes et les suspects peu crédibles. L’un des problèmes majeurs soulignés par Thibaut Solano est l’absence de preuves matérielles solides sur les scènes de crime. En dehors des corps mutilés, peu d’indices permettent de remonter jusqu’au coupable, qui semble prendre un malin plaisir à brouiller les pistes. Les portraits-robots établis à partir de témoignages se révèlent peu concluants et les analyses ADN ne donnent rien.
Au fil des pages, l’auteur dresse le portrait d’une police débordée, sous pression face à une affaire hors norme qui crée un vent de panique dans la région. Les enquêteurs, souvent dépassés par les événements, peinent à démêler le vrai du faux et à trouver une logique dans cet écheveau criminel. Une impuissance qui laissera des traces durables au sein des familles de victimes, en quête de réponses face à l’innommable.
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Le premier suspect : Francisco Benitez Palomino
Parmi les nombreux suspects qui ont été sur la sellette au cours de l’enquête, Francisco Benitez Palomino occupe une place à part. Cet homme d’origine péruvienne, surnommé « le chirurgien », a en effet focalisé l’attention des enquêteurs pendant de longs mois, avant d’être finalement remis en liberté, faute de preuves suffisantes. Thibaut Solano consacre un chapitre entier à ce personnage trouble, qui incarne à lui seul les zones d’ombre et les impasses de l’investigation.
Palomino entre dans le radar de la police peu après la découverte du corps de Mokhtaria Chaïb, en décembre 1997. Et pour cause : cet ancien interne en chirurgie réside dans le même quartier que la victime, à quelques centaines de mètres du terrain vague où son cadavre a été retrouvé. Mieux, il présente un profil pour le moins inquiétant : violences conjugales, arnaques à la carte Vitale, usurpation d’identité… L’homme a déjà eu affaire à la justice par le passé et son instabilité psychologique ne fait guère de doute.
Placé en garde à vue, Palomino clame son innocence mais accumule les contradictions et les propos incohérents. Les enquêteurs découvrent chez lui un véritable capharnaüm, des vêtements de femme et une mystérieuse collection de photos de jeunes brunes similaires aux victimes. De quoi voir en cet obsédé sexuel au comportement erratique un coupable tout désigné pour les crimes de Perpignan.
Pourtant, après des semaines d’interrogatoires musclés et de vaines perquisitions, les policiers doivent se rendre à l’évidence : rien ne permet d’inculper formellement Palomino pour les meurtres. Son alibi bancal résiste tant bien que mal et les preuves matérielles font défaut pour le confondre. Pire, le portrait-robot du tueur, établi grâce au témoignage d’un proche de Marie-Hélène Gonzalez, ne correspond pas du tout au physique du Péruvien.
Malgré ces zones d’ombre, le chirurgien restera près d’un an derrière les barreaux, soupçonné du pire par une ville en quête de coupable. Il sera finalement libéré en octobre 1998, au grand dam des enquêteurs persuadés d’avoir mis la main sur le « nécrophile » de Perpignan. Une remise en liberté vécue comme un échec cuisant par les familles des victimes, qui voient s’envoler leurs espoirs de justice.
Si Thibaut Solano ne cherche pas à réhabiliter Palomino, il pointe du doigt les failles d’une instruction qui s’est focalisée sur un suspect « trop évident », au détriment d’autres pistes plus incertaines. Le parcours chaotique du chirurgien restera comme l’un des symboles de cette affaire hors norme, où la vérité peine à émerger derrière les apparences trompeuses.
La traque d’un nouveau suspect : Esteban Reig
Après l’impasse Palomino, les enquêteurs vont se lancer sur la piste d’un nouveau suspect au profil troublant : Esteban Reig. Ce quinquagénaire espagnol, surnommé « le ninja » ou « le pirate », va cristalliser tous les soupçons à partir de l’année 2000, suite à son interpellation pour le meurtre sordide d’un marginal lyonnais. Une affaire qui présente d’étranges similitudes avec les crimes de Perpignan, comme le relate Thibaut Solano dans son livre.
Le parcours de Reig a de quoi donner le vertige. Tour à tour ouvrier, chauffeur routier et trafiquant de drogue, cet homme violent et alcoolique a bourlingué entre l’Espagne, le Maroc et la France au gré de ses démêlés avec la justice. En 1997, il atterrit à Perpignan où il fréquente les milieux interlopes de la gare, en quête de petits boulots et de coups foireux. Une présence dans les lieux au moment même où deux des victimes, Mokhtaria Chaïb et Marie-Hélène Gonzalez, y ont été enlevées puis assassinées.
Mais ce n’est que trois ans plus tard, après son arrestation à Lyon, que les policiers font le lien avec les crimes de Perpignan. Et pour cause : le mode opératoire de Reig présente d’étranges ressemblances avec celui du tueur catalan. Sa victime, un marginal nommé Jean-Marie Guest, a été étranglé avant d’être découpé en morceaux et émasculé, le tout sur fond de pulsion sexuelle morbide. Un déchaînement de violence qui n’est pas sans rappeler le sort funeste de Mokhtaria et Marie-Hélène.
Interrogé par les enquêteurs perpignanais, Reig nie farouchement être l’auteur des meurtres mais se montre incohérent et manipulateur. Malgré une personnalité complexe, oscillant entre rouerie et folie, plusieurs éléments troublants viennent étayer les soupçons à son encontre. À commencer par les révélations de son ex-femme, qui affirme que Reig lui aurait confié avoir « tué des femmes » dans le sud de la France. Des propos invérifiables mais qui font écho aux confidences de certains codétenus, évoquant les penchants sanguinaires de l’Espagnol.
Thibaut Solano consacre de longs passages à cette piste Reig, qui va mobiliser les enquêteurs jusqu’aux années 2010. Au fil de ses investigations, l’auteur met en lumière les zones d’ombre qui entourent ce suspect insaisissable, entre mythomanie et réelle dangerosité criminelle. Si les preuves matérielles manquent pour confondre le « ninja », son profil colle de façon troublante avec celui du tueur de Perpignan : goût du sang, haine des femmes, habitude de découper ses victimes…
Jusqu’au bout, Reig restera une énigme pour les policiers, qui butent sur le caractère mouvant et dissimulateur du suspect. Une impasse judiciaire de plus dans cette affaire hors norme, où la vérité semble se dérober à mesure que l’enquête progresse. Mais la traque obsessionnelle de cet homme à la personnalité complexe aura au moins permis de révéler la part d’ombre d’une région frontalière, où la violence et la transgression semblent tapies à chaque coin de rue.
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Analyse du mode opératoire et du profil du tueur
Au fil de son enquête, Thibaut Solano tente de dresser le profil du mystérieux tueur de Perpignan, en s’appuyant sur les indices récoltés par les enquêteurs et les témoignages des proches des victimes. Si l’identité du coupable reste incertaine, son mode opératoire présente des caractéristiques récurrentes qui permettent d’esquisser les contours d’une personnalité criminelle hors norme.
Le premier élément frappant est la violence extrême des meurtres, qui témoigne d’une rage et d’une détermination peu communes. Les corps de Mokhtaria Chaïb et Marie-Hélène Gonzalez ont été découverts atrocement mutilés, le sexe et les seins tranchés avec une précision chirurgicale. Un acharnement qui traduit une volonté de déshumaniser les victimes, de les réduire à l’état d’objet sexuel malléable et destructible à souhait. Pour les enquêteurs, ce déchaînement de cruauté est le signe d’une personnalité perverse et sadique, qui trouve du plaisir dans la souffrance infligée à autrui.
Autre point commun troublant : les disparitions ont toutes eu lieu dans un périmètre restreint, autour de la gare de Perpignan et plus précisément dans la rue Courteline. Un choix de terrain de chasse qui n’a rien d’anodin et qui suggère une bonne connaissance des lieux de la part du prédateur. Selon toute vraisemblance, le tueur a repéré ses proies puis guetté le moment propice pour les enlever, sans doute en leur proposant de les prendre en stop. Un scénario qui implique une certaine organisation en amont, une capacité à se fondre dans le décor pour ne pas éveiller les soupçons.
Le profil des victimes, lui aussi, semble répondre à des critères précis. Jeunes, brunes, issues de milieux modestes… Tatiana, Mokhtaria et Marie-Hélène partagent des caractéristiques physiques et sociales qui ont pu attirer l’œil du tueur. Comme si ce dernier cherchait à assouvir une obsession morbide pour un type de femme en particulier, peut-être en lien avec son histoire personnelle. Les enquêteurs exploreront d’ailleurs la piste d’un crime rituel ou d’une vengeance familiale, sans pour autant parvenir à étayer ces hypothèses.
Au-delà de ces éléments concrets, le profil du tueur reste difficile à cerner. S’agit-il d’un prédateur solitaire et organisé, capable de passer entre les mailles du filet pendant des années ? Ou doit-on imaginer un duo machiavélique, unissant ses forces pour traquer ses proies en toute discrétion ? Les zones d’ombre sont nombreuses et les supputations vont bon train, alimentées par la psychose qui s’empare de la population locale au fil des crimes.
Une chose est sûre : le tueur de Perpignan ne correspond pas à l’image classique du « serial killer » véhiculée par la culture populaire. Ni génie du crime ni tueur sadique exhibitionniste, il semble plutôt se fondre dans la masse, tapi dans l’ombre d’une ville ordinaire aux secrets inavouables. Un profil low-profile qui rend d’autant plus ardue la traque engagée par les enquêteurs, contraints de se fier à leur instinct faute de preuves tangibles. Jusqu’au bout, le mode opératoire du « prédateur des Pyrénées » restera un mystère obsédant, qui hantera les esprits bien au-delà des frontières catalanes.
L’impact des crimes sur les familles des victimes
Dans « Les Disparues », Thibaut Solano ne se contente pas de retracer le fil d’une enquête criminelle hors norme. Il s’attache aussi à recueillir la parole des familles des victimes, trop souvent oubliées dans le tumulte médiatique et judiciaire qui entoure l’affaire. Au fil des pages, l’auteur donne à voir l’impact dévastateur de ces crimes sur les proches de Tatiana, Mokhtaria et Marie-Hélène, condamnés à vivre avec une douleur indicible et des questions sans réponse.
Pour les parents de Tatiana Andujar, la disparition de leur fille en septembre 1995 marque le début d’un cauchemar sans fin. Décrits comme des gens simples et discrets, originaires de la banlieue parisienne, les époux Andujar se heurtent d’emblée à l’incrédulité des gendarmes, persuadés qu’il s’agit d’une simple fugue d’adolescente. Une hypothèse qui ne tient pas pour les proches de la jeune fille, décrite comme une enfant responsable et sans histoire. S’ensuit une quête désespérée pour retrouver sa trace, de l’émission « Perdu de vue » sur TF1 aux marchés de Perpignan où la photo de Tatiana s’affiche sur tous les étals.
Deux ans plus tard, la découverte du corps mutilé de Mokhtaria Chaïb vient raviver le supplice des Andujar, qui se raccrochent à l’espoir ténu de revoir leur fille vivante. Mais les jours, les mois et les années passent sans que Tatiana ne réapparaisse. Une attente interminable, marquée par de cruelles fausses pistes et des espoirs déçus, qui finit par briser le couple. Le père sombre dans une profonde dépression tandis que la mère se réfugie dans un militantisme sans relâche pour que l’affaire ne soit pas oubliée. Une décennie plus tard, les Andujar restent suspendus au retour hypothétique de Tatiana, incapables de faire leur deuil faute de réponses.
Pour les proches de Mokhtaria Chaïb et Marie-Hélène Gonzalez, la douleur est peut-être plus vive encore. Car si l’incertitude est intolérable, la découverte des corps martyrisés l’est tout autant. Les familles doivent non seulement accepter l’idée que leur enfant est mort, mais aussi qu’il a été supplicié de la pire des manières. Une épreuve indicible qui laisse des traces indélébiles, comme en témoigne la mère de Marie-Hélène, hantée par des crises de larmes et d’angoisse au souvenir de sa fille.
Au-delà de la souffrance intime, les familles des disparues doivent aussi composer avec la pression médiatique et la lenteur de la machine judiciaire. Au fil des ans, elles se serrent les coudes pour former un collectif soudé, déterminé à obtenir la vérité et la justice pour leurs enfants. Ensemble, elles se battent pour que l’affaire ne soit pas enterrée, pour que les enquêteurs ne baissent pas les bras malgré les impasses et les fausses pistes. Un combat épuisant et souvent ingrat, qui les oblige à ressasser sans cesse les détails sordides du dossier.
Thibaut Solano rend hommage à ces parents courage, qui puisent dans leur douleur une force insoupçonnée pour faire éclater la vérité. À travers leurs témoignages poignants, c’est toute l’humanité des victimes qui transparaît, bien loin des manchettes sensationnalistes et des spéculations morbides. Car derrière l’étiquette de « disparues de Perpignan », il y a avant tout des jeunes filles fauchées en pleine vie, des familles anéanties et des questions qui resteront à jamais sans réponse. Une tragédie intime et universelle que l’auteur parvient à restituer avec justesse et pudeur.
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Les répercussions de l’affaire sur la ville de Perpignan
Au-delà du drame intime vécu par les familles des victimes, l’affaire des disparues va durablement marquer la ville de Perpignan et sa région. Comme le raconte Thibaut Solano dans son livre, la succession des enlèvements et des meurtres va plonger la cité catalane dans une psychose sans précédent, qui va altérer en profondeur son image et son atmosphère. Du jour au lendemain, la tranquille préfecture des Pyrénées-Orientales se retrouve associée à une série noire qui défraie la chronique nationale, attirant les projecteurs sur ses zones d’ombre et ses dérives.
Dans les rues de Perpignan, et plus particulièrement autour de la gare, l’angoisse est palpable. Les jeunes femmes n’osent plus sortir seules le soir, les parents raccompagnent leurs filles en voiture, les commerces se vident à la nuit tombée. Une chape de plomb s’abat sur la ville, alimentée par les rumeurs les plus folles qui circulent de bar en bar. On parle de tueur en série, de réseau de prostitution, de secte satanique… Les théories les plus extravagantes trouvent un écho favorable dans une population inquiète, qui ne comprend pas comment de tels crimes ont pu se produire ici, dans cette région réputée paisible et accueillante.
Mais l’affaire des disparues ne fait pas que cristalliser les peurs, elle révèle aussi les failles d’une ville en proie à des tensions souterraines. Perpignan, cité frontalière au carrefour des cultures, se découvre soudain un visage plus trouble, où la misère sociale côtoie les trafics en tous genres. Le quartier de la gare, théâtre des enlèvements, apparaît comme une zone de non-droit, livrée aux dealers et aux prostituées. Une réalité crue qui tranche avec l’image de carte postale véhiculée par les brochures touristiques, et qui oblige les habitants à regarder en face les difficultés de leur territoire.
Au fil des ans, l’affaire des disparues va devenir une sorte de trauma collectif pour les Perpignanais, une cicatrice indélébile dans l’histoire de la ville. Les lieux mêmes où ont été retrouvés les corps – le terrain vague près de l’université, la décharge sauvage du Mas Colom – vont se charger d’une aura morbide, devenant des points de pèlerinage informels pour les curieux et les journalistes en mal de sensations fortes. Comme si la géographie urbaine elle-même avait été contaminée par l’horreur des crimes, condamnée à porter éternellement les stigmates de cette sombre période.
Mais l’affaire va aussi agir comme un révélateur des forces et des faiblesses de la cité catalane. Face à l’adversité, les habitants vont se serrer les coudes, organisant des marches blanches en hommage aux victimes et des actions de solidarité envers leurs familles. Les associations de quartier, les commerçants, les élus locaux vont se mobiliser pour tenter de restaurer le lien social mis à mal par la peur et la suspicion. Une résilience collective qui témoigne de l’attachement des Perpignanais à leur ville, par-delà les drames qui ont pu la frapper.
Aujourd’hui encore, plus de vingt ans après les faits, l’affaire des disparues reste une blessure vive dans la mémoire collective de Perpignan. Si la psychose s’est estompée, le souvenir des victimes perdure, entretenu par les commémorations régulières et les nouveaux développements de l’enquête. Car pour les habitants, l’impératif de vérité et de justice demeure intact, comme un devoir moral envers ces jeunes filles fauchées en pleine vie. Une quête obstinée qui fait désormais partie intégrante de l’identité de la ville, de son histoire tragique et romanesque à la fois.
Bilan de l’instruction judiciaire et zones d’ombre persistantes
Au terme de son enquête, Thibaut Solano dresse un bilan en demi-teinte de l’instruction judiciaire menée pendant plus de vingt ans sur l’affaire des disparues. Si les efforts déployés par les enquêteurs pour élucider ces crimes sont indéniables, force est de constater que de nombreuses zones d’ombre persistent, entretenant le doute sur l’identité du ou des coupables. Une incertitude qui pèse lourdement sur les familles des victimes, condamnées à vivre sans réponses définitives sur le sort de leurs proches.
Parmi les failles de l’instruction pointées par l’auteur, la question des moyens alloués à l’enquête revient comme un leitmotiv. Malgré la gravité des faits et leur impact sur l’opinion publique, les policiers en charge de l’affaire ont souvent dû composer avec des effectifs réduits et des budgets limités. Une situation qui a pu ralentir les investigations, notamment dans les premiers temps de l’affaire, lorsque la piste de la fugue était encore privilégiée pour expliquer la disparition de Tatiana Andujar. Des témoins n’ont pas été entendus, des indices n’ont pas été relevés, faute de personnel et de moyens techniques suffisants.
Autre point noir soulevé par Thibaut Solano : le manque de coordination entre les différents services de police et de gendarmerie impliqués dans l’affaire. Pendant des années, les enquêteurs ont travaillé en vase clos, sans véritable partage d’informations ni de stratégie commune. Un cloisonnement qui a pu nuire à l’efficacité des investigations, chaque service défendant sa propre piste sans réelle vision d’ensemble. Il faudra attendre la création d’une cellule spéciale dédiée aux disparues, à la fin des années 2000, pour que les efforts se coordonnent enfin et que les pièces du puzzle s’assemblent.
Mais le principal écueil de l’instruction reste l’absence de preuves matérielles solides pour confondre les suspects. Malgré les milliers d’heures passées à éplucher les dossiers, à interroger les témoins et à traquer le moindre indice, les enquêteurs n’ont jamais réussi à réunir des éléments tangibles pour inculper Palomino, Reig ou tout autre suspect. Ni ADN, ni aveux, ni témoignage direct : le mystère reste entier sur le déroulement exact des enlèvements et des meurtres. Une impasse judiciaire qui laisse le champ libre à toutes les spéculations et qui entretient la frustration des proches des victimes.
Car si la justice a fini par se dessaisir du dossier, classé sans suite en 2019, les questions demeurent. Comment un ou plusieurs individus ont-ils pu enlever et tuer ces jeunes femmes en plein cœur de Perpignan, sans jamais être inquiétés ? Existe-t-il un lien entre les différentes disparitions, ou doit-on envisager des actes isolés commis par des prédateurs distincts ? Le profil du « chirurgien » Palomino colle-t-il avec le mode opératoire des crimes, ou faut-il chercher du côté d’un tueur plus « ordinaire » comme Reig ? Autant d’interrogations qui continuent de hanter les esprits et qui font de l’affaire des disparues une énigme à jamais ouverte.
Thibaut Solano ne prétend pas apporter de réponses définitives à ces questions. Mais en retraçant le fil de l’enquête, en pointant ses forces et ses faiblesses, il permet de mieux comprendre les ressorts d’une instruction hors norme, qui a mobilisé des dizaines d’enquêteurs pendant plus de deux décennies. Et il rend hommage, aussi, à ces policiers obstinés qui ont fait de la résolution de cette affaire une mission personnelle, au-delà des aléas de leur carrière et des obstacles rencontrés. Car si la vérité judiciaire reste évasive, l’engagement des hommes et des femmes qui ont travaillé sur ce dossier, lui, ne fait aucun doute.
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Le mot de la fin : réflexion sur une affaire criminelle hors norme
Au terme de son enquête, Thibaut Solano nous livre une réflexion passionnante sur les ressorts et les enjeux d’une affaire criminelle hors norme. Car si l’histoire des disparues de Perpignan est avant tout un drame humain, une tragédie intime pour les familles des victimes, elle est aussi le révélateur des dysfonctionnements et des limites de notre système judiciaire face à des crimes d’une telle ampleur. En retraçant le fil de cette instruction chaotique, l’auteur met en lumière les failles d’une machine policière et judiciaire qui a tardé à prendre la mesure de la menace, a multiplié les fausses pistes et s’est heurtée à l’absence de preuves tangibles pour confondre les suspects.
Mais au-delà de ces constats, le livre de Thibaut Solano est aussi une formidable plongée dans les méandres de l’âme humaine, dans ce que nos sociétés modernes ont de plus sombre et de plus violent. Car en s’intéressant à la personnalité des suspects, à leur parcours chaotique et à leurs pulsions morbides, l’auteur nous confronte à la part d’ombre qui sommeille en chacun de nous, à ces instincts primitifs que la civilisation peine à réprimer. Palomino le « chirurgien » pervers, Reig le marginal ultraviolent… Ces figures énigmatiques et troublantes cristallisent nos peurs les plus profondes, notre fascination refoulée pour le crime et la transgression.
En cela, l’affaire des disparues apparaît comme un miroir tendu à notre société, un révélateur cru de ses contradictions et de ses angles morts. Car comment expliquer qu’un prédateur sexuel ait pu sévir pendant des années dans une ville moyenne, en ciblant des jeunes femmes vulnérables, sans jamais être inquiété ? Comment comprendre que des suspects au profil instable, connus des services sociaux et de la justice, aient pu passer entre les mailles du filet pendant si longtemps ? Ces questions dérangeantes nous renvoient à notre responsabilité collective, à notre incapacité à protéger les plus faibles et à prévenir la récidive des criminels.
Mais si le constat est amer, le livre de Thibaut Solano n’est pas pour autant un ouvrage désespéré ou cynique. Car en donnant la parole aux familles des victimes, en retraçant leur combat obstiné pour la vérité et la justice, l’auteur rend aussi hommage à la résilience de l’être humain face à l’adversité. À travers le portrait de ces mères courage, de ces pères brisés qui puisent dans leur douleur une force insoupçonnée, c’est toute la dignité des victimes qui transparaît, par-delà les limites de l’enquête et les impasses judiciaires.
Après vingt ans d’investigations, de rebondissements et de drames, l’affaire des disparues de Perpignan reste une énigme inachevée, un tourment sans fin pour ceux qui espéraient des réponses. Mais en retraçant cette quête obstinée de la vérité, en explorant les zones d’ombre de notre système judiciaire et les abîmes de l’âme humaine, Thibaut Solano nous offre bien plus qu’un simple récit d’investigation. Son livre est une réflexion puissante et nécessaire sur le crime, la justice et la condition humaine, qui nous pousse à regarder en face ce que nos sociétés ont de plus sombre et de plus fascinant à la fois. Une leçon d’humanité et de courage, aussi, qui nous rappelle que même dans les ténèbres les plus profondes, l’espoir et la dignité peuvent encore triompher.
Extrait début du livre
« Le grand méchant loup
Un dimanche soir, une jeune femme, étudiante, constate qu’elle n’a plus de cigarettes. Comme dans la plupart des villes similaires à la sienne, le seul endroit où l’on puisse encore acheter un paquet, à cette heure-ci, c’est le quartier de la gare. Dehors, il pleut dru. Elle monte dans sa voiture, roule, trouve une place, s’engouffre rapidement à l’intérieur du bureau de tabac et paie ses blondes. Mais en sortant sous l’averse, elle bouscule une vieille dame. La grand-mère chute de tout son long sur le bitume ruisselant. « Excusez-moi, je suis désolée », lui dit-elle, catastrophée, en l’aidant à se relever. Confuse et se sentant fautive, elle lui propose : « Vous habitez dans le coin ? Je suis en voiture, je peux vous déposer, si vous voulez. » Trempée, la dame au dos voûté accepte : « J’habite un peu plus loin, si ça ne vous dérange pas, je veux bien. »
L’étudiante la fait monter à bord de sa voiture, à l’avant, et elle démarre, en suivant les indications de sa passagère. La pluie redouble d’intensité, les néons des rues se brouillent à travers le pare-brise. Seul le frottement des essuie-glaces rythme cet étrange voyage. Étrange car la petite vieille ne dit pas un mot. Tout en cherchant un sujet de conversation, la conductrice jette discrètement des regards de côté dans sa direction. La passagère est coiffée d’un large chapeau qui plonge son visage dans la pénombre. Elle s’agrippe à son sac à main comme s’il contenait un trésor. Ses doigts se crispent sur le cuir. Quels doigts, d’ailleurs ! Épais. Noueux. Et puis ces mains… Si larges, si massives, si… velues ! La conductrice a presque sursauté. Le sentiment brumeux qui flottait sur ce voyage vient de se transformer en terreur. Car ce n’est pas une grand-mère qui s’est assise à côté d’elle… c’est un homme.
La jeune femme ose à peine respirer. La nuit, la pluie, la route : tout l’oppresse. Quelle adresse lui a-t-elle donnée, déjà ? Elle n’avait jamais entendu parler de cet endroit. Elle n’a plus qu’une idée en tête : trouver une issue de secours. Elle ferait bien des appels de phares à la voiture qui la précède, mais craint que la « grand-mère » ne réagisse. Elle roule depuis cinq minutes, lorsqu’elle atteint un carrefour. Le feu tricolore passe au rouge. Une idée lui vient à l’esprit : au lieu de freiner, elle accélère et percute le véhicule devant elle. Le choc est violent. Si elle est encore vivante, elle aura très mal au cou, demain. À ses côtés, le passager a compris le stratagème. Il ouvre la portière et s’enfuit dans l’obscurité. L’étudiante tremble encore de tout son être… quand ses yeux se posent sur le sac à main oublié. Elle hésite, puis se penche timidement au-dessus. Ses mains se faufilent à l’intérieur et rencontrent un métal glacé. La petite vieille cachait une hache.
En fait, ceci n’est jamais arrivé. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, on racontait cette histoire à Perpignan comme dans d’autres villes de taille équivalente ; on la faisait circuler au lycée, à la fac, par mails. On la rapportait dans les soirées, en ajoutant toujours plus de détails. Comme dans les années 1960, quand la population d’Orléans était terrorisée par de pseudo-enlèvements de jeunes filles dans les commerces des juifs. Et comme à chaque puissante légende urbaine, on y a cru. Pourtant, si l’on remontait le temps, on verrait qu’elle existait déjà au XIXe siècle. À l’époque, on ne parlait pas de voiture, mais de calèche, pas de hache, mais de pistolet. Et en remontant encore plus loin, on trouverait un conte, très ressemblant. La fille porterait un manteau rouge et elle dirait : « Mère-grand, comme vous avez de grandes mains ! » «
- Titre : Les Disparues
- Auteur : Thibaut Solano
- Éditeur : Les Arènes
- Pays : France
- Parution : 2016
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Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis plus de 60 ans, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.