“Simenon Simenon” exposition conçue par Élodie Boyer

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Présentation

Créateurs et artistes aspirent tous à concevoir un personnage si célèbre qu’il leur assure une sécurité financière et la liberté d’explorer d’autres projets sereinement. Georges Simenon (1903-1989) a atteint cet objectif avec son personnage du Commissaire Maigret.

La nécessité financière pousse initialement Simenon à écrire rapidement. Sa productivité exceptionnelle (environ cinq ouvrages annuels sur cinquante ans) génère deux conséquences notables. Premièrement, cette abondance apporte une légèreté à son travail. Deuxièmement, elle permet un phénomène rare : la création de collections éditoriales entièrement consacrées à un unique auteur. L’accent est mis sur la typographie, avec des éléments récurrents comme la pipe, la fumée et la silhouette masculine.

Comment maintenir la cohérence visuelle sur une si longue période sans répétition ? Les couleurs et la photographie offrent des solutions. L’enseignement remarquable de Simenon en matière de design réside dans le fait que l’abondance préserve la simplicité. Un livre isolé diffère de plusieurs ouvrages de la même série observés ensemble : vus de face, de dos, de profil. Ils forment un ensemble cohérent où chaque volume met en valeur les autres, créant un univers miniature sous nos yeux.

L’exposition conçue par Élodie Boyer, accompagnée de Pierre-Yves Cachard et Bernd Hilpert, rassemble près de 300 livres de poche collectionnés par Élodie Boyer, provenant d’éditions françaises, néerlandaises, allemandes, italiennes et anglaises diverses. Elle révèle avec finesse la diversité des recherches graphiques appliquées à ces objets du quotidien.

Tintin au Congo, Petit lapin s’amuse, Martine à la plage et Maigret se fâche

Écrivains, créateurs graphiques, éditeurs et illustrateurs caressent tous le même rêve : créer un personnage si célèbre qu’il leur garantira une stabilité financière et la liberté d’explorer d’autres projets en toute sérénité. Heureusement, la formule du succès commercial demeure énigmatique, laissant à chacun la possibilité de rechercher, de parier, de patienter et d’espérer. Georges Simenon (1903-1989) a touché le jackpot avec son Commissaire Maigret, ce qui lui a permis de s’offrir tous les plaisirs imaginables : 700 millions d’exemplaires écoulés, 192 livres publiés sous différents noms, une vie de débauche avec 10.000 conquêtes féminines, de l’alcool, une collection d’automobiles, plusieurs demeures, et du tabac en abondance pour alimenter sa pipe.

Grâce à la vitesse

Simenon adopte un rythme d’écriture effréné par nécessité économique. Cette productivité intensive (environ cinq ouvrages annuels sur cinquante ans) engendre deux conséquences distinctes. Premièrement, cette abondance allège le ton et insuffle une bonne humeur à l’ensemble, avec des titres qui paraissent naturels et évidents. L’écriture reste limpide, sans artifice ni lourdeur, toujours d’une fraîcheur parfaite, explorant infiniment la même thématique : l’art de dépeindre la mélancolie des gens du commun dont l’existence bascule lorsqu’ils franchissent la frontière ténue entre l’insignifiance et la transgression. Cette approche séduit le public. Deuxièmement, cette profusion permet un phénomène exceptionnel : l’élaboration de collections éditoriales entièrement consacrées à un seul écrivain, chacune dotée de son propre code visuel. Tout débute par la présentation des noms Simenon/Maigret, constituant un repère essentiel pour orienter le lecteur : s’agit-il d’une enquête de Maigret ou d’un autre type de roman ? L’accent est mis sur la typographie, souvent accompagnée de la pipe emblématique, parfois de volutes de fumée et du profil masculin.

Comment maintenir cette cohérence esthétique dans la durée sans tomber dans la répétition ? Les couleurs et l’image photographique apportent la solution. L’aspect remarquable réside dans le fait que cette profusion préserve la simplicité – voilà l’enseignement majeur de Simenon en matière de conception graphique. Au contraire, cette abondance et probablement le souci d’économie ont produit des quatrièmes de couverture d’un minimalisme extrême et, par conséquent, d’une grandeur saisissante. Aujourd’hui encore (plus que jamais ?), elles remporteraient tous les prix de design européens et mondiaux. Leur beauté parfaite et subtile nous stupéfie, comme face à une œuvre de Mondrian ou d’Ellsworth Kelly. Comment peut-on être à ce point émerveillé et captivé par quelque chose d’aussi épuré ? La leçon est exemplaire, notre modestie atteint son paroxysme : seuls ceux qui prennent des risques marquent l’histoire.

L’effet collection et l’esprit d’équipe

Observer un seul livre de poche de Simenon diffère radicalement de contempler plusieurs ouvrages d’une même série regroupés : présentés de face, de dos et de profil. Ils constituent un ensemble cohérent où chaque volume met en valeur les autres, créant sous nos yeux un univers miniature où s’opère la magie.

Malgré mon expérience professionnelle, je suis tombée dans ce piège. Au départ, certains livres de poche me semblaient ordinaires et sans intérêt particulier. C’est progressivement, en développant une vision globale, que j’ai compris combien ces ouvrages d’apparence modeste atteignaient en réalité l’excellence. Cela fait écho au concept de « Design super normal » développé par Fukasawa et Morrison en 2006 : « Absence : L’objet super normal peut se définir par ce qui lui manque. Ou par ce qu’il ne possède pas. Le style, l’identité, l’originalité, le caractère remarquable ».

Il n’est pas fortuit que Simenon s’intéresse principalement aux « gens simples ». Dans cette démarche aux formes directes, parfois voyantes, peu préoccupées d’harmonie et de mesure, s’affirme paradoxalement une profession qui assume ses choix. Des choix contraints par la nécessité de composer avec les limitations et les demandes éditoriales, offrant aux lecteurs une confusion délicieuse entre l’identité de l’écrivain et la présence mystérieuse de son personnage autobiographique fictif.

Le coup de foudre ou l’amour qui dure

Hormis les créations de Dick Bruna, les livres de poche remarquables pris individuellement génèrent parfois des collections dont l’effet s’épuise rapidement. Je songe particulièrement à cette série d’anneaux de fumée dessinés autour d’une pipe, avec des couleurs pures qui varient selon les titres. À l’opposé, certains ouvrages de poche, apparemment sans éclat au premier regard, révèlent leur valeur avec le temps et la multiplication. Il s’agit de design en série. Comme si la conception de ces couvertures visait d’abord leur harmonie collective. C’est en cela que réside la beauté de cette approche.

Il est surprenant de constater que ce sont les créateurs français qui développent principalement des systèmes solides, performants et rationalisés, tandis que les Néerlandais et les Allemands privilégient une approche plus artistique, se comportant davantage comme des illustrateurs et des affichistes.

Éloge de la longueur du temps ?

On pourrait supposer que cette pérennité éditoriale permet aux grandes séries visuelles de se développer et de gagner en profondeur ; chez Simenon, seul l’impératif d’structurer cette abondance compte, car les plus belles collections ont vu le jour sur une période très brève. Les ouvrages ne paraissent pas toujours de manière isolée, il est clair que certaines séries ont été élaborées simultanément ou presque. En revanche, c’est la raffinement et la délicatesse du concept, l’élégance typographique et le charme singulier des images qui prolongent la satisfaction.

Cette compilation, réunie ici pour la première fois, saisit et honore l’essence du wabi-sabi. La beauté de ces livres humbles, au charme tactile et éphémère, met en lumière la nature transitoire des choses, les vertus de l’usure temporelle et les prodiges de l’imperfection. L’harmonie ne découle pas de l’absence de défauts, bien au contraire. Ces formes parfois légèrement déséquilibrées, dissymétriques, nous rappellent également qu’en tant que lecteurs, le premier mot constitue une image. L’exposition – la sensibilité – au design graphique provient essentiellement des objets ordinaires qui nous environnent.

L’arrivée de l’ordinateur

Certaines manipulations et distorsions typographiques sont impressionnantes pour cette période, notamment dans la collection des Maigret chez Presses de la Cité durant les années 1990. Comment le concepteur graphique a-t-il pu réaliser cela techniquement ? Est-ce l’avènement du Macintosh et des polices numériques qui a rendu possible cette audace, cette créativité et cette passion excessive pour la transgression contrôlée ?

Selon le nombre de caractères, la typographie subit une transformation pour que le titre occupe toute la largeur du dos (un titre bref s’étire tandis qu’un titre long se comprime), et cette modification se reproduit à l’identique sur la quatrième de couverture. On peut imaginer l’enthousiasme lorsque cette idée a émergé et quand l’éditeur a accepté de donner vie à cette anomalie qui soudain forme un ensemble cohérent.

Génération inoxydable, bien vieillir en toute discrétion

La beauté discrète des livres de poche de Simenon tient probablement à la modestie du concepteur graphique qui souhaite avant tout l’efficacité, contrairement à l’artiste qui recherche l’éclat. Le créateur astucieux s’efface, le graphiste endosse le rôle d’ingénieur et privilégie l’élégance du mécanisme. Les systèmes graphiques les plus réussis demeurent anonymes, identifier leurs créateurs constituera une quête à part entière.

On peut se demander quelles innovations restent possibles pour le livre de poche contemporain ? Le design des années 1970 a remporté tous les succès et s’est approprié tous les gains. Nous jalouserons toujours sa fraîcheur intemporelle.

À chacun sa boule noire ?

Ces éditions de poche parues entre 1950 et 1990 confèrent à nos souvenirs de lecture une intimité et une présence visuelle concrète. Elles établissent subtilement un dialogue équilibré entre les œuvres si célèbres de Georges Simenon et leurs habillages extraordinaires pourtant ignorés. À moins que… Il se pourrait qu’au final, Simenon ait éprouvé la même souffrance que certains créateurs graphiques en quête de reconnaissance ? Comme si le travail subtil, performant, rapide et soigné ne suscitait pas l’admiration la plus haute ?

Comprendre et juger

Effectivement, les créateurs graphiques de la « vieille école » traversent actuellement une période difficile. Le sobre et le robuste, la conception fonctionnelle et mesurée ne sont plus à la mode. Le monde privilégie désormais les artifices et l’apparence spectaculaire, pourvu que cela attire l’attention… Analyser la force des systèmes visuels épurés appliqués à l’œuvre de Georges Simenon constitue un enseignement concret et un réconfort. Puissent ces couvertures servir d’exemple et encourager les décideurs à oser la sobriété, l’originalité, l’audace ? Ces livres de poche, beaux comme des créations artistiques, constituent une démonstration supplémentaire de l’importance du design graphique.

« […] Ça commence par le doute »

Au final, on découvre une harmonie remarquable entre l’œuvre de Simenon, populaire et de grande qualité, et la présentation visuelle de ses livres. Le design graphique reflète fidèlement ses écrits : il attire l’attention, suscite la curiosité, séduit, ménage l’espace, génère du silence, témoigne d’un profond respect pour les lecteurs et d’une exigence qualitative élevée, sans ostentation, avec de l’audace. Simenon prend des risques et les concepteurs graphiques s’épanouissent pour le bonheur de tous.

Le luxe du roman de gare

Ne pas se prendre trop au sérieux est une condition favorable au bon design graphique. Ainsi, il reste une place pour l’humour, la légèreté, une forme de spontanéité. Cela ne veut pas dire que le design graphique est superficiel, au contraire, tout comme les histoires et l’écriture de Georges Simenon, le design graphique des poches est profond, il fait date, il est incontournable et inimitable, sans en avoir l’air. Il fournit au lecteur la première clé du livre dans lequel il s’apprête à rentrer, et ce faisant, c’est une leçon de design qui lui est donnée, discrètement, pour pas cher, un design ordinaire et parfait, dont la fausse simplicité lui fait prendre conscience et confiance.

« « Super Normal » is less concerned with designing beauty than seemingly homely but memorable elements of everyday life. Certainly nothing « flash » or « eye-catching » : never contried, but rather almost « naff » yet somehow appealing ».

Infos pratiques

“Simenon Simenon”, jusqu’au 19 octobre 2025
Collection : Élodie Boyer
Commissariat et scénographie : Élodie Boyer, Pierre-Yves Cachard, Bernd Hilpert
Fabrication du mobilier : Mario Pitassi
Production : Mélissa Segarra et Mike Vignacq

Au Signe, centre national du graphisme à Chaumont (52)
Du mercredi au dimanche, de 14h à 18h
Visites commentées les dimanches 20 juillet, 17 août, 14 septembre et 12 octobre à 15h
Entrée et visites gratuites

Photos de l’exposition « Simenon Simenon »

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