Un Chinatown en mutation
Henry Chang plonge son lecteur dans un Chinatown qui pulse au rythme des transformations urbaines et démographiques de la fin du XXe siècle. Le quartier historique se trouve à la croisée des chemins, tiraillé entre ses racines cantonaises séculaires et l’arrivée massive des immigrants fukiénois qui redessinent les contours géographiques et culturels de cette enclave new-yorkaise. Cette métamorphose ne constitue pas simplement une toile de fond pittoresque, mais devient le véritable moteur narratif du roman, créant un écosystème où chaque rue, chaque commerce, chaque dialecte parlé témoigne d’une lutte sourde pour le territoire et l’identité.
L’auteur cartographie avec une précision documentaire cette géographie mouvante où les frontières invisibles se déplacent au gré des nouvelles influences. Les anciens établissements cantonais côtoient désormais des commerces fukiénois, créant une mosaïque linguistique et culturelle d’une richesse saisissante. Chang excelle à montrer comment ces mutations s’incarnent dans le quotidien le plus prosaïque : les menus des restaurants qui évoluent, les conversations de rue qui mélangent les dialectes, les codes vestimentaires qui se transforment. Cette attention au détail ethnographique confère à son récit une authenticité rare dans la littérature policière contemporaine.
Le génie de Chang réside dans sa capacité à révéler les tensions sous-jacentes de cette cohabitation forcée. Les nouveaux arrivants fukiénois, avec leurs réseaux distincts et leurs méthodes d’organisation sociale différentes, bousculent l’ordre établi par les générations précédentes d’immigrants. Cette dynamique génère des frictions qui dépassent largement le cadre des rivalités criminelles pour toucher aux questions fondamentales d’appartenance et de légitimité. L’auteur évite le piège du folklore exotique pour livrer une analyse sociologique subtile des mécanismes d’intégration et d’exclusion au sein même de la communauté chinoise-américaine.
À travers cette fresque urbaine en perpétuel mouvement, Chang offre une méditation sur l’identité culturelle dans l’Amérique contemporaine. Son Chinatown devient le laboratoire d’expérimentation de ces questions universelles : comment préserver ses racines tout en s’adaptant aux nécessités du présent ? Comment négocier entre tradition et modernité quand l’espace même de cette négociation se transforme constamment ? Le romancier transforme ainsi un quartier particulier de Manhattan en microcosme des défis identitaires que traverse l’ensemble de la société américaine, démontrant que le roman policier peut servir de véhicule à une réflexion sociologique d’une remarquable acuité.
livres de Henry Chang à découvrir
Jack Yu, détective entre deux mondes
Jack Yu incarne cette figure archétypale du héros déchiré entre loyautés contradictoires, mais Chang évite les écueils du stéréotype pour sculpter un personnage d’une complexité psychologique remarquable. Détective sino-américain naviguant dans les eaux troubles de son Chinatown natal, Yu porte en lui les fractures d’une identité hybride qui ne trouve sa place ni dans l’univers policier traditionnellement dominé par les Irlandais et les Italiens, ni dans une communauté chinoise qui le perçoit tantôt comme un traître, tantôt comme un protecteur. Cette ambivalence constitutive transforme chaque enquête en un parcours initiatique où se révèlent les contradictions intimes du protagoniste.
L’auteur exploite habilement cette position liminaire pour créer des situations dramatiques d’une rare intensité. Yu maîtrise les codes linguistiques et culturels de Chinatown, ce qui lui confère un avantage tactique indéniable dans ses investigations, mais cette connaissance intime s’accompagne d’une souffrance sourde : celle de devoir parfois arrêter des membres de sa propre communauté ou de naviguer entre les pressions exercées par d’anciens amis devenus criminels. Chang dessine ainsi un personnage tiraillé entre devoir professionnel et solidarité ethnique, entre intégration américaine et fidélité aux origines, créant une tension dramatique qui irrigue l’ensemble du récit.
La relation conflictuelle de Yu avec son ami d’enfance devenu chef de gang illustre parfaitement cette thématique du double destin. Les deux hommes ont grandi dans les mêmes rues, partagé les mêmes codes d’honneur adolescents, mais leurs trajectoires divergentes révèlent les choix existentiels auxquels sont confrontés les jeunes Sino-Américains. Chang orchestre leurs confrontations avec une finesse psychologique qui transcende le simple affrontement policier-criminel pour explorer les blessures de l’amitié trahie et les chemins de la rédemption impossible.
Cette construction du personnage permet à Chang d’offrir un regard authentique sur les mécanismes d’exclusion et d’inclusion qui régissent les communautés urbaines contemporaines. Yu devient le prisme à travers lequel se révèlent les préjugés des deux côtés : ceux de ses collègues policiers qui doutent parfois de sa loyauté, et ceux de sa communauté d’origine qui l’accuse de servir l’oppresseur. Cette double marginalité fait de Jack Yu un observateur privilégié des mutations sociales en cours, un témoin lucide des tensions qui traversent l’Amérique multiculturelle, conférant au roman une dimension sociologique qui enrichit considérablement la trame policière traditionnelle.
L’art du polar urbain contemporain
Chang maîtrise les conventions du roman policier tout en les renouvelant par une approche stylistique qui emprunte autant au réalisme social qu’au thriller urbain. Son écriture épouse les rythmes saccadés de la métropole new-yorkaise, alternant entre séquences contemplatives où se déploie la psychologie des personnages et passages d’action brute qui collent à la violence des rues. Cette oscillation constante entre introspection et mouvement crée une texture narrative dense, où chaque chapitre fonctionne comme une vignette autonome tout en s’inscrivant dans l’architecture globale de l’intrigue. L’auteur démontre une connaissance intime des mécanismes du suspense, dosant révélations et mystères avec la précision d’un horloger.
La structure polyphonique adoptée par Chang enrichit considérablement la dimension sociologique de son récit. En multipliant les points de vue narratifs, il offre une cartographie complète des différents univers qui coexistent dans Chinatown : celui du détective Jack Yu, bien sûr, mais aussi ceux des criminels, des commerçants, des immigrants récents et des résidents de longue date. Cette technique permet d’éviter l’écueil du regard unique et potentiellement réducteur sur une communauté complexe. Chaque personnage apporte sa propre grille de lecture des événements, ses propres motivations et ses propres codes moraux, créant un kaléidoscope narratif d’une richesse remarquable.
L’insertion d’éléments de spiritualité bouddhiste et de superstitions populaires chinoises dans la trame policière constitue l’une des réussites les plus originales du roman. Chang ne se contente pas de saupoudrer son récit d’exotisme de surface, mais intègre organiquement ces dimensions métaphysiques dans le processus d’enquête lui-même. Les consultations de devineuses, les références aux cycles astrologiques chinois et les rituels de purification deviennent autant d’outils narratifs qui enrichissent l’investigation policière traditionnelle. Cette hybridation générique confère au roman une identité stylistique distinctive qui le distingue nettement de la production policière standardisée.
L’auteur démontre également une maîtrise remarquable dans la construction de l’atmosphère urbaine hivernale. Ses tableaux d’une métropole enneigée confèrent à l’espace urbain une présence quasi-vivante, façonnant un environnement pesant qui intensifie l’effet dramatique du récit. Les rues glacées, les vapeurs de souffle dans l’air froid et l’éclairage blafard des réverbères composent une palette visuelle expressionniste qui sert parfaitement les enjeux thématiques du récit. Chang parvient ainsi à ancrer son intrigue dans une géographie émotionnelle précise, où chaque élément du décor urbain participe à la création d’un climat de menace latente et de solitude existentielle.
A lire aussi
Violence et spiritualité dans les rues de New York
Chang orchestre un dialogue fascinant entre brutalité urbaine et quête de transcendance, révélant comment les traditions spirituelles chinoises persistent et s’adaptent dans l’environnement hostile de la métropole contemporaine. Le romancier ne se contente pas de juxtaposer ces deux dimensions antagonistes mais explore leurs interpénétrations complexes, montrant comment la violence engendre paradoxalement un besoin accru de réconfort spirituel. Les personnages naviguent entre temples bouddhistes et ruelles sombres, entre consultations de devineuses et règlements de comptes sanglants, créant une géographie urbaine où le sacré et le profane s’entremêlent de manière organique.
La figure d’Ah Por, la voyante du parc Columbus, cristallise cette tension fondamentale du récit. Ses prédictions cryptiques ne relèvent pas du simple folklore pittoresque mais constituent un véritable système d’interprétation du monde qui coexiste avec la logique rationnelle de l’enquête policière. Chang développe cette dualité sans tomber dans l’exotisme de pacotille, montrant comment Jack Yu lui-même oscille entre scepticisme occidental et respect ancestral pour ces formes de sagesse populaire. Cette ambivalence reflète plus largement les contradictions de l’immigrant qui doit négocier entre héritage culturel et intégration moderne.
L’auteur excelle à montrer comment les rituels de purification et les offrandes aux ancêtres fonctionnent comme des stratégies de survie psychologique dans un univers marqué par la précarité et la violence. Les visites au temple, l’allumage d’encens et les consultations divinatoires ne constituent pas des échappatoires naïves à la dure réalité urbaine, mais des tentatives légitimes de donner sens à l’chaos environnant. Chang évite soigneusement le piège de l’orientalisme en présentant ces pratiques comme des réponses rationnelles à des situations irrationnelles, des moyens de retrouver un équilibre dans un monde déstabilisé par la migration et la marginalisation sociale.
Cette dialectique entre violence et spiritualité trouve son expression la plus poignante dans le traitement de la mort qui traverse l’ensemble du roman. Chang aborde frontalement les questions de deuil, de culpabilité et de rédemption, montrant comment les personnages tentent de donner un sens moral aux tragédies qui les frappent. Les références au karma, aux cycles de renaissances et à la justice cosmique ne fonctionnent pas comme des consolations faciles mais comme des grilles de lecture qui permettent aux protagonistes de maintenir leur humanité face à la déshumanisation urbaine. Cette dimension métaphysique enrichit considérablement la portée du récit policier en lui conférant une profondeur philosophique rare dans le genre.
La construction narrative et les voix multiples
Chang déploie une architecture narrative sophistiquée qui brise délibérément la linéarité traditionnelle du roman policier pour épouser la complexité sociale de son univers fictionnel. L’auteur alterne entre différents foyers narratifs, passant de la perspective de Jack Yu à celle des criminels, des commerçants, des immigrants clandestins et des figures marginales qui peuplent Chinatown. Cette polyphonie narrative permet d’éviter l’écueil du regard monolithique sur une communauté diverse, offrant instead une mosaïque de voix qui se répondent, se contredisent et s’enrichissent mutuellement. Chaque personnage apporte sa propre vision du monde, ses préoccupations spécifiques et son langage particulier, créant une symphonie urbaine d’une richesse remarquable.
L’auteur démontre une maîtrise technique certaine dans la gestion de ces transitions entre points de vue, évitant la confusion tout en maintenant la fluidité du récit. Chang parvient à donner à chaque voix narrative une coloration stylistique distinctive : l’introspection tourmentée de Jack Yu contraste avec la brutalité directe des dialogues de rue, tandis que les méditations spirituelles d’Ah Por s’opposent aux calculs pragmatiques des chefs de gang. Cette diversité tonale enrichit considérablement la texture du récit sans nuire à sa cohérence globale, témoignant d’une maturité d’écriture qui transcende les exercices de style gratuits.
Le romancier exploite habilement cette structure éclatée pour créer des effets de suspense sophistiqués, révélant progressivement des informations cruciales à travers différents prismes narratifs. Un événement vécu par un personnage peut être éclairé sous un jour nouveau lorsqu’il est appréhendé depuis une autre perspective, créant des moments de révélation qui enrichissent rétroactivement la compréhension du lecteur. Cette technique narrative permet également à Chang d’explorer les non-dits, les malentendus et les zones d’ombre qui caractérisent les relations interpersonnelles dans un environnement multiculturel complexe.
Cependant, cette multiplication des voix narratives présente parfois le risque de diluer l’impact émotionnel de certaines séquences, particulièrement lorsque l’auteur s’attarde sur des personnages secondaires moins développés psychologiquement. Si cette approche panoramique enrichit indéniablement la dimension sociologique du récit, elle peut également créer une certaine dispersion qui affaiblit la tension dramatique centrale. Chang compense généralement cette faiblesse potentielle par la force de ses descriptions et la justesse de ses observations sociales, mais quelques passages auraient bénéficié d’un resserrement narratif plus prononcé autour des enjeux principaux de l’intrigue.
Les meilleurs polars à dévorer chez amazon
Traditions chinoises et réalités américaines
Chang explore avec une subtilité remarquable les mécanismes d’adaptation et de résistance culturelle qui caractérisent l’expérience immigrée contemporaine. Le romancier évite les clichés de l’assimilation linéaire pour révéler comment les traditions chinoises se transforment au contact de la société américaine, créant des formes hybrides d’appartenance culturelle. Les personnages naviguent constamment entre fidélité aux valeurs ancestrales et nécessité de s’adapter aux codes du nouveau monde, générant des tensions identitaires qui nourrissent la profondeur psychologique du récit. Cette négociation permanente entre héritage et modernité se manifeste dans les gestes les plus quotidiens : le choix d’une langue plutôt qu’une autre selon l’interlocuteur, l’adoption sélective de certaines coutumes américaines, ou encore la réinterprétation des rites traditionnels dans un contexte urbain contemporain.
L’auteur accorde une attention particulière aux questions linguistiques, révélant comment le multilinguisme fonctionne comme un marqueur social complexe au sein de la communauté sino-américaine. Les dialogues alternent naturellement entre anglais, cantonais et dialectes fukiénois, créant une authentique polyphonie linguistique qui reflète la stratification sociale et générationnelle de Chinatown. Chang montre comment la maîtrise de l’anglais détermine largement les opportunités professionnelles et sociales, tout en soulignant que le maintien des langues d’origine constitue un enjeu identitaire crucial pour les différentes générations d’immigrants. Cette dimension sociolinguistique enrichit considérablement la vraisemblance du récit tout en offrant un éclairage précieux sur les dynamiques d’intégration culturelle.
Le traitement des rituels familiaux et des obligations filiales constitue l’un des aspects les plus réussis de cette exploration interculturelle. Chang dépeint avec justesse les conflits générationnels qui opposent les parents attachés aux traditions confucéennes et leurs enfants américanisés, sans tomber dans le manichéisme. Les personnages de première génération ne sont pas présentés comme des gardiens rigides du passé, mais comme des individus pragmatiques qui adaptent leurs exigences aux contraintes de leur nouvel environnement. Parallèlement, leurs descendants ne rejettent pas systématiquement l’héritage culturel familial mais tentent de le concilier avec leurs aspirations personnelles et professionnelles.
Cette dialectique entre tradition et modernité trouve son expression la plus poignante dans la relation complexe que Jack Yu entretient avec la mémoire de son père. L’auteur utilise ce lien filial pour explorer les traumatismes historiques non résolus, notamment ceux liés à l’occupation japonaise de la Chine, qui continuent de hanter les générations suivantes. Chang révèle ainsi comment les blessures collectives se transmettent et se transforment dans le contexte de l’immigration, créant des loyautés conflictuelles qui dépassent largement le cadre familial pour toucher aux questions d’appartenance nationale et d’identité politique. Cette dimension mémorielle confère au roman une profondeur historique qui enrichit considérablement sa portée sociologique.
Le crime organisé et les nouveaux immigrants
Chang dévoile les rouages complexes d’un écosystème criminel en pleine mutation, où les organisations traditionnelles chinoises doivent composer avec l’arrivée massive d’immigrants fukiénois porteurs de nouveaux codes et de nouvelles méthodes. L’auteur évite la romantisation hollywoodienne des triades pour présenter une réalité plus prosaïque et plus inquiétante : celle de réseaux criminels qui exploitent systématiquement la vulnérabilité des nouveaux arrivants. Les têtes-de-serpent, ces passeurs qui organisent l’immigration clandestine, ne sont pas dépeints comme des figures pittoresques mais comme les maillons d’une chaîne d’exploitation qui transforme la dette migratoire en servitude moderne. Chang révèle comment ces organisations profitent du désespoir des candidats à l’émigration pour créer des liens de dépendance qui perdurent bien après l’arrivée sur le sol américain.
L’analyse que propose l’auteur des mutations territoriales au sein de Chinatown révèle une compréhension fine des dynamiques de pouvoir qui régissent les communautés immigrées. Les anciens équilibres entre gangs cantonais se trouvent bouleversés par l’émergence de nouveaux acteurs fukiénois qui ne respectent pas les codes établis et n’hésitent pas à défier l’autorité des organisations historiques. Cette reconfiguration génère une violence endémique qui dépasse le simple cadre des règlements de comptes pour toucher l’ensemble de la communauté. Chang montre comment les commerçants honnêtes se retrouvent pris en étau entre différentes factions qui réclament leur protection, créant un climat de peur permanente qui mine la cohésion sociale du quartier.
Le romancier excelle particulièrement dans sa description des mécanismes d’endettement qui lient les immigrants clandestins à leurs exploiteurs. À travers le personnage de Bo, la coiffeuse prisonnière de sa dette envers les passeurs, Chang illustre concrètement comment fonctionne cette économie parallèle de l’exploitation humaine. L’auteur évite le pathos facile pour révéler la dimension systémique de ces pratiques, montrant comment elles s’appuient sur des réseaux transnationaux sophistiqués qui utilisent la famille restée au pays comme garantie humaine. Cette approche sociologique confère au récit une dimension documentaire précieuse qui éclaire des réalités souvent occultées par les médias traditionnels.
Chang réussit également à montrer comment ces activités criminelles s’articulent avec l’économie légale du quartier, créant une zone grise où la frontière entre légalité et illégalité devient floue. Les restaurants, les agences de change et les commerces de proximité servent parfois de façades ou de relais aux organisations criminelles, sans que leurs propriétaires soient nécessairement des complices volontaires. Cette interpénétration entre économie formelle et informelle révèle la complexité des rapports sociaux dans une communauté où la méfiance envers les autorités officielles pousse certains à chercher protection auprès d’organisations parallèles. L’auteur évite cependant de verser dans la complaisance envers ces pratiques, soulignant constamment leurs conséquences destructrices sur le tissu social communautaire.
découvrir
Polar ethnographique : Chang chroniqueur de son époque
« L’année du chien » dépasse largement les limites conventionnelles du roman policier pour s’imposer comme une fresque sociologique d’une ampleur remarquable. Chang utilise les mécanismes de l’enquête criminelle comme un prétexte narratif pour explorer des questions autrement plus vastes : l’immigration, l’identité culturelle, les transformations urbaines et les rapports de pouvoir au sein des communautés marginalisées. Cette ambition littéraire se manifeste notamment dans le traitement de la temporalité narrative, qui privilégie l’exploration psychologique et sociale au détriment du simple enchaînement d’indices et de révélations. L’auteur démontre ainsi que le genre policier peut servir de véhicule à une réflexion de fond sur les mutations de la société américaine contemporaine.
La richesse documentaire du roman confère à l’œuvre une valeur testimoniale qui la rapproche davantage du reportage ethnographique que du divertissement de genre. Chang puise manifestement dans une connaissance intime de Chinatown pour livrer une cartographie précise des codes sociaux, des hiérarchies économiques et des tensions communautaires qui structurent ce microcosme urbain. Cette authenticité ethnographique transforme le récit en un document précieux sur l’expérience sino-américaine contemporaine, offrant un regard de l’intérieur sur des réalités souvent simplifiées ou déformées par les représentations médiatiques dominantes. L’auteur évite cependant l’écueil du didactisme en intégrant organiquement ces éléments informatifs dans la progression dramatique de son récit.
Chang révèle également une conscience aiguë des enjeux esthétiques qui traversent la littérature ethnique contemporaine. Son écriture navigue habilement entre spécificité culturelle et universalité humaine, évitant aussi bien l’exotisme de surface que l’assimilationnisme réducteur. L’auteur parvient à rendre accessible à un lectorat non initié la complexité des références culturelles chinoises sans jamais céder à la facilité explicative ou à la folklorisation. Cette maîtrise stylistique témoigne d’une maturité littéraire qui place Chang parmi les voix importantes de la littérature américaine multiculturelle.
Le roman souffre néanmoins de quelques faiblesses structurelles qui trahissent parfois les tensions entre ambition sociologique et contraintes du genre policier. Certains développements consacrés aux rituels spirituels ou aux dynamiques familiales, bien qu’éclairants sur le plan culturel, ralentissent occasionnellement le rythme narratif sans toujours servir l’économie dramatique générale. De même, la multiplication des personnages secondaires, justifiée par le souci de représenter la diversité communautaire, dilue parfois l’impact émotionnel de l’intrigue principale. Ces réserves n’entament cependant pas l’impression générale d’une œuvre ambitieuse qui enrichit considérablement le paysage de la fiction policière contemporaine en lui apportant une dimension sociologique et culturelle souvent négligée par les auteurs du genre.
Mots-clés : Chinatown, Immigration, Identité culturelle, Polar urbain, Communauté sino-américaine, Crime organisé, Multiculturalisme
Extrait Première Page du livre
» L’année du Chien
Le Chien est le onzième signe, l’avant-dernier du cycle lunaire, et le plus aimé de tous les animaux. Le Chien est téméraire, charismatique, il croit en la justice, la loyauté et la fidélité.
L’année est caractérisée par le Yang masculin, par le conflit, la persévérance et la foi.
0-9
La Neuvième Circonscription s’étendait d’est en ouest de l’East River à Broadway. Au nord, elle était délimitée par la 14e Rue ; au sud, par Houston Street. Ce périmètre englobait les quartiers d’East Village, Loisaida, NoHo, Alphabet City et Tompkins Square. Anarchistes, artistes, étudiants et une frange modeste de la classe populaire y cohabitaient, parfois dans un équilibre précaire, jusqu’à ce que les tensions fassent la une du Daily News.
Les détectives de la Neuvième avaient l’habitude de devoir gérer ce contexte multiculturel, les conflits quotidiens entre Noirs et Blancs, métis et Jaunes. La présence asiatique disséminée dans cette zone se caractérisait pour l’essentiel par des petits établissements chinois de vente à emporter, des épiceries et des teintureries coréennes, des restaurants de sushis japonais et ce qui était probablement la dernière blanchisserie traditionnelle chinoise de New York. À East Village, les Asiatiques du Sud-Est vendaient à la sauvette tee-shirts, bijoux punks et tous types d’accessoires pour fumeurs d’herbe. Indiens et Pakistanais régnaient en maîtres sur les kiosques à journaux.
Jack Yu avait été transféré à la 0-9 pour renforcer les effectifs pendant les fêtes de fin d’année. Assis dans le bureau des détectives, il recula de son ordinateur et ferma les yeux. Le soir de Thanksgiving, la dernière heure de permanence de nuit paraissait toujours interminable. Il éprouvait un mélange de fatigue cuisante et de hâte fébrile.
Il n’aurait pas été surpris que survienne encore un appel au sujet d’un homicide dans les quartiers sud de Manhattan, ou bien émanant de ses confrères de l’Unité spéciale.
Il se massa la tempe du bout de l’index en dessinant des petits cercles. Des statistiques défilèrent pêle-mêle dans son esprit, les données informatiques CompStat, brutes et factuelles, qui décrivaient pourquoi et comment les gens s’entretuaient à New York. «
- Titre : L’année du chien
- Titre original : Year of the Dog
- Auteur : Henry Chang
- Traduction : Marie Chivot-Buhler
- Éditeur : Éditions Filature(s)
- Nationalité : Chine
- Date de sortie en France : 2021
- Date de sortie en États-Unis : 2007
Résumé
Toujours hanté par Chinatown qui pulse dans ses veines, l’enquêteur Jack Yu est de retour…
Jack Yu est un des rares officiers de police d’origine asiatique au sein du NYPD. Il a été récemment promu et a rejoint le commissariat de la 9ème circonscription, au nord-est de Chinatown, qui couvre East Village, Loisaida, NoHo, Alphabet City et Tompkins Square. A priori, la 9ème n’est pas plus calme ni moins violente que Chinatown, mais au moins, Jack n’y est pas tiraillé entre appartenance ethnique et respect de la loi.
Pourtant, c’est bien Chinatown qui pulse dans ses veines et qui va l’aspirer de nouveau. Il ne peut rester indifférent à l’appel à l’aide des familles de victimes d’homicides d’origine chinoise qui se sentent si peu prises au sérieux par la police new-yorkaise. Suicides, passages à tabac, morts violentes, ou encore victimes de la cupidité des trafiquants d’êtres humains et des triades hong-kongaises qui règnent sur Chinatown : l’éventail est large et la tension forte pour Jack Yu…
The Wire version sino-américaine, une immersion en slow motion au cœur de Chinatown, des clandestins, des paris truqués, des circuits de contrebande et des gangs.

Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.



































