Un village figé dans l’hiver : l’univers singulier de Haut-de-Cœur
Dès les premières pages des « Malvenus », Audrey Brière nous plonge dans un décor aussi fascinant qu’inquiétant : Haut-de-Cœur, bourgade bourguignonne figée dans un hiver qui n’en finit pas. Ce village devient rapidement plus qu’un simple cadre narratif, il s’érige en véritable personnage dont la présence obsédante influence chaque habitant et chaque événement du récit.
La particularité de cet univers tient à son ambiance si singulière, où « les couleurs de l’aube et du crépuscule se diluaient aux tons de midi ou de minuit indifféremment. » L’autrice excelle dans l’art de dépeindre cette atmosphère bleutée et suspendue, où le temps semble s’être arrêté, créant un microcosme isolé du reste du monde par la neige et le froid.
La force créatrice d’Audrey Brière réside dans sa capacité à rendre tangible cette étrange torpeur qui enveloppe le village. On ressent presque physiquement le crissement de la neige sous les pas des personnages, la morsure du froid sur leurs joues, la chaleur fragile des rares foyers encore allumés dans cette contrée glacée où les restrictions sont la norme.
Les habitants de Haut-de-Cœur évoluent dans cet environnement comme des fantômes à moitié conscients, prisonniers d’une routine dictée par les nécessités de survie mais aussi par les secrets du passé. La romancière tisse autour d’eux une toile de relations complexes, de non-dits et de rancœurs anciennes qui trouvent dans ce décor glacial le parfait écho à leur frigidité émotionnelle.
Au couvent des Ursulines, à la mairie, dans les ruelles étroites ou les bois de Combe-Lavau, chaque lieu est décrit avec une précision qui confine à la poésie sombre. Cette géographie imaginaire, pourtant si crédible, s’ancre dans notre esprit comme si nous avions toujours connu ces chemins enneigés, ce château abandonné de Nobles-Pierres ou ce Puits du Diable sur la colline du Vieux-Château.
L’univers créé par l’autrice ne se contente pas de servir l’intrigue ; il transcende sa fonction première pour devenir un miroir des âmes tourmentées qui l’habitent. Cet hiver perpétuel reflète admirablement les cœurs gelés des personnages, leurs aspirations figées et leurs espoirs en hibernation, attendant un printemps qui ne vient jamais.
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Vestiges du passé et secrets enfouis : la construction narrative d’Audrey Brière
La structure narrative des « Malvenus » révèle tout le talent d’Audrey Brière pour tisser une intrigue où présent et passé s’entrelacent avec une fluidité remarquable. L’autrice orchestre une chronologie éclatée qui démarre en 1881 avec l’arrivée d’un enfant trouvé dans les bois, avant de nous propulser en 1917, au cœur d’une enquête sur un meurtre sordide dans un village isolé par un hiver interminable.
Cette construction en strates temporelles permet à la romancière d’installer progressivement les éléments nécessaires à la compréhension de l’intrigue sans jamais tomber dans l’exposition artificielle. Les secrets du passé émergent naturellement au fil des chapitres, à travers les souvenirs des personnages, les confidences furtives et les découvertes de l’enquête en cours.
Particulièrement habile dans l’art de distiller l’information, Audrey Brière utilise les non-dits et les silences comme de véritables instruments narratifs. Elle nous livre des indices parcellaires, des fragments de vérité qui, tels des morceaux d’un puzzle, s’assemblent progressivement pour révéler une image d’ensemble dont la cohérence ne cesse de surprendre le lecteur.
L’utilisation des flashbacks et des récits enchâssés confère au roman une profondeur temporelle saisissante. Qu’il s’agisse de l’histoire de Thomas Sorel relatée au chapitre 5 ou des souvenirs douloureux d’autres protagonistes, ces plongées dans le passé ne sont jamais gratuites mais servent à éclairer les motivations profondes qui sous-tendent les actions présentes.
La force de cette construction réside également dans l’équilibre subtil entre révélation et mystère. Audrey Brière maîtrise parfaitement le rythme de son récit, alternant scènes d’action, dialogues riches en sous-entendus et moments de contemplation qui permettent au lecteur de respirer tout en savourant l’atmosphère si particulière du roman.
L’édifice narratif bâti par l’autrice impressionne par sa solidité et sa cohérence interne. Chaque chapitre ajoute une pierre à cette cathédrale littéraire dont les fondations plongent dans les profondeurs du temps et de la mémoire collective d’un village hanté par ses fantômes. La construction des « Malvenus » témoigne d’une vision d’ensemble méticuleuse, où chaque détail trouve sa place dans une architecture narrative qui soutient admirablement le poids des secrets qu’elle abrite.
Une galerie de personnages mémorables : l’art du portrait littéraire
L’un des talents majeurs d’Audrey Brière réside dans sa capacité à créer des personnages d’une remarquable densité qui s’imposent durablement dans l’esprit du lecteur. Avec une plume précise et évocatrice, elle sculpte des figures marquantes dont les contours psychologiques se dessinent au fil des pages sans jamais recourir à de lourdes descriptions. Chaque protagoniste émerge dans sa complexité, révélant peu à peu ses blessures et ses motivations profondes.
Au premier plan, le tandem formé par Matthias Lavau et Esther Louve captive par le contraste saisissant de leurs personnalités. L’inspecteur au passé d’orphelin, formé par Bertillon et marqué par son expérience lyonnaise, dévoile une sensibilité dissimulée sous des dehors bourrus. Sa comparse Esther, avec sa collerette de cuir mystérieuse et ses yeux d’ambre insondables, intrigue autant les personnages que le lecteur par son opacité délibérée et son intelligence acérée.
Les femmes occupent une place prépondérante dans cette galerie de portraits. De la prieure Marie, figure d’autorité bienveillante aux secrets bien gardés, à Mélanie Gauthier, vieille femme acariâtre mais perspicace, en passant par Jeanne Sorel et Adèle Lestrange, chacune déploie un caractère unique et développé avec subtilité. L’autrice leur confère une épaisseur rare, évitant soigneusement les archétypes pour créer des êtres aux failles et aux forces parfaitement identifiables.
Les silhouettes masculines ne sont pas en reste dans ce tableau. Antoine de Maison-Rouge, aristocrate déchu au cœur brisé, Thomas Sorel, homme détesté dont on découvre l’histoire complexe, ou encore Guy Lestrange, maire autoritaire et manipulateur – tous bénéficient d’un traitement nuancé qui les éloigne des clichés habituels du genre. Même les personnages secondaires, comme le Vieil Anar ou Marcus Taillandier, sont dessinés avec assez de précision pour marquer les mémoires.
Audrey Brière excelle particulièrement dans l’art de rendre ses créations authentiquement humaines à travers leurs contradictions. Aucun personnage n’est entièrement bon ou mauvais ; tous portent en eux cette ambivalence qui caractérise la nature humaine. Cette approche psychologique fine confère au récit une dimension profondément crédible, où chaque action découle logiquement des tempéraments établis, sans jamais donner l’impression d’être au service artificiel de l’intrigue.
La galerie de personnages des « Malvenus » s’enrichit également d’une présence animale significative avec la mystérieuse Portée de loups qui hante les bois de Combe-Lavau. Ces créatures mi-sauvages mi-apprivoisées ajoutent une dimension presque fantastique au récit, tout en servant de miroir aux comportements humains. Par cette fresque de caractères si vibrants d’authenticité, l’autrice démontre sa compréhension profonde des ressorts psychologiques qui animent ses protagonistes, créant un microcosme sociétal fascinant où chaque individu trouve sa place unique et mémorable.
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Entre polar et roman historique : la richesse des genres dans « Les Malvenus »
« Les Malvenus » se distingue par sa capacité à transcender les frontières traditionnelles des genres littéraires, créant une œuvre hybride d’une richesse exceptionnelle. Audrey Brière marie avec brio les codes du polar classique – cadavre découvert dès les premières pages, enquête méthodique, indices disséminés – à ceux du roman historique ancré dans une France provinciale du début du XXe siècle. Cette fusion génère une tension narrative constante qui maintient le lecteur en haleine tout en l’immergeant dans un contexte historique minutieusement reconstitué.
L’enquête sur la mort brutale de Thomas Sorel sert de colonne vertébrale au récit, avec tous les ingrédients d’un polar bien ficelé : le corps mutilé, les suspects multiples, les fausses pistes et les révélations progressives. La dimension policière s’enrichit même d’une approche quasi scientifique avec les références aux méthodes de Bertillon et de Locard, pionniers de la police scientifique, donnant une crédibilité historique aux procédés d’investigation décrits.
Mais l’autrice ne s’arrête pas à cette dimension policière. Elle tisse également un roman d’atmosphère où les descriptions sensorielles abondent, évoquant tantôt l’univers gothique des demeures abandonnées, tantôt la rudesse quotidienne d’un village isolé en temps de restrictions. Les passages consacrés au château de Nobles-Pierres ou au couvent des Ursulines convoquent un imaginaire presque fantastique, créant des tableaux littéraires d’une grande puissance évocatrice.
La dimension historique, quant à elle, transparaît non seulement dans le cadre temporel précis mais aussi dans l’évocation des conséquences de la Grande Guerre sur les habitants de Haut-de-Cœur. Le personnage de Pierre Lauriers, amputé et brisé par le conflit, ou les récits des tranchées vécus par Thomas Sorel et Antoine de Maison-Rouge offrent un témoignage saisissant des traumatismes individuels et collectifs d’une époque charnière de l’histoire française.
On décèle également dans « Les Malvenus » des influences du roman social, notamment à travers le portrait nuancé d’une microsociété villageoise avec ses hiérarchies implicites, ses tensions et ses inégalités. Les relations entre le maire Guy Lestrange et ses administrés, l’organisation de la vie autour du couvent, ou encore les mécanismes de survie en période de disette révèlent une observation fine des dynamiques sociales à l’œuvre dans ces communautés rurales isolées.
L’habileté d’Audrey Brière se manifeste dans sa capacité à entrelacer ces différentes dimensions génériques sans jamais perdre de vue la cohérence d’ensemble de son récit. En naviguant avec aisance entre enquête policière, fresque historique et étude de mœurs, elle crée une œuvre profondément originale qui échappe aux classifications simplistes. Cette richesse permet à « Les Malvenus » de séduire un lectorat varié, chaque lecteur pouvant y trouver matière à satisfaire sa sensibilité particulière tout en découvrant d’autres facettes narratives auxquelles il ne s’attendait peut-être pas.
L’enquête comme fil rouge : Matthias Lavau et Esther Louve, un duo atypique
Au cœur des « Malvenus » se déploie une enquête captivante menée par un binôme d’enquêteurs aussi intrigant qu’efficace. Matthias Lavau, inspecteur formé à l’école de Bertillon puis de Locard, revenu dans son village natal après des années d’absence, incarne une figure d’autorité complexe. Son acolyte, la mystérieuse Esther Louve, dont la collerette de cuir dissimule un secret et dont les yeux d’ambre semblent toujours en quête d’indices, forme avec lui un tandem dont la complémentarité s’affirme au fil des pages.
L’originalité de ce duo réside dans le renversement subtil des codes habituels du genre policier. Si Matthias possède l’autorité officielle, c’est souvent Esther qui fait preuve de la plus grande acuité analytique. La jeune femme, dont le passé reste délibérément nébuleux, apporte une perspective extérieure essentielle pour comprendre les non-dits et les secrets enfouis de Haut-de-Cœur. Son détachement apparent contraste avec l’implication émotionnelle de Matthias, prisonnier de ses liens d’enfance avec les principaux protagonistes de l’affaire.
Audrey Brière exploite brillamment cette tension entre objectivité et subjectivité dans la conduite de l’enquête. Matthias lui-même reconnaît son manque d’impartialité : « J’étais un bon policier. (…) Il me manquait pour devenir exceptionnel une qualité que je n’acquerrai jamais. J’étais dépourvu de toute objectivité. » Cette lucidité sur ses propres limites fait de lui un personnage profondément humain, tiraillé entre son devoir professionnel et ses loyautés personnelles.
La méthodologie employée par le duo révèle également une approche novatrice du récit policier. L’autopsie clandestine pratiquée dans la boucherie désaffectée, les interrogatoires menés dans la prison de fortune, ou encore la collecte minutieuse d’indices sur le corps mutilé de Thomas Sorel témoignent d’un respect des procédures scientifiques émergentes de l’époque, tout en s’adaptant aux contraintes d’un village isolé par l’hiver et la guerre. Ces scènes d’investigation, décrites avec précision mais sans complaisance morbide, constituent l’ossature narrative du roman.
Au-delà de sa fonction dans l’intrigue, ce duo d’enquêteurs sert aussi de révélateur aux dynamiques sociales du village. Par leurs questions et leurs observations, Matthias et Esther dévoilent progressivement les liens complexes qui unissent ou opposent les habitants de Haut-de-Cœur. Chaque interrogatoire devient l’occasion d’explorer une nouvelle facette de cette microsociété fragilisée par les privations et les secrets, offrant au lecteur une compréhension toujours plus fine des enjeux qui sous-tendent l’intrigue principale.
La relation entre ces deux personnages constitue en elle-même un fil narratif captivant qui se développe parallèlement à l’enquête. La cohabitation forcée dans la maison de la rue des Juifs, les dialogues empreints de non-dits, les regards furtifs échangés créent une tension palpable qui enrichit considérablement le récit. Sans jamais tomber dans les clichés romantiques, Audrey Brière esquisse une connexion ambiguë entre ces deux êtres que tout semble opposer mais qu’une quête commune de vérité rassemble inexorablement. Cette alliance professionnelle, teintée d’une curiosité mutuelle grandissante, confère au roman une dimension humaine qui transcende le simple cadre de l’enquête criminelle.
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Mémoires entrelacées : L’architecture temporelle du roman d’Audrey Brière »
Dans « Les Malvenus », le temps acquiert une dimension presque tangible, devenant un acteur à part entière de la narration. Audrey Brière manipule avec maestria cette quatrième dimension, créant une œuvre où passé et présent ne cessent de s’entremêler, se répondre et s’éclairer mutuellement. L’ouverture du roman en 1881, suivie d’un bond jusqu’en 1917, établit d’emblée cette dynamique temporelle qui structurera l’ensemble du récit.
L’hiver interminable qui fige Haut-de-Cœur constitue la métaphore parfaite de ce rapport au temps. « Les couleurs de l’aube et du crépuscule se diluaient aux tons de midi ou de minuit indifféremment. Après quelques semaines, il devint impossible de savoir si, réellement, l’hiver durait depuis plusieurs années ou s’il ne s’agissait que d’une impression. » Cette confusion temporelle crée un cadre idéal pour l’exploration des mémoires individuelles et collectives qui hantent le village.
La mémoire joue un rôle central dans la construction des personnages et leurs interactions. Qu’il s’agisse de Matthias se remémorant son enfance au Clos, de Jeanne revivant la découverte macabre au château de Nobles-Pierres, ou d’Esther dont les rêves révèlent progressivement un passé traumatique, chaque protagoniste est façonné par ses souvenirs. Ces fragments mémoriels s’assemblent comme autant de pièces d’un puzzle temporel dont l’image complète ne se révèle qu’à la fin.
Particulièrement remarquable est l’utilisation des flashbacks pour éclairer les personnages secondaires. Le long chapitre consacré à l’exécrable et consternante vie de Thomas Sorel offre une plongée vertigineuse dans le passé, transformant radicalement notre perception de cet homme unanimement détesté. Ces incursions dans l’histoire personnelle des protagonistes n’apparaissent jamais comme des digressions, mais comme des éléments essentiels à la compréhension des motivations profondes qui sous-tendent l’intrigue principale.
L’autrice crée également une fascinante stratification des époques à travers les lieux emblématiques du récit. Le couvent des Ursulines, le château abandonné ou la colline du Vieux-Château sont imprégnés d’histoires anciennes qui influencent les événements présents. Ces espaces deviennent des passerelles entre les différentes temporalités du récit, créant un sentiment de continuité dans laquelle le meurtre de Thomas Sorel n’apparaît que comme le dernier maillon d’une chaîne d’événements initiée bien des années auparavant.
La finesse avec laquelle Audrey Brière tisse ces fils temporels confère au roman une profondeur peu commune. Le temps n’est pas simplement le cadre dans lequel se déploie l’action, mais une force active qui façonne les destins et révèle progressivement les vérités enfouies. Cette architecture temporelle sophistiquée transforme ce qui aurait pu n’être qu’une enquête policière conventionnelle en une méditation subtile sur la persistance du passé et son influence indélébile sur le présent de chaque personnage.
Les non-dits et l’isolement : une analyse des thèmes principaux
Au cœur des « Malvenus » se déploient plusieurs thématiques puissantes qui transcendent la simple trame policière pour toucher à des questions universelles. L’isolement, physique et émotionnel, constitue sans doute le thème le plus prégnant du roman. Haut-de-Cœur, ce village coupé du monde par un hiver interminable, devient la métaphore parfaite d’âmes isolées dans leurs secrets et leurs souffrances, incapables de briser les barrières invisibles qui les séparent les unes des autres.
Les non-dits structurent profondément les relations entre les personnages. Qu’il s’agisse du lien fraternel caché entre Jeanne et Antoine, des origines mystérieuses d’Esther, ou des véritables motivations de personnages comme Adèle Lestrange, chacun porte en lui des vérités qu’il dissimule aux autres. Audrey Brière excelle dans l’art de faire ressentir le poids de ces silences, de ces regards détournés et de ces phrases interrompues qui en disent parfois plus que de longs discours.
L’identité et ses failles constituent un autre fil conducteur essentiel. Les orphelins du Clos portent tous cette blessure originelle d’un abandon dont les circonstances exactes leur échappent. Matthias Lavau, né dans les bois de Combe-Lavau et recueilli par le comte, vit avec cette quête permanente de ses origines qui influence chacune de ses décisions. Ce questionnement identitaire se reflète également chez d’autres personnages comme Esther, dont le passé reste délibérément obscur.
La communauté et ses mécanismes de survie apparaissent comme un thème particulièrement finement traité. Audrey Brière dépeint avec justesse les dynamiques d’un microcosme villageois où chacun connaît les secrets de l’autre mais où une forme d’omerta règne pour préserver un équilibre fragile. Les restrictions dues à l’hiver interminable et à la guerre renforcent cette interdépendance paradoxale, où l’on se déteste tout en étant contraint de s’entraider pour survivre.
La violence, tant physique que psychologique, imprègne l’ensemble du récit. De l’assassinat brutal de Thomas Sorel aux souvenirs des tranchées, en passant par les traces de maltraitance domestique, l’autrice ne détourne jamais le regard des aspects les plus sombres de la nature humaine. Cette violence n’est jamais gratuite mais s’inscrit dans une réflexion plus large sur les traumatismes individuels et collectifs qui façonnent les comportements et perpétuent les cycles de souffrance à travers les générations.
La mémoire collective du village et ses distorsions émergent comme une thématique particulièrement originale. Les légendes locales comme celle de la Dame Blanche, les souvenirs partagés des orphelins, ou encore l’histoire de la Portée de loups illustrent comment une communauté se construit autour de récits communs, qu’ils soient véridiques ou déformés par le temps. L’œuvre d’Audrey Brière interroge avec intelligence la frontière parfois ténue entre mémoire et invention, entre histoire et mythologie personnelle. Cette exploration des récits fondateurs d’une communauté confère au roman une dimension anthropologique fascinante qui enrichit considérablement sa portée au-delà de l’intrigue policière initiale.
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« Les Malvenus » : une œuvre qui marque l’imaginaire
Avec « Les Malvenus », Audrey Brière s’impose comme une voix singulière dans le paysage littéraire actuel. En créant un univers aussi cohérent que singulier, elle propose une œuvre dont la résonance dépasse largement le cadre du simple divertissement. Haut-de-Cœur et ses habitants continuent de hanter le lecteur bien après la dernière page tournée, témoignant d’une puissance évocatrice rare qui inscrit ce roman dans la lignée des grandes fresques littéraires mémorables.
La force de cette œuvre réside dans sa capacité à transcender les frontières génériques tout en restant parfaitement accessible. Si elle emprunte au polar son rythme et sa structure, au roman historique son souci du détail et au roman psychologique sa profondeur d’analyse, elle parvient à fondre ces influences en une proposition littéraire unique. Cette hybridité répond parfaitement aux attentes d’un lectorat contemporain en quête d’œuvres riches et complexes qui ne sacrifient jamais la lisibilité sur l’autel de l’ambition artistique.
L’universalité des thèmes abordés contribue grandement à la résonance de ce roman. En explorant les questions d’identité, d’appartenance et de secrets familiaux, Audrey Brière touche à des préoccupations intemporelles qui trouvent un écho particulier dans notre société contemporaine. La manière dont les personnages négocient leur rapport au passé et aux origines fait écho aux questionnements identitaires qui traversent notre époque, conférant au récit une actualité surprenante malgré son ancrage historique.
Sur le plan stylistique, l’autrice démontre une maîtrise impressionnante qui lui permet d’adapter sa plume aux différentes tonalités du récit. Des descriptions atmosphériques du village hivernal aux scènes d’action tendues, en passant par les passages plus introspectifs, elle module son écriture avec une aisance qui sert toujours admirablement le propos. Cette fluidité stylistique participe grandement au plaisir de lecture et à l’immersion dans l’univers si particulier des « Malvenus ».
La richesse des personnages féminins mérite également d’être soulignée comme un élément distinctif de cette œuvre. Dans un genre traditionnellement dominé par des figures masculines, Audrey Brière propose une galerie de femmes complexes, ambiguës et puissantes qui ne se résument jamais à leur relation aux hommes. De la mystérieuse Esther Louve à la prieure Marie, en passant par Jeanne Sorel ou Mélanie Gauthier, ces personnages féminins incarnent différentes facettes du pouvoir et de la résilience, offrant un contrepoint fascinant aux archétypes habituels du roman policier historique.
L’héritage littéraire des « Malvenus » se mesure à sa capacité à réinventer des formes narratives classiques tout en proposant une expérience de lecture profondément originale. Par sa construction méticuleuse, son atmosphère envoûtante et ses personnages inoubliables, ce roman s’impose comme une œuvre marquante qui enrichit considérablement le patrimoine du thriller français contemporain. Audrey Brière a créé avec ce livre un univers littéraire dont la cohérence interne et la puissance évocatrice continueront longtemps de résonner dans l’esprit des lecteurs, preuve s’il en est de la vitalité d’une littérature de genre qui n’a rien à envier aux œuvres dites « plus nobles ».
Mots-clés : Polar historique, Hiver perpétuel, Secrets enfouis, Enquête policière, Duo d’enquêteurs, Village isolé, Mémoire collective
Extrait Première Page du livre
» Prologue – 1881
Quelques années avant la fin du siècle, on trouva un enfant dans les bois de Combe-Lavau.
C’était un matin d’hiver, le jour faisait une incursion timide sur la région. En vue il n’y avait rien, pas une belette, pas un sanglier, pas un oiseau. Rien que la forêt qui recouvrait les collines enneigées. Quant aux hommes du bourg voisin, il n’y avait pas une âme vivante assez hardie pour affronter les températures effroyablement basses qui s’étaient abattues sur le pays. La nature était en sommeil.
Seul le comte de Maison-Rouge osa sortir de chez lui. La hardiesse n’était pas en cause, mais plutôt l’eau-de-vie dont il s’imbibait chaque nuit depuis le trépas de sa femme, deux ans auparavant, alors qu’elle s’employait à mettre au monde un chétif garçonnet. L’ultime effort lui arracha son dernier souffle ; elle laissa, en vestiges de sa vie, un grand lot de tristesse et un demi-orphelin.
Ce matin d’hiver, donc, le comte enfonça un chapeau haut-de-forme à ruban pourpre sur sa tête et quitta le château avant l’aurore, dans l’idée d’aller prendre le frais. C’est que l’eau-de-vie qu’on ingurgitait par malheur tenait chaud. Il siffla ses chiens, deux choses décharnées et puantes qui vouaient à leur maître une infaillible loyauté, et s’enfonça dans les bois, creusant un sillon dans l’épais duvet de neige encore vierge.
Le halètement des chiens, le crissement de ses pas, le comte allait sans but, l’esprit empli de sa défunte épouse. Triste et faible comme il était, il ne dérangeait pas la nature et la nature ne se souciait pas de lui. Le comte pouvait bien mourir de froid dans les bois de Combe-Lavau, qui s’en préoccuperait ? Non pas qu’il fût méchant homme, c’était seulement un soûlaud. Son château, Nobles-Pierres, tombait en ruines et son fils aurait mangé de la nourriture pour animaux sans l’intervention des villageois. La mort, alors, n’endeuillait pas les gens si longtemps. On n’avait pas que ça à faire. L’élan de commisération collectif atteignait ses limites.
Un cri, soudain, tira le comte de ses sombres pensées. Un cri perçant de peur et de colère. Il cligna des paupières pour stabiliser sa vision et marcha vers la provenance du bruit avec un entrain mesuré. «
- Titre : Les Malvenus
- Auteur : Audrey Brière
- Éditeur : Editions de l’épée
- Nationalité : France
- Date de sortie : 2023
Résumé
1917.
Alors que la Première Guerre mondiale fait rage, un homme est retrouvé mort dans une cave du village de Haut-de-Cœur, en Bourgogne. Pas mort d’un excès de froid, de faim ou de vin, comme d’autres, mais proprement égorgé.
Ici, bon nombre des habitants ont grandi sans autre père et mère que les religieuses du majestueux couvent des Ursulines. C’est le cas de l’inspecteur de police Matthias Lavau : recueilli tout petit par le couvent, il est parti faire ses armes à Paris et à Lyon avant de finalement rentrer au bercail. Son talent ? Il se souvient de tout, tout le temps. Une mémoire parfois lourde à supporter, mais dans ses enquêtes, un atout précieux.
La victime est aussi un ancien des Ursulines : Thomas Sorel, bien connu dans les alentours, et presque unanimement détesté… C’est le bras armé du très redouté maire. Beaucoup ont souhaité sa mort, pour des raisons valables, le plus souvent.
Dans l’atmosphère crépusculaire de l’hiver interminable qui s’est abattu sur la région, Matthias et son assistante Esther vont devoir démêler les racines du Mal, entrelacées depuis des décennies et profondément plantées dans les passions, les vices et les secrets de Haut-de-Cœur.

Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.