Une œuvre puissante et ténébreuse : présentation de « Le fils du père »
Publié en 2023 dans la prestigieuse collection Actes Noirs, « Le fils du père » de Víctor Del Árbol s’impose d’emblée comme une œuvre magistrale, sculptée dans la matière sombre de l’âme humaine. Ce huitième roman traduit en français de l’auteur catalan nous plonge dans les méandres d’une saga familiale traversée par les soubresauts tragiques de l’histoire espagnole du XXe siècle, révélant une fresque aussi brutale que poignante sur la transmission du mal à travers les générations.
L’intrigue s’ouvre sur un aveu saisissant : Diego Martín, professeur d’université, intellectuel respecté et spécialiste de Dostoïevski, confesse depuis une unité psychiatrique avoir assassiné froidement un certain Martin Pearce. Cette confession inaugurale, d’une troublante lucidité, amorce une plongée vertigineuse dans l’abîme d’une famille marquée par la violence, la haine et les non-dits, dont les ramifications s’étendent sur trois générations d’hommes maudits.
La prose de Del Árbol, ciselée et incisive, ne nous épargne aucune aspérité du réel. Naviguant avec une maîtrise absolue entre différentes époques – de la guerre civile espagnole aux plaines glacées de Sibérie, du désert saharien aux amphithéâtres barcelonais – l’auteur tisse une toile narrative d’une complexité éblouissante. Chaque fil révèle un pan d’histoire et de mémoire familiale, interrogeant les notions de filiation, de culpabilité et de rédemption.
Ce qui frappe d’emblée dans cette œuvre, c’est sa profondeur psychologique. Les personnages, faits de clairs-obscurs, apparaissent dans toute leur complexité paradoxale – à la fois bourreaux et victimes, aimants et destructeurs. Diego, son père et son grand-père Simón portent chacun les stigmates d’une époque troublée et d’une lignée empoisonnée, oscillant perpétuellement entre le désir d’échapper à leur condition et l’inéluctable reproduction des schémas familiaux.
L’atmosphère du roman, imprégnée d’une noirceur captivante, évoque les grands romans russes chers au protagoniste. Comme si Del Árbol avait capturé l’essence des questionnements existentiels dostoïevskiens pour les transplanter dans le terreau fertile de l’histoire espagnole, avec ses déchirements idéologiques, ses violences politiques et ses blessures jamais cicatrisées, conférant à l’œuvre une profondeur rare dans le paysage littéraire contemporain.
Bien plus qu’un simple polar, « Le fils du père » transcende les frontières du genre pour nous offrir une réflexion saisissante sur ce qui se transmet de génération en génération. Loin de toute complaisance, l’écriture âpre et bouleversante de Del Árbol gratte la croûte des blessures humaines, nous confrontant avec une intensité rare aux questions fondamentales de l’héritage familial, de la liberté individuelle et de notre capacité à briser – ou non – les chaînes invisibles qui nous lient à nos ascendants.
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Structure narrative et temporalité : un puzzle littéraire complexe
La construction du roman de Víctor Del Árbol relève d’une architecture narrative particulièrement ambitieuse, déployée comme un kaléidoscope temporel qui fragmente et recompose sans cesse la réalité. L’auteur élabore un récit non-linéaire qui oscille entre différentes périodes historiques – des années 1930 à 2011 – orchestrant avec virtuosité ces allers-retours chronologiques qui permettent au lecteur de reconstituer progressivement la mosaïque familiale des Martín.
Au cœur de cette structure labyrinthique se trouve le journal de Diego, rédigé depuis son unité psychiatrique. Ces notes manuscrites constituent le fil d’Ariane qui nous guide à travers le dédale des souvenirs, des témoignages et des confessions. Le procédé n’est pas sans rappeler celui du « narrateur peu fiable » cher à la littérature postmoderne, semant le doute sur la véracité des événements rapportés et invitant le lecteur à une participation active dans l’élaboration du sens.
Les chapitres alternent habilement entre les trois générations d’hommes, créant un effet de miroir saisissant entre leurs trajectoires respectives. Cette technique de juxtaposition permet à Del Árbol de mettre en lumière les échos et les résonances entre les destins du grand-père Simón dans la Division Azul, du père dans la Légion étrangère et de Diego dans son université barcelonaise, révélant ainsi la circularité tragique de leur existence.
L’auteur catalan manie le temps comme une matière malléable, jouant sur les contrastes entre accélérations narratives et ralentissements contemplatifs. Les scènes d’action – la guerre civile, le front russe, le meurtre de Martin Pearce – contrastent avec des moments de suspension, de réflexion presque philosophique, qui dilatent le temps et permettent une exploration profonde de la psychologie des personnages, créant ainsi un rythme narratif d’une rare intensité.
La structure fragmentée du récit n’est pas qu’un simple artifice littéraire mais bien le reflet formel de la désintégration familiale et psychique des protagonistes. Les ruptures chronologiques et les blancs narratifs matérialisent les silences et les non-dits qui gangrènent cette famille, incarnant dans la forme même du roman l’impossibilité de construire un récit cohérent et apaisé de leur histoire collective.
Cette composition en puzzle littéraire culmine dans les derniers chapitres qui révèlent enfin les pièces manquantes du drame familial. L’agencement minutieux des temporalités dévoile alors toute sa puissance émotionnelle, transformant ce qui semblait n’être qu’un ingénieux dispositif narratif en une véritable expérience cathartique. Del Árbol réussit ainsi le tour de force de faire de la complexité structurelle non pas un obstacle à l’immersion du lecteur, mais bien au contraire le vecteur même de son bouleversement.
Diego, Simón et le poids des générations : étude des personnages principaux
Le personnage de Diego Martín incarne la figure paradoxale d’un homme cultivé qui succombe pourtant aux démons familiaux. Ce professeur d’université spécialiste de Dostoïevski, en apparence intégré socialement et intellectuellement accompli, cache sous sa façade respectable les fissures d’une âme tourmentée. Sa métamorphose en assassin révèle l’échec de sa tentative d’échapper au destin familial par l’élévation intellectuelle et sociale, illustrant le thème central de l’inéluctabilité de l’héritage transgénérationnel.
Simón, le grand-père, représente la première pierre de cet édifice familial corrompu. Enrôlé de force dans la Division Azul sur le front russe pour expier les « péchés » d’un parent anarchiste, il est dépeint avec une nuance remarquable qui défie toute catégorisation simpliste. Del Árbol nous montre un homme capable à la fois d’une violence glaçante et de gestes d’une humanité bouleversante, notamment dans les passages saisissants du front soviétique où il oscille constamment entre brutalité et compassion.
Le père de Diego, figure intermédiaire dans cette lignée maudite, prolonge cette ambivalence morale. Ancien légionnaire au Sahara oriental et joueur invétéré, il perpétue les violences subies tout en nourrissant des aspirations contradictoires. Son personnage cristallise le mécanisme de transmission du trauma : victime devenue bourreau, il est ce maillon essentiel qui relie le passé au présent, incarnant la perpétuation d’un cycle de souffrance qu’il est incapable de briser malgré des lueurs fugaces de conscience.
Les femmes, bien que moins présentes au premier plan, jouent un rôle déterminant dans cette galerie de personnages. Alma Virtudes, Liria, Rebeca ou encore Ana composent une constellation féminine qui reflète et contrebalance la noirceur masculine. Tantôt victimes, tantôt résistantes silencieuses, elles apportent une dimension supplémentaire à cette exploration des mécanismes de domination et de résilience qui traversent l’œuvre.
Martin Pearce, dont l’assassinat constitue le point de bascule de l’intrigue, émerge progressivement comme le révélateur des pathologies familiales. Ce personnage énigmatique, au charme vénéneux et à l’influence destructrice, agit comme un catalyseur qui précipite l’effondrement psychique de Diego, forçant à la surface tous les non-dits et les traumas enfouis dans l’inconscient familial des Martín.
Del Árbol parvient à insuffler à ses créatures littéraires une densité psychologique rare, les inscrivant dans une tragédie familiale d’une ampleur quasi mythologique. Les protagonistes de cette saga tourmentée portent en eux la marque indélébile de l’Histoire espagnole, incarnant dans leur chair et leur esprit les déchirements d’un pays traumatisé. Leur complexité déstabilisante nous confronte à cette vérité dérangeante : les frontières entre bien et mal, victime et bourreau, amour et haine, demeurent irrémédiablement poreuses dans la condition humaine.

La guerre civile espagnole et ses conséquences : l’Histoire comme toile de fond
Víctor Del Árbol ancre profondément son récit dans les convulsions de l’histoire espagnole du XXe siècle, faisant de la guerre civile et de ses répercussions bien plus qu’un simple décor historique. Les premières heures du conflit sont restituées avec une précision chirurgicale à travers le destin du grand-oncle Joaquín, figure anarchiste dont les actes de violence contre les caciques du village déclencheront une cascade de représailles sur plusieurs générations, illustrant comment les fractures idéologiques ont déchiré jusqu’au tissu le plus intime des familles.
La division Azul, corps expéditionnaire franquiste envoyé sur le front russe aux côtés des nazis, constitue l’un des tableaux les plus saisissants du roman. Les scènes dépeignant Simón dans l’enfer glacé de la Russie soviétique sont d’une puissance évocatrice exceptionnelle, mêlant l’horreur des combats et la déshumanisation progressive des soldats pris dans l’étau d’une guerre étrangère. Del Árbol restitue avec une acuité remarquable cette page méconnue de l’histoire espagnole, révélant comment le régime franquiste a utilisé cette « croisade contre le communisme » comme instrument d’expiation politique.
L’après-guerre civile et la longue dictature franquiste imprègnent l’atmosphère oppressante du Village, microcosme rural où les vainqueurs et les vaincus continuent de coexister dans une tension permanente. Les descriptions des grottes du mont Mocho, refuge précaire des républicains proscrits, ou de la Grande Maison, symbole du pouvoir des propriétaires terriens, transcendent leur dimension spatiale pour devenir les emblèmes d’une Espagne profondément clivée entre oppresseurs et opprimés, entre privilégiés et déshérités.
Le roman explore avec une perspicacité remarquable les mécanismes de la répression et de la résistance au quotidien. À travers des épisodes aussi ordinaires que poignants – une leçon donnée par un prêtre à un enfant pauvre, une rencontre clandestine entre jeunes gens de classes sociales opposées, une délation entre voisins – l’auteur parvient à montrer comment la violence politique s’est distillée dans les gestes les plus banals, empoisonnant durablement les relations humaines au-delà même des générations qui ont vécu directement le conflit.
La transition démocratique espagnole et le « pacte d’oubli » qui l’a caractérisée s’inscrivent en filigrane dans la trajectoire de Diego, dont l’apparente réussite sociale masque mal les blessures non cicatrisées. En dépeignant ce professeur d’université hanté par un passé qu’il tente désespérément de refouler, Del Árbol interroge les limites d’une réconciliation nationale bâtie sur le silence plutôt que sur la justice, suggérant que les traumatismes historiques non reconnus finissent toujours par resurgir, parfois sous les formes les plus destructrices.
L’originalité de la démarche de l’écrivain catalan réside dans sa capacité à entrecroiser inextricablement l’histoire collective et les destins individuels. La guerre civile et ses séquelles cessent d’être un simple arrière-plan pour s’incarner viscéralement dans chaque personnage, chaque relation, chaque geste. Cette fusion organique entre l’intime et le politique confère au « Fils du père » une dimension universelle, transformant cette saga familiale espagnole en une méditation bouleversante sur la façon dont les traumatismes historiques se transmettent et perdurent bien au-delà des événements qui les ont engendrés.
Filiation et malédiction : l’héritage de la violence
La question de la transmission s’impose comme le cœur palpitant du roman de Víctor Del Árbol. Telle une malédiction grecque s’abattant inexorablement sur une lignée condamnée, la violence se propage de génération en génération dans la famille Martín, semblant obéir à une loi fatale contre laquelle la volonté individuelle paraît impuissante. Du grand-père Simón à Diego en passant par son père, chaque homme porte en lui le poison d’une brutalité héritée qu’il reproduit malgré ses tentatives de rupture.
L’auteur dissèque avec une précision clinique les mécanismes de cette transmission toxique. La brutalité physique, les humiliations verbales, les trahisons affectives s’impriment dans la chair et l’esprit des enfants qui, devenus adultes, se retrouvent habités par les mêmes démons que leurs aïeux. Cette reproduction des schémas destructeurs s’opère paradoxalement autant par mimétisme que par réaction – les fils jurant de ne jamais ressembler à leurs pères finissent par incarner, sous d’autres formes, la même violence qu’ils exécraient.
Particulièrement saisissante est la façon dont Del Árbol explore l’ambivalence profonde des relations filiales. L’amour et la haine s’entremêlent inextricablement dans les rapports entre pères et fils, créant un nœud émotionnel insoluble. Diego, comme ses ancêtres avant lui, reste prisonnier de ce double mouvement contradictoire : le rejet viscéral du père maltraitant et le désir désespéré d’obtenir son approbation, sa reconnaissance, son amour – quête vouée à l’échec qui ne fait qu’alimenter un cycle de souffrance perpétuelle.
Le silence constitue l’un des vecteurs les plus insidieux de cette transmission du trauma. Les non-dits, les secrets de famille, les événements tus car trop douloureux ou honteux creusent des gouffres entre les générations tout en constituant paradoxalement le fil invisible qui les relie. Le roman montre avec une lucidité implacable comment cette impossibilité de mettre des mots sur les blessures passées condamne les descendants à rejouer éternellement les mêmes drames, prisonniers d’une histoire qu’ils ne peuvent ni comprendre pleinement ni transcender.
L’incapacité des personnages à exprimer leurs émotions – particulièrement la tendresse et la vulnérabilité – apparaît comme le symptôme le plus tragique de cet héritage toxique. Les hommes de la lignée Martín, formatés par une conception de la masculinité associée à la dureté et au stoïcisme, se retrouvent émotionnellement mutilés, incapables d’offrir à leurs fils ce dont eux-mêmes ont été privés. Cette pauvreté affective se transmet comme une tare génétique, vouant chaque génération à reproduire la même indigence relationnelle.
La force du roman réside dans son refus de toute simplification morale face à cette chaîne de souffrance. Ni déterminisme absolu, ni libre arbitre triomphant, le récit de Del Árbol se déploie dans cet espace troublant où chaque personnage est simultanément victime d’un héritage écrasant et responsable de ses propres actes destructeurs. Cette exploration nuancée de la fatalité familiale confère au « Fils du père » sa dimension universelle, interrogeant avec une intensité rare notre capacité collective à rompre les cycles de violence qui façonnent l’histoire humaine, tant dans sa dimension intime que politique.
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Entre clairs-obscurs : l’ambivalence des relations père-fils
Dans « Le fils du père », Víctor Del Árbol plonge au cœur d’une dynamique familiale complexe où trois générations d’hommes se retrouvent prisonnières d’un cycle de violence et de ressentiment. Diego, professeur universitaire apparemment accompli, devient contre toute attente un meurtrier, reproduisant ainsi le schéma destructeur de ses aïeux.
L’auteur dépeint avec une grande finesse psychologique cette relation père-fils ambivalente, où se mêlent haine viscérale et désir désespéré d’être aimé. Le roman explore cette dualité contradictoire : ces hommes sont simultanément terrifiés de ressembler à ce père qu’ils méprisent, tout en étant inexorablement attirés vers ce même destin.
La figure paternelle apparaît comme un spectre omniprésent, tantôt bourreau, tantôt victime d’une histoire plus grande qu’eux. Ces hommes sont façonnés dans les clairs-obscurs, portant en eux une part de lumière constamment menacée par les ténèbres d’un héritage toxique qu’ils peinent à rejeter complètement.
Diego, le narrateur, incarne parfaitement cette tension : malgré ses efforts pour se distancier de son père, il finit par emprunter les mêmes chemins de violence. Ce qui rend son parcours d’autant plus poignant est sa lucidité face à cette fatalité, cette conscience aiguë du piège familial dans lequel il s’enfonce inexorablement.
L’ombre du père plane comme une malédiction sur chaque génération, questionnant la possibilité même d’échapper à ce déterminisme. Dans ce roman à la structure temporelle complexe, Del Árbol entremêle habilement les époques pour montrer comment ces hommes, malgré leurs différences, partagent les mêmes blessures et les mêmes failles.
La force du roman réside dans cette exploration des mécanismes de transmission intergénérationnelle du trauma, dans ce questionnement crucial : peut-on véritablement s’affranchir du poids du passé familial ? L’écriture intense de Del Árbol nous confronte à l’idée troublante que parfois, ce sont nos tentatives mêmes de nous différencier de nos pères qui finissent par nous transformer en leur reflet.
L’art de la narration chez Víctor Del Árbol : style et procédés littéraires
La prose de Víctor Del Árbol se distingue par une intensité rare qui saisit le lecteur dès les premières pages. Son écriture, à la fois tranchante et lyrique, déploie une palette expressive d’une richesse exceptionnelle, capable de passer de la brutalité crue d’une scène de violence à la délicatesse poignante d’un moment d’introspection. Cette amplitude stylistique permet à l’auteur d’explorer toutes les nuances de l’expérience humaine, créant une texture narrative d’une densité remarquable où chaque phrase semble ciselée avec une précision d’orfèvre.
Le romancier catalan excelle particulièrement dans l’art du contraste, jouant constamment sur les oppositions pour créer des effets de relief saisissants. La beauté d’un paysage enneigé de Russie vient souligner l’horreur des combats qui s’y déroulent, la tendresse fugace d’un geste paternel succède à une explosion de violence domestique, la rigueur intellectuelle de Diego coexiste avec ses pulsions destructrices. Cette technique du clair-obscur narrative, qui n’est pas sans évoquer la peinture baroque espagnole, confère au récit une profondeur existentielle où la lumière ne fait que rendre les ténèbres plus visibles.
Les descriptions sensorielles constituent l’une des forces majeures de l’écriture de Del Árbol. Les odeurs, les textures, les sons imprègnent chaque scène d’une matérialité presque tactile qui ancre fermement l’expérience de lecture dans le concret. Qu’il évoque « la sueur dégoulinant sous les testicules » de Diego dans la chaleur barcelonaise, la neige craquant sous les pas de Beatriz Patriota, ou l’odeur pestilentielle des grottes du mont Mocho, l’auteur mobilise un arsenal sensoriel qui fait de son roman une expérience immersive d’une rare puissance.
L’intertextualité traverse l’œuvre comme un fil d’Ariane, enrichissant sa texture de multiples résonances littéraires. Les références à Dostoïevski ne sont pas gratuites : elles établissent un dialogue fécond entre le roman et la tradition de la littérature russe, particulièrement dans l’exploration des tourments moraux et de la culpabilité. Diego, en tant que spécialiste des Frères Karamazov, devient le vecteur d’une réflexion métalittéraire sur la nature du mal et la responsabilité individuelle, créant ainsi un effet de miroir complexe entre sa propre trajectoire et celle des personnages dostoïevskiens.
Le monologue intérieur, utilisé avec virtuosité dans les passages où Diego écrit depuis son unité psychiatrique, permet à Del Árbol de plonger dans les méandres d’une conscience tourmentée. Ce procédé, qui rappelle la technique du « stream of consciousness » moderniste, génère une proximité troublante avec le narrateur-protagoniste. Le lecteur se trouve ainsi immergé dans un flux de pensées brutes, contradictoires, parfois délirantes, qui brouille délibérément les frontières entre lucidité et folie, entre vérité et mensonge.
Cette maîtrise formelle s’accompagne d’une remarquable économie narrative qui évite tout ornement superflu. Chaque scène, chaque dialogue, chaque description s’inscrit dans une architecture romanesque rigoureuse où rien n’est laissé au hasard. La construction impeccable de l’intrigue, l’équilibre parfait entre action et réflexion, entre récit collectif et exploration psychologique, témoignent d’un artisan du roman au sommet de son art. Del Árbol démontre qu’il est possible de concilier l’exigence littéraire la plus haute avec une narration captivante qui ne lâche jamais son lecteur.
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Un roman noir dépassant les frontières du genre : la portée universelle de l’œuvre
« Le fils du père » transcende magistralement les codes du polar traditionnel pour s’élever au rang de véritable fresque littéraire. Si l’intrigue criminelle – l’assassinat de Martin Pearce par Diego – constitue la colonne vertébrale du récit, elle n’est que le point de départ d’une exploration bien plus vaste et ambitieuse. Víctor Del Árbol utilise les ressorts du roman noir – la tension narrative, l’investigation psychologique, la plongée dans les abysses humains – comme tremplin vers une méditation profonde sur la condition humaine, faisant de son œuvre un objet littéraire hybride d’une rare puissance.
L’universalité du propos émerge notamment à travers la question centrale du roman : peut-on échapper à son héritage? Cette interrogation fondamentale dépasse largement le cadre de l’histoire espagnole pour toucher à l’expérience humaine dans ce qu’elle a de plus essentiel. À travers la trajectoire tragique des hommes de la famille Martín, c’est notre propre rapport au déterminisme familial, social et historique qui est questionné, ainsi que notre capacité collective à briser les cycles de violence qui se perpétuent à travers les générations.
La dimension politique de l’œuvre contribue également à son rayonnement au-delà des frontières du genre policier. En explorant les conséquences à long terme des traumatismes historiques – guerre civile, dictature, transition imparfaite – Del Árbol pose des questions qui résonnent bien au-delà du contexte espagnol. Comment les sociétés peuvent-elles se reconstruire après des déchirements extrêmes? Le pardon est-il possible sans justice? Le silence sur les crimes passés permet-il véritablement la réconciliation? Ces interrogations concernent toutes les sociétés ayant traversé des périodes de violence politique.
Les résonances mythiques et bibliques qui parcourent le roman lui confèrent une dimension archétypale dépassant son ancrage dans la réalité historique concrète. La relation père-fils, marquée par l’ambivalence entre amour et haine, rappelle les grands récits fondateurs de notre civilisation – d’Abraham et Isaac aux mythes œdipiens. Cette inscription dans le registre du mythe, où la faute des pères rejaillit sur leurs descendants, élève le roman au statut d’œuvre intemporelle qui interroge les constantes de la psyché humaine par-delà les particularismes culturels.
La beauté paradoxale du texte participe également à son élévation au-delà des conventions du genre noir. Del Árbol parvient à extraire une forme de splendeur littéraire des situations les plus sordides, les plus désespérées. Cette alchimie qui transforme l’horreur en objet esthétique sans jamais la complaisance, cette capacité à faire surgir la lumière au cœur même des ténèbres, inscrit l’œuvre dans la grande tradition de la littérature tragique où la souffrance humaine, transfigurée par l’art, devient source de catharsis.
L’impact durable du « Fils du père » repose sur cette capacité exceptionnelle à conjuguer l’efficacité narrative propre au roman noir avec une profondeur philosophique et une ambition littéraire qui le propulsent dans une catégorie à part. Víctor Del Árbol démontre avec éclat qu’il est possible de construire, sur les fondations solides du polar, une architecture romanesque capable d’accueillir les questionnements les plus essentiels de notre humanité. Cette œuvre sombre mais illuminée par des éclairs de lucidité nous rappelle pourquoi nous lisons des romans : pour nous confronter, à travers l’expérience intime de personnages fictifs, aux vérités les plus troublantes de notre condition.
Mots-clés : Filiation, Guerre civile espagnole, Trauma, Violence, Transmission, Rédemption, Fatalité
Extrait Première Page du livre
» Unité d’évaluation et de soins psychiatriques
Extrait des notes de Diego Martín
Les présentes notes correspondent à la transcription des pages manuscrites trouvées dans la cellule de Diego Martín C. après l’incendie qui s’est déclaré au petit matin du 15 septembre 2011, motif de la présente instruction. Nous avons bénéficié de l’aide d’un graphologue assermenté pour en déchiffrer l’écriture et être fidèle, dans la mesure du possible, au texte original. Néanmoins, il faut prendre en compte qu’une grande partie du manuscrit a disparu lors de l’incendie. Diego Martín s’est probablement mis à cette écriture au début du mois de janvier de cette même année 2011.
Je ne vais pas te mentir, tout ce que tu as entendu sur moi, et même tout ce que tu n’as pas entendu, est vrai : j’ai enlevé Martin Pearce, je l’ai jeté dans le coffre de ma voiture et j’ai fait plus de mille kilomètres jusqu’à la Grande Maison. Là, je l’ai torturé pendant trois jours et trois nuits, et le 11 novembre 2010 je l’ai tué de deux balles dans la tête. Ensuite, j’ai appelé la police, je me suis assis et j’ai attendu.
Mais ce n’est pas toute l’histoire. Ce n’est même pas la partie essentielle.
La première chose que tu dois savoir sur moi, c’est que d’instinct je me méfie des majuscules. En particulier celle de la Vérité. On accorde beaucoup d’importance à ce mot, mais tout le monde la manipule comme les gamins manipulent un vase en cristal : on la tripote, on l’abîme et on la trahit sans comprendre ni sa fragilité ni sa valeur. «
- Titre : Le fils du père
- Titre original : El hijo del padre
- Auteur : Víctor Del Árbol
- Éditeur : Actes Sud
- Traduction : Émilie Fernandez et Claude Bleton
- Nationalité : Espagne
- Date de sortie en France : 2023
- Date de sortie en Espagne : 2021
Résumé
Diego enseigne à l’université, il est heureux en ménage et vit dans une belle villa face à la mer.
En amont de la lignée, pourtant, un père a quitté son village d’Estrémadure dans les années 1950 pour la périphérie de Barcelone et ses tripots clandestins, toujours un poing américain dans la poche, jusqu’à la rixe fatale qui le mène à la Légion étrangère du Sahara oriental. Et un grand- père a dû payer pour les exactions d’un parent anarchiste qui, aux premières heures de la guerre civile, s’en est pris aux caciques du petit village qui les a vus naître. S’en est suivie une rivalité ancestrale, scellée par un châtiment cruel : le front russe dans la division Azul de Franco.
Reclus dans une unité de soins, Diego raconte la malédiction qui poursuit sa famille. Car à l’instar de ses aïeux, et contre toute attente, il est devenu, lui aussi, un assassin. Comme si les racines du mal, plantées dans cette bourgade arriérée, continuaient d’étendre leurs ramifications par-delà le temps et l’espace, vouant aux gémonies les hommes du même sang, “et leurs enfants après eux”.
Parcourant les fractures saillantes de l’histoire espagnole du XX è siècle, infiniment ténébreux, Le Fils du père est un roman de perdition, qui met en scène des hommes faits de clairs-obscurs, déchirés entre la crainte de ressembler au père honni et le désir fou d’en être aimé.

Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.