« Les Saules » de Mathilde Beaussault : Dans l’ombre des arbres pleureurs

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Les Saules de Mathilde Beaussault

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Un drame rural contemporain

Publié aux Éditions du Seuil en 2025, « Les Saules » de Mathilde Beaussault nous plonge dans les entrailles d’un drame rural saisissant, où la découverte du corps d’une adolescente bouleverse l’équilibre précaire d’un hameau breton. D’emblée, l’auteure impose son style incisif et sa maîtrise narrative exceptionnelle, construisant un microcosme villageois où cohabitent la Haute et la Basse Motte, séparées par quelques centaines de mètres et un abîme social insondable.

Le cadavre de Marie Legrand, fille de pharmacien retrouvée étranglée dans la « coulée » – ce bras mourant de rivière qui donne son titre au roman – catalyse les tensions latentes entre les habitants. Beaussault déploie une fresque sociologique implacable, disséquant avec une précision chirurgicale les rapports de force, les jalousies tenaces et les rancœurs ancestrales qui gangrènent cette communauté rurale contemporaine.

L’enquête menée par le capitaine André Jégu et l’officier de police judiciaire Arlette sert de fil conducteur à ce récit polymorphe. Mais l’auteure transcende les codes du polar traditionnel pour bâtir une œuvre hybride, à mi-chemin entre le roman noir, l’étude de mœurs et le drame psychologique. La résolution de l’énigme importe moins que l’exploration minutieuse des conséquences du drame sur l’écosystème villageois.

Beaussault excelle particulièrement dans sa peinture des fractures sociales qui traversent la campagne française contemporaine. Les agriculteurs de la Basse Motte, aux « mains calleuses et aux ongles noircis », s’opposent frontalement au pharmacien écologiste de la Haute Motte, aux « mains propres et aux cuticules blanches ». Cette dichotomie, loin d’être manichéenne, révèle des nuances d’une subtilité remarquable.

Les saules pleureurs qui bordent la scène du crime deviennent des figures tutélaires, témoins muets d’une tragédie qui dépasse la simple chronique d’un fait divers. Leur présence obsédante, « danseurs infatigables » qui « ondulent et balaient le sol », confère au roman sa dimension symbolique et poétique. La nature n’est jamais simple décor mais participe pleinement à l’atmosphère oppressante qui imprègne chaque page.

L’écriture de Beaussault, âpre et sensuelle à la fois, captive par sa capacité à saisir l’essence d’un monde rural en mutation, tiraillé entre traditions ancestrales et bouleversements contemporains. La profondeur psychologique des personnages, la densité des dialogues et la précision des descriptions géographiques ancrent « Les Saules » dans un territoire littéraire singulier, celui d’un nouveau réalisme rural porté par une voix d’une authenticité saisissante.

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Les Saules Mathilde Beaussault
Les Saules Mathilde Beaussault
Les Saules Mathilde Beaussault

La construction d’une atmosphère oppressante

L’atmosphère qui imprègne « Les Saules » constitue l’une des réussites majeures de Mathilde Beaussault. Dès les premières pages, la romancière tisse une toile sensorielle où chaque élément participe à l’élaboration d’un climat d’étouffement. Le hameau breton qu’elle dépeint devient un microcosme clos où l’air semble manquer, où les regards pèsent et où les non-dits asphyxient les habitants comme une brume toxique.

La nature elle-même se fait complice de cette tension permanente. Les saules pleureurs, « danseurs infatigables » qui bordent la coulée, ne sont pas de simples témoins du drame mais deviennent des présences quasi-fantomatiques. Leurs branches pendantes semblent pleurer véritablement la mort de Marie, tandis que leurs ombres mouvantes dessinent sur le sol des formes inquiétantes qui hantent l’imaginaire des villageois et du lecteur.

Les intérieurs décrits par Beaussault participent tout autant à cette sensation d’enfermement. La cuisine des Rocher avec ses « miettes de la veille » sur la table, la chambre noire de Marie, la pharmacie aseptisée des Legrand – tous ces espaces traduisent les états d’âme de leurs occupants et reflètent les fractures sociales qui divisent la communauté. L’auteure excelle dans l’art de transformer les lieux en extensions psychiques de ses personnages.

Le climat breton, avec ses pluies fines et persistantes, son crachin qui « recouvre les nuques » et ses ciels bas « accroupis au-dessus des toits d’ardoises », intensifie la claustrophobie ambiante. La météorologie devient ici un acteur à part entière, rythme les journées et influence les humeurs. Ces paysages saturés d’humidité semblent absorber les cris, les pleurs et les confessions, générant un silence paradoxalement assourdissant.

Les dialogues, souvent laconiques et fragmentés, renforcent cette impression d’étouffement. Beaussault manie avec virtuosité l’art de la parole tronquée, du mot qui blesse et du silence qui en dit plus long que n’importe quelle tirade. Les échanges entre habitants sont chargés de sous-entendus, de menaces à peine voilées et de vérités inavouables qui circulent comme un poison lent dans les veines du village.

L’impression d’étau qui se resserre trouve son apogée dans la construction temporelle du récit. Entre le prologue annonçant la mort de Marie et l’atmosphère pesante des obsèques, Beaussault installe une temporalité circulaire et oppressante où passé et présent s’entremêlent. Cette structure narrative ingénieuse nous fait éprouver viscéralement le piège qui se referme sur chaque personnage, tous prisonniers de leurs secrets, de leurs mensonges et de leurs peurs dans ce huis clos villageois où les saules pleureurs semblent pleurer l’impossibilité d’échapper au destin.

Marguerite – le témoin silencieux

Marguerite Rocher incarne l’une des figures les plus saisissantes de ce roman. Cette enfant de dix ans, au visage émacié et aux cheveux en « nids-de-poule », habite la Basse Motte avec ses parents agriculteurs. Premier témoin du corps de Marie dans la coulée, elle porte ce secret comme un fardeau trop lourd pour ses frêles épaules, révélant l’information presque par inadvertance lors d’un repas familial avec sa tante Jeanine.

La particularité de ce personnage réside dans son mutisme quasi-total qui en fait un observatoire privilégié des drames qui se jouent. Marguerite, que l’école considère comme « différente », subit brimades et humiliations avec une résignation troublante. Son silence n’est pas absence mais présence intense – elle absorbe tout, comprend tout, sans jamais traduire ses perceptions en mots, comme si le langage constituait un luxe inaccessible dans son univers de survie quotidienne.

À travers ce regard d’enfant, Beaussault déploie une technique narrative d’une redoutable efficacité. Les scènes vécues par Marguerite – la séance de théâtre humiliante à l’école, les moments de complicité avec Victor, son ami « déficient » – acquièrent une qualité presque cinématographique où l’absence de paroles amplifie la puissance des émotions. La petite fille devient ainsi la lentille à travers laquelle le lecteur perçoit la communauté dans sa brutalité essentielle.

Le traitement de ce personnage révèle la virtuosité stylistique de l’auteure. Par petites touches impressionnistes – la manche sucée jusqu’à l’effilochage, les collants troués qu’elle caresse en secret, les absences mentales où elle « se fait poussière » – Beaussault compose un portrait d’une densité exceptionnelle. La vie intérieure de Marguerite, riche et complexe malgré le silence qui l’enveloppe, devient paradoxalement plus éloquente que les discours des adultes.

La relation entre Marguerite et Marie, subtilement esquissée à travers quelques souvenirs fugaces – une tresse faite avec bienveillance dans les cheveux emmêlés, une place cédée dans le car scolaire – trace en filigrane un lien sororal symbolique entre les deux personnages féminins. Dans un village gangrené par les divisions sociales, ces moments de grâce suspendent brièvement la mécanique implacable des déterminismes sociaux qui conduira l’une à la mort et condamne l’autre à l’invisibilité.

L’évolution du personnage de Marguerite culmine dans une scène d’une intensité rare, lorsque sa mère la lave avec une tendresse inattendue après l’épisode du bac à sable. Ce bain rédempteur, où « l’eau emporte les grains de sable récalcitrants », semble laver symboliquement la fillette du rôle de témoin qu’elle n’a pas choisi. Dans ce moment de connexion fragile entre mère et fille, Beaussault suggère la possibilité d’une résilience, d’une échappée hors du cercle de violence et de silence qui étreint la communauté de la Basse Motte.

Marie – le destin tragique d’une adolescence brisée

Marie Legrand hante le roman sans jamais y apparaître vivante, si ce n’est dans le bref prologue qui dévoile ses derniers instants. Fille unique du pharmacien, cette adolescente de dix-sept ans incarne la figure de la victime absente dont le corps devient le centre de gravité autour duquel gravitent tous les autres personnages. Son destin tragique se reconstruit par fragments, à travers les témoignages recueillis par les enquêteurs et les souvenirs parcellaires des habitants.

La beauté de Marie, soulignée par tous comme « solaire », « blonde comme les blés aux yeux verts », agit comme un catalyseur dans cette communauté rurale. Beaussault déploie avec subtilité le portrait d’une jeune fille prisonnière de sa propre image, objet de désir et de jalousie, victime d’une réputation construite à coups de rumeurs malveillantes. « Marie-couche-toi-là », comme la surnomment certains villageois, subit le sort des femmes réduites à leur seule dimension charnelle.

L’enquête révèle progressivement les zones d’ombre de son existence : une grossesse cachée, des relations tumultueuses avec plusieurs garçons du village, des soirées alcoolisées comme celle du 14 juillet qui provoque l’humiliation publique infligée par sa mère. Sous la plume de Beaussault, Marie émerge moins comme un archétype de l’adolescente rebelle que comme une jeune femme en quête désespérée d’échappatoire face à l’étouffement familial et social.

La relation de Marie avec ses parents – un père distant et autoritaire, une mère dépressive – révèle les failles d’une cellule familiale en apparence privilégiée. À travers l’interrogatoire poignant d’Élisabeth Legrand, l’auteure dévoile l’incompréhension fondamentale entre une mère qui cherchait à protéger sa fille et une adolescente qui percevait cette protection comme une cage. La phrase énigmatique rapportée par Mimi – « Comment on fait pour être aimée… par l’homme qu’on aime? » – résonne comme la clé d’un mystère que le roman refuse de résoudre entièrement.

Les objets associés à Marie – sa chambre peinte en noir, son test de grossesse dissimulé sous le lit, sa jupe rouge retrouvée sur son corps – constituent autant de traces matérielles qui esquissent une identité fragmentée. Beaussault excelle dans l’art de transformer ces détails en indices révélateurs d’une personnalité complexe, déchirée entre conformisme et rébellion, entre désir d’appartenance et volonté farouche d’émancipation.

La présence spectrale de Marie irrigue chaque page du roman, incarnant à la fois la victime sacrificielle d’une communauté dysfonctionnelle et le symbole d’une jeunesse rurale contemporaine en perte de repères. La singularité de la construction narrative transforme son absence en présence obsédante, faisant d’elle bien plus qu’un simple cadavre découvert dans la coulée – elle devient l’incarnation troublante d’une génération prise en étau entre traditions étouffantes et aspirations modernes inaccessibles, sur qui les saules semblent éternellement pleurer.

Une société villageoise sous la loupe

La force majeure de « Les Saules » réside dans sa capacité à disséquer avec une précision clinique l’anatomie d’une microsociété rurale contemporaine. Beaussault déploie une fresque sociale saisissante où la géographie même du village – divisé entre la Haute et la Basse Motte – matérialise les fractures sociales. Cette démarcation territoriale n’est pas qu’une question d’altitude mais illustre la hiérarchie implacable qui régit les rapports entre habitants : « Celui du pharmacien, des mains propres et des cuticules blanches » s’oppose frontalement à celui « des paysans, des mains calleuses et des ongles noircis ».

Les scènes collectives – l’enterrement de Marie, la découverte du corps, les conversations au bar de Mimi – offrent des moments d’une rare densité sociologique. L’auteure capte avec virtuosité la propagation des rumeurs, la circulation de la parole malveillante, les jugements à l’emporte-pièce qui constituent la respiration même de cette communauté. La description des obsèques révèle particulièrement comment le drame individuel devient spectacle collectif, occasion de se montrer tout en perpétuant les dynamiques d’exclusion.

Les figures sociales périphériques – Paulette la femme de ménage indiscrète, Mimi la patronne de bar philosophe, Didier le chauffeur de car au passé trouble – composent une galerie de portraits d’une justesse confondante. À travers leurs témoignages recueillis par les enquêteurs, Beaussault explore les stratifications sociales complexes qui structurent le village, où chacun connaît exactement sa place et les limites qu’il ne doit pas franchir sous peine d’ostracisme.

La question environnementale traverse subtilement le roman, cristallisant les tensions entre tradition agricole et préoccupations écologiques. L’incident des « bidons de pesticide » et la « fuite de lisier » révèlent les antagonismes profonds qui divisent la communauté, entre préservation d’un mode de vie ancestral et adaptation aux exigences contemporaines. Beaussault évite tout manichéisme, montrant comment ces positions apparemment irréconciliables s’enracinent dans des réalités économiques et existentielles légitimes.

L’école, microcosme social par excellence, devient sous la plume de l’auteure le théâtre cruel de la reproduction des hiérarchies villageoises. Les scènes impliquant Marguerite – l’humiliation lors de la séance de théâtre, l’incident du bac à sable – illustrent comment les enfants intériorisent et perpétuent les mécanismes d’exclusion. Le personnage du maître, impuissant et démissionnaire, incarne l’institution qui échoue à protéger les plus vulnérables et entérine tacitement les violences symboliques.

Le regard que porte Beaussault sur cette communauté rurale frappe par son absence de condescendance ou d’idéalisation. Ni réquisitoire contre un monde paysan en déclin, ni complainte nostalgique pour une ruralité fantasmée, « Les Saules » propose une exploration nuancée des paradoxes d’un territoire en mutation. La complexité des personnages, tous à la fois bourreaux et victimes d’un système qui les dépasse, témoigne d’une compréhension profonde des mécanismes sociaux qui régissent ces espaces où la proximité géographique n’engendre pas nécessairement la solidarité mais peut, au contraire, exacerber les tensions jusqu’au drame.

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Structures narratives et voix multiples

L’architecture narrative des « Saules » révèle une construction d’une remarquable sophistication. Mathilde Beaussault orchestre une polyphonie où s’entremêlent habilement différents points de vue, temporalités et registres discursifs. Le roman s’ouvre sur un prologue saisissant qui dévoile les derniers instants de Marie, pour ensuite déployer un écheveau narratif complexe où l’enquête sur sa mort constitue l’armature autour de laquelle gravitent de multiples micro-récits.

Les « intermèdes » qui ponctuent le récit forment un contrepoint essentiel à la narration principale. Ces passages, centrés sur l’avancement de l’enquête menée par André et Arlette, offrent une respiration dans la progression dramatique tout en maintenant la tension narrative. Ce dispositif permet à l’auteure d’adopter momentanément une focalisation externe, contrastant avec l’immersion psychologique intense des autres chapitres.

La virtuosité de Beaussault se manifeste particulièrement dans sa maîtrise des interrogatoires. Ces séquences, présentées sous forme de dialogues épurés où les questions des enquêteurs sont effacées, constituent de véritables morceaux de bravoure stylistiques. Chaque personnage y révèle, autant par ce qu’il tait que par ce qu’il dit, sa psychologie profonde et sa position dans l’écosystème villageois – qu’il s’agisse de Damien, le fils du garagiste, de Paulette la femme de ménage, ou de Julien le pompier.

L’alternance entre focalisations internes multiples enrichit considérablement la densité narrative. Le lecteur accède tour à tour aux pensées de Marguerite, d’Élisabeth Legrand, de Gilles, du capitaine André, dessinant une cartographie mentale collective du village. Cette technique permet de mettre en lumière comment un même événement – la découverte du corps, l’enterrement – se réfracte différemment dans chaque conscience, révélant les fractures intimes et sociales qui traversent la communauté.

La temporalité du récit, loin d’être linéaire, fonctionne par dilatations et contractions successives. Certains moments – comme la scène de théâtre à l’école ou la découverte du corps – sont décrits avec une minutie qui ralentit considérablement le temps narratif, tandis que d’autres périodes sont condensées en quelques phrases elliptiques. Cette élasticité temporelle traduit admirablement le rapport subjectif au temps des personnages, entre instants de conscience aiguë et périodes d’hébétude traumatique.

La langue employée par Beaussault constitue elle-même un élément structurant du récit. L’auteure module son registre avec une dextérité impressionnante, passant du lyrisme poétique des descriptions naturelles à la rudesse rugueuse des dialogues paysans, du langage administratif des rapports de police à l’oralité adolescente de Marie et ses amis. Cette mosaïque linguistique témoigne d’une oreille exceptionnellement fine pour les sociolectes qui composent le tissu verbal d’une France rurale contemporaine où chaque mot devient marqueur d’appartenance sociale.

Le poids des non-dits et la violence des silences

« Les Saules » est une œuvre où le silence constitue bien plus qu’une simple absence de paroles – il devient une force narrative active, un personnage à part entière. Beaussault tisse une toile où ce qui n’est pas formulé pèse souvent plus lourd que ce qui est dit. Le mutisme quasi-total de Marguerite incarne cette dynamique : son incapacité à verbaliser ses observations, ses traumatismes et ses émotions génère une tension narrative constante, où le lecteur devine les horreurs perçues par l’enfant mais jamais exprimées.

Les relations familiales dépeintes dans le roman sont gangrénées par ces silences toxiques. Entre Chantale et Eugène Rocher, entre Élisabeth et Gilles Legrand, les dialogues s’épuisent dans des formules laconiques qui masquent des abîmes d’incompréhension. « On ne gratte pas la vase qui dort au fond du lit », répond Élisabeth aux enquêteurs qui l’interrogent sur son passé, illustrant cette stratégie d’évitement généralisée qui maintient le statu quo social du village au prix d’une violence psychologique souterraine.

L’enquête elle-même se heurte constamment à ce mur de silence. Les témoins entendus par André et Arlette mentent par omission, fabriquent des alibis, protègent les leurs dans une conspiration tacite qui transcende même les antagonismes sociaux. « On disait ce qu’on pensait. Pas besoin de tortiller du croupion », affirme Chantale à sa sœur Jeanine – une déclaration qui sonne creux tant le roman démontre précisément l’inverse : on tait systématiquement l’essentiel dans ce hameau breton.

Les secrets de famille constituent le cœur obscur du roman. L’allusion voilée du père de Marguerite au passé trouble de Chantale et Jeanine – « t’aurais pu aller les voir les gendarmes, toi y a une vingtaine d’années, hein ? » – suggère sans jamais l’expliciter une histoire d’abus ou d’inceste. De même, la grossesse cachée de Marie, révélée tardivement, illustre la propension des personnages à enfouir leurs vérités les plus douloureuses sous des couches de silence, jusqu’à ce que ces vérités resurgissent fatalement sous forme de violence.

Dans les interstices de ce silence systémique, Beaussault excelle à saisir les rares moments où la parole se libère. La confession d’Élisabeth sur la soirée du 14 juillet, l’aveu de Mimi sur les dernières paroles de Marie, la discussion entre Victor et Marguerite sur la naissance de cette dernière – ces éclats de vérité s’imposent avec d’autant plus de force qu’ils surgissent dans un univers dominé par le non-dit, comme des éclairs qui illuminent brièvement un paysage plongé dans l’obscurité.

La maîtrise stylistique de l’auteure se manifeste avec éclat dans sa capacité à rendre tangible ce silence oppressant. Par l’emploi judicieux des ellipses, des phrases suspendues, des dialogues tronqués et des pensées inachevées, Beaussault crée une prose qui respire au rythme même de ses personnages étouffés par leurs secrets. Cette économie verbale, loin d’appauvrir le texte, lui confère une densité rare qui fait des « Saules » une œuvre où la retenue narrative devient paradoxalement le vecteur d’une puissance émotionnelle exceptionnelle.

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« Les Saules » – une œuvre majeure du polar rural français

Avec « Les Saules », Mathilde Beaussault s’inscrit magistralement dans la tradition du polar rural français tout en la renouvelant en profondeur. L’auteure transcende les codes du genre pour proposer une œuvre hybride, à la croisée du roman noir, de l’étude sociologique et du drame psychologique. En situant son intrigue dans ce hameau breton clivé entre Haute et Basse Motte, elle renoue avec une veine littéraire explorée par Fred Vargas ou Colin Niel, tout en affirmant une voix singulière d’une remarquable maturité.

La puissance de ce roman tient notamment à son ancrage dans une ruralité contemporaine saisie dans toute sa complexité. Loin des clichés bucoliques ou des caricatures misérabilistes, Beaussault dépeint un monde rural traversé par des tensions modernes – fractures sociales, préoccupations écologiques, évolutions des modes de vie. La pharmacie côtoie l’étable, le smartphone rivalise avec les traditions ancestrales, créant un tableau nuancé où s’entremêlent permanence et mutation.

La construction des personnages féminins mérite une attention particulière. De Marie, la victime dont l’absence structure le récit, à Marguerite, témoin silencieux au regard acéré, en passant par Élisabeth la mère endeuillée, Chantale la paysanne taciturne ou Mimi la barmaid philosophe, Beaussault compose une galerie de portraits féminins d’une rare densité. Ces figures dessinent ensemble une fresque des conditions féminines en milieu rural, marquées par différentes formes de violence mais aussi par des stratégies de résistance et d’émancipation.

La qualité de l’écriture de Beaussault transcende largement les standards habituels du genre policier. Sa prose alterne avec fluidité entre âpreté et sensualité, entre descriptions naturalistes sans concession et moments de grâce poétique. Les dialogues, d’une justesse confondante, captent les inflexions des différents sociolectes ruraux sans jamais tomber dans le folklore. Cette maîtrise stylistique confère au roman une dimension littéraire qui dépasse largement le cadre du simple divertissement policier.

La résonance sociale et politique des « Saules » s’impose comme une évidence. À travers cette enquête sur un meurtre en apparence isolé, Beaussault ausculte les lignes de fracture qui traversent la France contemporaine : tensions entre tradition et modernité, entre écologie et productivisme agricole, entre enracinement local et aspiration à l’ailleurs. Ce faisant, elle offre un miroir saisissant à une société française où les clivages urbain/rural se creusent et où les territoires périphériques se sentent abandonnés.

La dimension symbolique des saules qui donnent leur titre au roman mérite d’être soulignée pour conclure cette analyse. Ces arbres « danseurs infatigables » qui bordent la scène du crime acquièrent au fil des pages une présence quasiment mythologique. Témoins silencieux du drame, leurs branches pendantes semblent pleurer sur une communauté incapable de protéger ses enfants. Par cette métaphore végétale puissante, Beaussault élève son récit au-delà du fait divers pour toucher à l’universel, transformant l’histoire d’un crime particulier en une méditation profonde sur la culpabilité collective et le poids des non-dits qui, telles les racines souterraines des saules, irriguent invisiblement la vie des hommes.

Mots-clés : Polar rural, Bretagne, Non-dits, Fractures sociales, Adolescence, Témoignage, Enquête criminelle


Extrait Première Page du livre

 » Prologue

Elle met un peu de rouge sur ses lèvres. Pas trop. Il lui a déjà dit qu’il trouvait ça vulgaire. Un peu pute même. Et Marie a rougi, frissonné de honte et baissé les yeux à la manière d’un chiot pris en faute, réprimant une envie d’essuyer son maquillage d’un revers de manche. Marie a l’habitude de n’obéir à personne. Mais lui, il avait raison. Il a le don d’avoir toujours raison, sur Marie.

Face à sa psyché, elle caresse d’une main affectueuse son ventre qu’elle s’imagine déjà rebondi et sourit à son reflet. Son chemisier blanc sagement déboutonné met en valeur ses seins tendus de jeune fille. Sa jupe rouge, un peu moins sage, taquine le bas de ses cuisses. Il n’y résiste jamais longtemps et glisse toujours une main dans sa culotte qu’il écarte de ses deux doigts sans prendre la peine de l’enlever.

Avant lui, ça ne comptait pas pour Marie. C’était faux. C’était feint. C’était surtout pour faire chier ses parents. Pour quitter l’œil de Cerbère du père et pour cracher aux yeux nostalgiques de sa mère qui voulait la menotter à ses robes rose bonbon de petite fille modèle pour l’éternité. Une poupée qu’on pose sur le couvre-lit bleu lavande. Qui fait joli. Qui dit oui. Mais voilà, maintenant c’est non.

Marie ne sait plus pourquoi elle a dit oui, de si nombreuses fois, à de si nombreux garçons. Fallait-il donner du grain à moudre aux moulins des mauvaises langues ? Peut-être. Marie-couche-toi-là. Et comme un prénom prémonitoire, Marie n’a plus été vierge dès l’aube de ses quinze ans.

Au début, c’était un jeu facile que son sourire enjôleur lui permettait d’accomplir sans effort. Ils tombaient comme des mouches, les garçons, – les mecs comme elle disait – avec l’assurance qu’une clope même crapotée n’entachait pas.

Quand Marie a décidé de garder sa culotte en place, il était trop tard pour être sage. La rumeur continuait malgré tout. Marie embrassée (de force) par un garçon derrière la salle des fêtes, un soir d’été, était devenue Marie baisée par le fils des forains qui rangeait les auto-tamponneuses d’une seule main. Et on avait même dit qu’elle aimait ça. Marie couche ici et là.

Fatiguée d’un combat révolu, elle soupire et se sent plus apaisée. Elle en a fini avec cette mascarade. Elle a l’impression de surplomber son âge. Dix-sept ans. Un battement de cils de quelques mois avant la majorité qui lui semble pourtant encore si loin. « 


  • Titre : Les Saules
  • Auteur : Mathilde Beaussault
  • Éditeur : Seuil noir
  • Nationalité : France
  • Date de sortie : 2025

Résumé

Aussi âpre que bouleversante, une histoire de liberté et de meurtre, de silence et d’amitié, au cœur d’un hameau breton.
Allongée au bord de la rivière, cachée par les saules pleureurs, Marie, dix-sept ans, semble paisible, endormie, ce que démentent les marques sombres sur son cou.
Sa mort brutale ébranle toute la communauté, et surtout Marguerite, une petite fille solitaire que tous croient simple d’esprit. Ses parents, peu enclins à manifester leur affection, travaillent leur terre du matin au soir. Livrée à elle-même, maltraitée à l’école, elle aime se réfugier au bord de la rivière, où elle se sent en sécurité sous les saules.
Cette nuit-là, elle a vu quelque chose. Elle voudrait bien aider Marie, la seule qui était gentille avec elle. Mais voilà, Marguerite ne parle pas, ou presque jamais. Mutique derrière sa chevelure sale et emmêlée, elle observe l’agitation des adultes qui, gendarmes ou habitants, mènent l’enquête. Mais comment discerner la vérité parmi les rumeurs, les rivalités familiales et les rancœurs tissées de longue date ?


Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.


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