La mélancolie portugaise et les ombres du passé
« La mer à Casablanca » s’ouvre sur une scène emblématique de la mélancolie portugaise : un homme immobile sous la pluie, au-dessus du vide. Cette image cristallise l’essence même de la saudade, cette nostalgie douce-amère propre à l’âme lusitanienne que Francisco José Viegas distille tout au long de son récit.
Le personnage principal, l’inspecteur Jaime Ramos, incarne cette mélancolie dans sa forme la plus pure. Viegas le dépeint comme un homme fatigué, marqué par les années et hanté par ses souvenirs. Ses pensées dérivent constamment vers un passé qui ne cesse de l’interpeller, créant un dialogue permanent entre le présent de l’enquête et ses réminiscences.
L’auteur imprègne son récit d’une atmosphère automnale persistante, où la pluie devient presque un personnage à part entière. Ces descriptions météorologiques ne sont jamais gratuites : elles reflètent l’état d’âme de Ramos et des autres protagonistes, éclairant leur rapport au monde et au temps qui passe.
La notion d’un pays replié sur son passé revient comme un leitmotiv dans les réflexions de Ramos. « Triste pays que le mien, replié sur son passé, vivant accroché au mur comme un vieux tableau », pense-t-il, formulant ainsi une critique subtile de l’incapacité portugaise à se défaire de ses fantômes historiques.
Ces fantômes prennent forme à travers l’évocation récurrente de l’Empire colonial portugais et de sa chute. Angola, Guinée, Mozambique – ces noms résonnent comme autant de blessures mal cicatrisées dans la conscience nationale que Viegas explore avec une précision chirurgicale, dévoilant les non-dits d’une histoire collective traumatique.
Le roman puise sa force dans cette tension constante entre l’oubli nécessaire et le souvenir douloureux. « On part toujours d’un point pour arriver à un autre, n’est-ce pas ? », demande un personnage, illustrant ainsi la quête existentielle qui sous-tend cette œuvre où la mélancolie n’est pas une posture, mais une condition humaine profondément ancrée dans l’identité portugaise.
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Jaime Ramos : un détective dans la tradition du roman noir
Jaime Ramos s’inscrit naturellement dans la lignée des détectives désabusés du roman noir. Viegas le façonne avec une attention particulière pour ses contradictions, créant un personnage dont la fatigue existentielle n’a d’égale que la ténacité. Fumeur invétéré de cigarillos et amateur de bières rousses, il cultive ces petits vices comme autant d’actes de résistance face à l’inexorable passage du temps.
L’inspecteur-chef porte en lui les marques du désenchantement propre aux enquêteurs de la littérature policière classique. « Échouer, réessayer, se ramasser complètement », telle est sa devise, qui résume parfaitement sa philosophie de vie. Cette lucidité teintée d’autodérision le rend profondément humain et attachant.
Contrairement aux héros hyperactifs des polars contemporains, Ramos est un homme qui s’assoit, qui observe, qui écoute. Viegas en fait un protagoniste qui privilégie la réflexion à l’action, l’intuition à la technologie. Son rapport au métier de policier est empreint d’une conscience aiguë de la vanité de tout effort face à l’imperfection du monde.
Le duo qu’il forme avec son adjoint Isaltino illustre parfaitement cette tension entre deux générations de policiers. Là où Isaltino représente la nouvelle garde, méthodique et procédurière, Ramos incarne une approche plus intuitive, presque artisanale, de l’investigation criminelle. Cette dynamique enrichit considérablement la dimension psychologique du récit.
La vie personnelle de Ramos est traitée avec subtilité par Viegas, qui évite les écueils du misérabilisme souvent associé aux détectives de fiction. Sa relation avec Rosa, entre indépendance et besoin de l’autre, offre un contrepoint émouvant à ses enquêtes. « Jaime Ramos savait qu’il était un homme seul malgré la présence de Rosa », écrit l’auteur, révélant la complexité de son personnage.
La grandeur de ce protagoniste réside dans sa capacité à transcender les codes du genre. À travers ses réflexions, ses rêves et ses souvenirs, Ramos devient bien plus qu’un simple enquêteur – il se fait témoin d’une époque et d’un pays. Viegas transforme ainsi ce qui aurait pu n’être qu’un polar conventionnel en une méditation profonde sur l’existence et le poids de l’histoire.
L’Angola et le Portugal : les cicatrices coloniales
Au cœur de « La mer à Casablanca » se déploie une toile de relations complexes entre l’Angola et le Portugal, deux pays liés par une histoire coloniale douloureuse. Viegas explore avec finesse les conséquences de cette relation asymétrique, dont les répercussions se font encore sentir dans le présent de la narration, où argent angolais et culpabilité portugaise s’entremêlent dans une danse macabre.
Les événements tragiques du 27 mai 1977 en Angola, lorsque le MPLA élimina les partisans de Nito Alves, constituent un nœud narratif essentiel du roman. L’auteur dévoile comment cette purge politique a créé des ondes de choc qui traversent les décennies pour venir hanter les protagonistes, créant des destins brisés et des vies reconstruites sur des fondations fragiles.
La figure de Mariana Serra, dont le père angolais fut exécuté et la mère portugaise disparue lors de ce coup d’État, incarne cette génération hybride, à cheval entre deux mondes. Son parcours illustre les difficultés d’identité des enfants nés de ces unions mixtes, obligés de naviguer entre héritage culturel et traumatisme historique.
Le roman interroge avec acuité le retour des anciens colons portugais, ces « retornados » qui ont dû reconstruire leur vie après l’indépendance de l’Angola. « Nous n’étions pas des retornados, nous étions de retour des provinces ultramarines », affirme un personnage, révélant ce déni caractéristique d’une génération incapable d’accepter la fin de l’Empire.
Viegas dépeint également avec lucidité les nouvelles relations économiques qui se tissent entre les deux pays. Les investisseurs angolais achètent des domaines viticoles dans le Douro, renversant ainsi les rapports de force historiques. « Des banquiers qui, dans le privé, ont horreur des Noirs, qui racontent les blagues les plus racistes, sont maintenant obligés de négocier avec eux », observe ironiquement un personnage.
La force du livre réside dans son refus de simplifier ces relations postcoloniales. À travers les enquêtes de Jaime Ramos, l’auteur nous invite à considérer comment le passé colonial portugais n’est pas un chapitre clos mais une blessure toujours vive qui continue d’influencer les trajectoires individuelles et collectives, créant des zones d’ombre où le crime peut prospérer.

Les espaces géographiques comme miroirs des âmes
Francisco José Viegas excelle dans l’art de transformer les paysages en états d’âme. Dans « La mer à Casablanca », chaque lieu devient le prolongement des sentiments et des pensées des personnages. Porto et ses ponts surplombant le Douro, l’hôtel isolé de Vidago entouré de pins séculaires, les falaises abruptes du Douro viticole – tous ces espaces acquièrent une dimension presque métaphysique.
La région du Trás-os-Montes, dont est originaire Jaime Ramos, occupe une place particulière dans cette géographie émotionnelle. Décrite comme une terre austère aux « châtaigniers qui ont défié la sécheresse et le gel », elle reflète parfaitement la personnalité rugueuse mais résiliente du protagoniste. Pourtant, Ramos entretient avec sa terre natale une relation ambivalente, à la fois d’appartenance et de détachement.
Les descriptions de l’Angola, bien que souvent livrées par le biais des souvenirs ou des récits d’autrui, contribuent à créer un contraste saisissant. Luanda apparaît comme un espace fantasmé, parfois idéalisé, parfois diabolisé, mais toujours chargé d’une intensité émotionnelle qui transcende sa réalité physique. « Luanda… quelle ville fantastique ! », s’exclame un personnage, révélant la puissance évocatrice de ce lieu absent-présent.
La ville de Porto, avec ses rues pluvieuses et ses cafés enfumés, devient presque un personnage à part entière. Viegas la dépeint comme une ville de brume et de nostalgie, à l’image de l’âme portugaise elle-même. Le bar Bonaparte, où Ramos retrouve son ami Jorge Alonso, symbolise ces enclaves de résistance au temps qui passe, derniers refuges d’une authenticité menacée par la modernité.
Le pont d’Arrábida, où nous retrouvons Jaime Ramos au début et à la fin du roman, incarne cette suspension entre deux mondes qui caractérise tout le récit. Ni tout à fait dans le présent ni complètement dans le passé, le protagoniste s’y tient immobile, « penché au-dessus du vide », dans une posture qui résume sa condition existentielle et celle de tous les personnages du roman.
Les lieux de Viegas ne sont jamais de simples décors mais des territoires de l’âme qui dialoguent intimement avec les êtres qui les traversent. Qu’il s’agisse du vieil hôtel de Vidago voué à la démolition ou des domaines viticoles du Douro menacés par l’argent étranger, ces espaces racontent l’histoire d’un Portugal en mutation, déchiré entre la préservation de son identité et les exigences d’un monde globalisé.
L’enquête comme prétexte : une réflexion sur la mémoire
Dans « La mer à Casablanca », l’intrigue policière, bien que solidement construite, apparaît davantage comme un prétexte permettant à Francisco José Viegas d’explorer des territoires plus vastes. Les meurtres successifs de Joaquim Seabra et Benigno Mendonça agissent comme des catalyseurs révélant les mécanismes complexes de la mémoire individuelle et collective, plutôt que comme de simples énigmes à résoudre.
Jaime Ramos mène moins une enquête policière qu’une investigation sur les traces du passé. Sa recherche le conduit à confronter ses propres souvenirs, notamment ceux liés à Adelino Fontoura, cette figure fantomatique de la Guinée coloniale qu’il croyait morte et qui ressurgit soudainement dans les listes de passagers. Cette coïncidence devient le point de départ d’une excavation mémorielle douloureuse.
L’auteur développe l’idée que la vérité est toujours fragmentaire, soumise aux distorsions de la mémoire. « Je m’intéresse aux personnes qui ne souhaitent pas être vues, celles qui préfèrent l’ombre », affirme Ramos, exprimant ainsi cette fascination pour les zones obscures de l’Histoire et les existences qui échappent à la narration officielle.
La structure même du roman, avec ses allers-retours constants entre présent et passé, reflète le fonctionnement de la mémoire humaine. Les chapitres consacrés aux rêves de Jaime Ramos fonctionnent comme des fenêtres ouvertes sur son inconscient, où des images apparemment anodines – un violoncelle, un feu dans le désert, un poisson solitaire – révèlent des vérités profondes que la conscience rationnelle refuse d’affronter.
Viegas explore également la dimension collective de la mémoire, notamment à travers l’évocation des événements du 27 mai 1977 en Angola. « C’était il y a si longtemps. Ça n’intéresse plus personne aujourd’hui », affirme un personnage, illustrant ce mécanisme d’effacement qui caractérise les traumatismes historiques. Pourtant, le roman montre comment ces silences imposés finissent toujours par ressurgir, exigeant justice.
L’art du romancier se manifeste pleinement dans cette capacité à entrelacer quête policière et exploration mémorielle. Ce faisant, il transforme ce qui pourrait n’être qu’un simple polar en une œuvre aux résonances profondément philosophiques, questionnant la nature même de notre rapport au passé et la possibilité – ou l’impossibilité – de faire la paix avec nos fantômes, qu’ils soient personnels ou historiques.
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La dimension onirique et le monde intérieur
Une des particularités les plus frappantes de « La mer à Casablanca » réside dans l’importance accordée aux rêves de Jaime Ramos. Francisco José Viegas insère régulièrement des chapitres intitulés « Les rêves de Jaime Ramos », véritables passerelles vers l’inconscient du protagoniste, où se déploient des images d’une puissance évocatrice remarquable : un violoncelle joué sur un lac, un feu au milieu du désert, une terre rouge sous un orage.
Ces séquences oniriques ne constituent pas de simples digressions ornementales. Elles fonctionnent comme des révélateurs des angoisses profondes du personnage, de ses peurs inavouées, de ses désirs enfouis. « Un rêve est muet. S’il ne l’était pas, quelle différence? », s’interroge Ramos, suggérant ainsi que le langage des rêves transcende la parole ordinaire pour atteindre une vérité plus essentielle.
L’état de semi-conscience qui suit l’accident cérébral de Ramos devient également un territoire d’exploration privilégié pour l’auteur. Dans ces moments où la frontière entre réalité et hallucination s’estompe, le protagoniste accède à des compréhensions nouvelles, comme si la fragilisation de son corps permettait paradoxalement une lucidité accrue de son esprit.
Le monde intérieur de Jaime Ramos se révèle également à travers ses souvenirs, notamment ceux liés aux femmes qui ont traversé sa vie. Lia, Emília, Rosa – chacune représente une facette différente de son existence et de sa conception de l’amour. « Ah, les femmes ! », soupire-t-il, exprimant cette fascination mêlée de tendresse pour « une beauté impure, occulte, masquée sous l’apparence de choses très banales ».
L’épisode du pont d’Arrábida, où Ramos est retrouvé immobile sous la pluie, illustre parfaitement cette porosité entre monde intérieur et réalité extérieure. Son corps physique reste figé, tandis que son esprit voyage librement entre passé et présent, créant une temporalité parallèle où les frontières conventionnelles s’effacent au profit d’une expérience plus fluide et subjective de l’existence.
La profondeur de l’œuvre de Viegas tient précisément à cette dimension onirique qui enrichit considérablement la portée du récit. En accordant une telle importance aux rêves et à l’intériorité de son protagoniste, l’auteur inscrit son roman dans une tradition littéraire qui dépasse largement les conventions du genre policier pour atteindre une dimension véritablement poétique et existentielle.
Le temps et ses distorsions dans la narration
Francisco José Viegas manipule le temps avec une dextérité remarquable dans « La mer à Casablanca ». La narration se déploie selon une chronologie délibérément fragmentée, alternant entre le présent de l’enquête et de multiples strates temporelles : les années 1970 en Guinée, le coup d’État angolais de 1977, les souvenirs d’enfance de Ramos, ses amours passées, et bien d’autres moments encore.
Cette structure kaléidoscopique reflète parfaitement la conscience du protagoniste, pour qui le passé n’est jamais vraiment révolu mais coexiste avec le présent dans une sorte d’éternel maintenant. « Le passé revient vers moi brutalement », constate Ramos, exprimant cette sensation de simultanéité temporelle qui caractérise l’expérience humaine mieux que toute chronologie linéaire.
Les événements qui se sont déroulés en Angola en mai 1977 constituent un point névralgique dans cette architecture temporelle. Ce moment historique précis, évoqué à plusieurs reprises sous différents angles, acquiert une dimension presque mythique. Il devient l’épicentre d’où rayonnent toutes les lignes narratives, un nœud temporel qui refuse de se dissoudre dans le flot des jours.
Viegas accorde également une attention particulière aux différentes perceptions subjectives du temps. Pour le vieil avocat Luis Castro, père d’Isabel, le temps semble s’être figé au moment de la disparition de sa fille. Pour Mariana Serra, au contraire, le temps est un continuum fluide où passé et présent s’entrelacent dans une quête de vérité et peut-être de vengeance.
L’auteur joue habilement avec les ellipses et les dilatations temporelles, compressant parfois des années en quelques lignes ou, au contraire, étendant un instant de révélation sur plusieurs pages. Cette élasticité du temps narratif contribue à créer cette atmosphère particulière, presque hypnotique, qui caractérise le roman et qui en fait bien plus qu’une simple enquête policière.
La maîtrise temporelle démontrée par Viegas transcende les conventions du genre. En brouillant constamment les repères chronologiques, en créant des échos et des résonances entre différentes époques, l’écrivain parvient à exprimer une vérité profonde sur la nature du temps humain, qui n’est jamais linéaire mais toujours subjectif, toujours imprégné d’émotions et de mémoire.
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Une œuvre de la nostalgie et du désenchantement : la portée de « La mer à Casablanca »
« La mer à Casablanca » transcende largement le cadre du roman policier pour s’affirmer comme une méditation profonde sur la condition portugaise contemporaine. À travers le regard désenchanté de Jaime Ramos, Francisco José Viegas dresse le portrait d’un pays suspendu entre un passé qu’il ne parvient pas à dépasser et un avenir qu’il aborde avec méfiance, comme si l’Histoire avait épuisé ses promesses.
La nostalgie qui imprègne le roman n’est jamais complaisante. Elle se teinte d’une lucidité parfois cruelle, notamment lorsque l’auteur évoque les illusions perdues de la génération révolutionnaire. « J’emmerde l’Afrique », s’exclame intérieurement Ramos, exprimant ce désenchantement face aux idéaux déçus et aux utopies trahies qui ont marqué la fin de l’Empire portugais et l’avènement douloureux de la démocratie.
Le titre même du roman, énigmatique à première vue, acquiert une profondeur symbolique à la lumière de cette thématique. Casablanca, ville jamais visitée dans le récit, devient la métaphore d’un horizon inaccessible, d’un ailleurs toujours rêvé mais jamais atteint. « Pourquoi il n’y a pas la mer à Casablanca ? », demande Ramos en regardant le film de Michael Curtiz, révélant cette quête inassouvie d’un sens qui se dérobe.
Viegas excelle particulièrement dans sa capacité à ancrer ces réflexions existentielles dans une réalité socio-politique précise. Le Portugal qu’il dépeint est marqué par les contradictions du capitalisme tardif, où l’argent des anciennes colonies revient acheter les domaines historiques, inversant ironiquement les rapports de domination. Ce constat désabusé s’incarne dans des personnages comme le vieux propriétaire du Douro, témoin impuissant d’un monde qui disparaît.
La portée universelle de l’œuvre réside dans cette exploration nuancée des mécanismes de la mémoire collective et individuelle. En suivant le fil des investigations de Jaime Ramos, le lecteur est invité à réfléchir sur sa propre relation au passé, sur les silences et les non-dits qui structurent toute existence humaine, sur cette difficulté fondamentale à intégrer les traumatismes dans un récit cohérent.
La force singulière de « La mer à Casablanca » émane de cette tension créatrice entre désenchantement et quête de vérité. Loin de se complaire dans une posture nihiliste, Francisco José Viegas affirme, à travers son protagoniste fatigué mais tenace, la nécessité éthique de continuer à chercher, à interroger, à comprendre, même quand tout semble vain. C’est dans cette obstination lucide que se révèle la grandeur discrète de cette œuvre majeure de la littérature portugaise contemporaine.
Mots-clés : Saudade, Portugal, Angola, Post-colonial, Mémoire, Détective, Nostalgie
Extrait Première Page du livre
» 1
PENCHÉ AU-DESSUS DU VIDE, L’HOMME RESSEMBLAIT À UNE STATUE. La nuit était pluvieuse. C’était souvent le cas aux premiers brouillards de novembre. Des coulures de brume traversaient les rais de lumière projetés par les lampadaires du pont. Des nuages bas, ceux-là même sûrement qui étaient descendus sur la ville, la détrempaient. Ils l’avaient d’abord imprégnée d’une humidité poisseuse, lourde de poussière. Puis, à force de pluie, ils l’avaient rendue glissante, obligeant les habitants à conduire lentement, à fermer les portes des cafés. Ce n’était pourtant pas encore la période des grands froids de l’hiver, rigoureux, silencieux. Au loin, la rumeur du centre-ville saluait la fin de la journée. Les feuilles que le vent arrachait aux arbres tournoyaient en se mêlant à des papiers de toute sorte, à des journaux abandonnés dans les jardins publics.
Depuis cet endroit, si l’on se mettait bien de face, on apercevait la mer. Une houle douce, constante, faisait ondoyer sa surface. La crête des vagues, très blanche, glacée, striait la chair noire des eaux. Une route, au loin à gauche, contournait les rochers pour atteindre les anciens quartiers des pêcheurs. Là, les maisons avaient été vendues pour presque rien à ceux qui voulaient vivre les pieds dans l’eau. Cette courbe du Douro était alors devenue un espace luxueux, un éventaire de toutes les nouvelles bourgeoisies ; mais ce luxe se faisait tout relatif sous les assauts de la mer, les nuits de tempête, lorsque l’eau submergeait les rochers et atteignait la route ; le quartier avait également perdu le romantisme qui était le sien, il y avait dix ou vingt ans de cela, avant la crise de l’immobilier et l’abandon par la ville de ses banlieues. Restait toutefois la route, en moins isolée, en moins sale. Et aussi, dans la courbe qui masquait les rochers, le petit mouillage, là où le fleuve finissait d’être fleuve pour être avalé par les eaux salées, noires et opaques, de l’océan. «
- Titre : La mer à Casablanca
- Titre original : O Mar em Casablanca
- Auteur : Francisco José Viegas
- Éditeur : Éditions du Seuil
- Nationalité : Mirobole
- Date de sortie en France : 2019
- Date de sortie au Portugal : 2009
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Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.