Teresa Battaglia : Quand la vulnérabilité forge une enquêtrice d’exception
Teresa Battaglia s’impose comme l’une des figures les plus captivantes du polar italien contemporain. Commissaire de police aguerrie, cette femme à la chevelure « couleur magma » et au tempérament aussi ardent que sa tignasse se dévoile au fil des pages avec une profondeur et une authenticité saisissantes. Son physique imposant, loin des canons habituels des héroïnes de fiction, n’entame en rien son charisme naturel qui subjugue tous ceux qui la côtoient.
Derrière cette façade de dureté professionnelle se cache une femme hantée par ses propres démons. Battaglia livre un combat personnel contre le temps et la maladie d’Alzheimer qui commence à éroder ses souvenirs. Ces moments où sa mémoire vacille, rendus avec une sensibilité poignante par Ilaria Tuti, projettent le lecteur au cœur d’une angoisse existentielle poignante : celle de se perdre soi-même, fragment par fragment.
Ce qui rend Teresa particulièrement attachante réside dans ce mélange unique de vulnérabilité et de force. Lorsqu’elle s’assoit au piano, lorsqu’elle se remémore son amour déchirant pour un enfant jamais né, ou quand elle cherche désespérément à préserver son indépendance malgré ses faiblesses grandissantes, elle révèle une humanité bouleversante qui transcende le cadre du polar traditionnel.
Sa relation avec le jeune inspecteur Marini incarne parfaitement cette dualité. Tantôt cassante et sarcastique avec ce collègue qu’elle surnomme parfois « tête de lard », tantôt protectrice et pédagogue, Teresa oscille constamment entre distance professionnelle et attachement presque maternel. Ce duo improbable devient le creuset d’émotions complexes qui enrichissent considérablement la trame narrative.
L’intelligence acérée de Teresa Battaglia constitue son arme la plus redoutable. Sa capacité à percevoir les non-dits, à ressentir la souffrance des autres et à établir des connexions là où personne ne les voit fait d’elle une enquêtrice d’exception. Cette empathie quasi surnaturelle, particulièrement envers les enfants et les victimes vulnérables, guide son instinct avec une précision troublante.
À travers ce personnage magistralement ciselé, Ilaria Tuti nous invite à une réflexion profonde sur le vieillissement, la dignité et la quête de vérité. Teresa incarne cette lumière qui refuse de s’éteindre malgré l’obscurité qui menace de l’engloutir, transformant chacune de ses enquêtes en un combat contre ses propres limites autant que contre les criminels qu’elle pourchasse avec acharnement.
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Une enquête aux frontières du rêve et de la réalité
« À la lumière de la nuit » déploie une enquête fascinante où les frontières entre songe et éveil s’estompent avec une subtilité remarquable. Tout commence par l’appel désespéré d’une mère, Giulia Leban, dont la fille Chiara est hantée par un rêve récurrent – celui d’un enfant enterré dans le bois derrière leur maison. Ces visions nocturnes, au caractère troublant et prémonitoire, plongent d’emblée le lecteur dans une atmosphère où l’irrationnel s’immisce dans la réalité tangible.
Ce qui distingue brillamment ce polar est la manière dont Ilaria Tuti traite l’élément onirique non comme un simple ressort narratif, mais comme un véritable espace d’investigation. Teresa Battaglia, d’abord sceptique puis progressivement intriguée, accepte de suivre cette piste improbable avec une ouverture d’esprit qui contraste avec la rigidité procédurale de ses collègues. Les rêves deviennent ainsi un terrain d’enquête légitime, interrogeant notre rapport au réel et à la vérité.
L’auteure tisse avec maestria un équilibre parfait entre réalisme policier et dimensions plus éthérées. Les indices concrets – traces dans la terre, signes gravés sur l’écorce d’un arbre, objets enterrés – s’entremêlent aux éléments plus nébuleux issus des rêves de Chiara, créant un puzzle dont les pièces semblent provenir de deux mondes distincts que seule l’intuition de Teresa parvient à assembler.
Le brouillard omniprésent dans le paysage du Collio, à la frontière italo-slovène, devient la métaphore idéale de cette enquête où rien n’est clairement visible. Cette brume épaisse qui efface les contours du monde, transforme les silhouettes en fantômes et confond les repères traduit parfaitement l’incertitude qui baigne l’ensemble du récit. Même les dialogues semblent parfois s’évaporer dans cette atmosphère cotonneuse où chaque vérité s’avère aussi insaisissable que les nappes de brouillard.
Les « lumières étranges » aperçues dans les bois vingt ans auparavant constituent l’un des motifs les plus évocateurs du roman. Ces lueurs mystérieuses, d’abord interprétées comme des manifestations surnaturelles puis réinterprétées selon une grille plus rationnelle, illustrent à merveille comment les perceptions humaines façonnent la réalité et comment le temps transforme la mémoire collective, brouillant davantage la frontière entre faits et légendes.
La force de cette narration hybride réside dans sa capacité à maintenir une tension constante entre différents niveaux de lecture. Jamais l’auteure ne bascule complètement dans le fantastique ni ne se cantonne au réalisme pur, préférant naviguer dans cette zone intermédiaire où l’incertitude règne en maître. Cette ambiguïté savamment entretenue fait de cette enquête une expérience littéraire singulière qui interroge notre rapport à la vérité et à ses multiples manifestations.
Chiara et la maladie de la lumière : une métaphore puissante
Au cœur du roman d’Ilaria Tuti se trouve Chiara, fillette de presque neuf ans atteinte d’une maladie rare et dévastatrice : une photosensibilité extrême qui la condamne à vivre dans l’obscurité. Son corps réagit violemment à la lumière solaire, provoquant érythèmes, conjonctivites et plaies douloureuses. Cette « enfant de la nuit » au nom paradoxal – Chiara signifiant « claire » en italien – incarne une métaphore saisissante qui traverse l’œuvre comme un fil d’or et de ténèbres entrelacés.
La chambre de Chiara, royaume nocturne constellé d’étoiles projetées au plafond, devient le microcosme de son existence contrainte. Les posters de Stevie Nicks, ses ailes en plumes roses et sa guitare témoignent d’une créativité foisonnante qui refuse de se laisser étouffer par les restrictions imposées par sa condition. L’auteure dépeint avec finesse comment cette enfant à la peau diaphane et aux yeux « deux cercles très fins couleur saphir » parvient à forger sa propre lumière intérieure malgré les ténèbres qui l’entourent.
La solitude de Chiara, exacerbée par le rejet cruel de ses pairs qui la surnomment « momie » puis « vampire », résonne comme un puissant commentaire sur l’exclusion sociale. Ces scènes déchirantes où la fillette tente de s’intégrer avant d’être brutalement repoussée pour sa différence révèlent l’incapacité fondamentale de la société à embrasser l’altérité. Son isolement forcé devient ainsi la manifestation physique d’une marginalisation plus profonde et universelle.
Cette condition médicale fonctionne également comme un dispositif narratif brillant qui relie Chiara à l’affaire criminelle. Sa sensibilité nocturne, loin d’être un simple handicap, devient une forme de vision alternative – comme si l’obscurité, plutôt que de la priver de perception, lui conférait une capacité unique à percevoir ce que les autres ne peuvent voir. Ses rêves prémonitoires semblent directement liés à cette existence crépusculaire, comme si les frontières entre mondes visible et invisible s’effaçaient dans les ténèbres.
Particulièrement touchante est la scène où Teresa explique à Chiara comment « l’obscurité peut créer de grandes choses », lui parlant du protée, créature aveugle des profondeurs qui a développé des sens extraordinaires précisément parce qu’elle évolue dans un noir absolu. Ce dialogue établit un pont symbolique entre la commissaire et la fillette, deux êtres qui ont appris à naviguer dans différentes formes d’obscurité – l’une physique, l’autre mentale avec la maladie d’Alzheimer qui menace Teresa.
Le personnage de Chiara transcende ainsi la simple figure de victime pour devenir une clé de voûte philosophique du roman. Par sa présence lumineuse malgré l’absence de lumière, elle incarne l’espoir têtu qui refuse de s’éteindre face à l’adversité. Sa capacité à percevoir la vérité enveloppée d’ombre fait d’elle non seulement un témoin essentiel à l’enquête, mais aussi un symbole puissant de cette lueur qui persiste à briller dans les ténèbres les plus profondes.

Les thèmes de la mémoire et de l’oubli
« À la lumière de la nuit » tisse une trame narrative où mémoire et oubli s’entrelacent comme motifs fondamentaux. La maladie d’Alzheimer qui menace Teresa Battaglia constitue le nœud central de cette exploration – sa peur viscérale de perdre ses souvenirs se manifeste à travers ces Post-it disséminés dans son appartement, aide-mémoire pathétiques et touchants qui jalonnent sa lutte quotidienne contre l’effacement. Ces petits papiers jaunes, « comme des ailes de papillon » collées aux objets, deviennent les fragiles remparts dressés contre l’inexorable progression de l’oubli.
Ce combat personnel de Teresa se reflète brillamment dans l’enquête qu’elle mène. L’affaire repose précisément sur une mémoire collective défaillante – un événement survenu vingt ans auparavant, progressivement estompé de la conscience du village, transformé en légende locale d’extraterrestres puis enterré sous les couches successives de silence et d’indifférence. Chaque témoin semble avoir reconfiguré ses souvenirs selon ses propres filtres, créant un patchwork de vérités parcellaires et déformées.
La mémoire traumatique occupe également une place prépondérante dans ce récit aux multiples facettes. À travers le personnage d’Anbar, réfugiée bosniaque dont les doigts amputés portent les stigmates physiques d’une torture passée, Ilaria Tuti explore comment certains souvenirs s’inscrivent dans la chair même, résistant obstinément à l’oubli. Les traumatismes de la guerre des Balkans, les violences ethniques, les migrations forcées – tous ces événements historiques refoulés ressurgissent soudain par l’entremise de cette femme qui porte en elle une vérité que tous ont préféré ignorer.
Les rêves de Chiara apparaissent comme une autre forme de mémoire – mystérieuse, intuitive, échappant à l’entendement rationnel. Ses visions nocturnes semblent accéder à des strates enfouies du passé collectif, comme si l’enfant captait, à travers les couches de temps et d’oubli, l’écho lointain d’un drame resté sans témoin. Cette mémoire onirique, que les adultes tentent d’abord de disqualifier, finit par s’imposer comme une forme de vérité alternative, plus authentique peut-être que les souvenirs conscients altérés par le temps.
Le rapport de Teresa à son propre passé se révèle particulièrement poignant. Sa rencontre avec Lavinia, amie de longue date qui l’a abandonnée « au moment le plus tragique », dévoile combien certains souvenirs, même douloureux, demeurent vivaces alors que d’autres commencent à s’effacer. Cette sélectivité de la mémoire, cette inégalité face à l’oubli, souligne la nature profondément subjective et émotionnelle de notre relation au passé. Les souvenirs les plus chargés d’affect résistent davantage à l’effacement général.
L’essence même de ce thriller psychologique réside dans cette quête acharnée contre l’oubli sous toutes ses formes. Ilaria Tuti nous invite à méditer sur cette tension constante entre la nécessité de se souvenir et celle, parfois, d’oublier pour survivre. Qu’il s’agisse de retrouver un enfant disparu ou de préserver son identité face à la maladie, le roman nous plonge dans cette lutte universelle et poignante contre l’effacement – celle qui nous pousse, comme Teresa, à laisser des traces de nous-mêmes avant que le brouillard ne recouvre tout.
Les cicatrices du passé : migrations et traumatismes
« À la lumière de la nuit » s’ancre profondément dans le contexte historique des Balkans, faisant de la migration forcée et de ses traumatismes l’un de ses thèmes les plus poignants. Ilaria Tuti situe son intrigue dans une zone frontalière entre l’Italie et la Slovénie, territoire emblématique des déchirures européennes, où le commissaire principal rappelle à Teresa que « les fondements de cette terre s’appuient sur des déchirures compliquées à guérir ». Ce paysage du Collio devient ainsi non seulement le décor mais aussi un personnage à part entière, portant les stigmates de frontières arbitraires qui ont divisé des communautés et même des cimetières.
À travers la « route des Balkans » et ses réfugiés, l’auteure livre une réflexion profonde sur l’indifférence collective face à la souffrance des déplacés. Le sort d’Anbar Imamović incarne cette tragédie silencieuse – femme bosniaque mutilée dont le témoignage sur son enfant disparu est systématiquement discrédité puis effacé des archives officielles. Cette figure maternelle défigurée par la torture, aux doigts amputés, symbolise toutes ces voix réduites au silence par l’aveuglement volontaire ou la lâcheté bureaucratique des sociétés d’accueil.
Les « enfants de la brume », ces mineurs migrants non accompagnés qui disparaissent par milliers des structures d’accueil européennes, forment l’arrière-plan documentaire glaçant du récit. Tuti déploie avec une précision chirurgicale les mécanismes de cette tragédie contemporaine, évoquant statistiques et rapports internationaux qui révèlent l’ampleur vertigineuse du phénomène. Le « trafic d’êtres humains » est dévoilé dans sa dimension systémique, transcendant largement l’affaire individuelle au cœur du roman.
La cruauté du « nettoyage ethnique » de Bosnie émerge par fragments tout au long du récit, sans jamais verser dans le sensationnalisme gratuit. Les demi-lunes et étoiles gravées sur les arbres, symboles religieux musulmans transformés en signes ésotériques par l’incompréhension locale, illustrent comment les codes culturels des migrants sont déformés puis effacés par le prisme de la peur. La violence subie par Anbar s’inscrit dans cette persécution systématique des minorités dont l’Europe peine encore à affronter l’héritage.
Particulièrement poignante est la manière dont Tuti explore les mécanismes de survie face au trauma. Anbar, internée pendant des décennies, refuse d’apprendre l’italien et se replie dans un silence protecteur – non par incapacité mais par résistance passive face à un monde qui a refusé de l’entendre. Son atelier de tissage au sein de l’institution devient la métaphore de cette tentative de reconstituer, fil après fil, une existence déchirée par la violence. Ses créations textiles perpétuent une identité culturelle que ni la guerre ni l’exil n’ont réussi à anéantir.
La puissance du roman réside dans sa capacité à transcender l’anecdotique pour révéler comment les traumatismes collectifs façonnent notre présent. En tissant ensemble les destins d’Anbar et de Chiara, deux êtres marginalisés par leur différence, Ilaria Tuti nous invite à considérer comment les blessures du passé continuent de saigner sous la surface apparemment paisible de nos sociétés contemporaines. Son regard lucide sur ces cicatrices mal refermées transforme ce thriller en méditation profonde sur notre responsabilité face à l’histoire et ses victimes.
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L’art de l’écriture chez Ilaria Tuti
L’écriture d’Ilaria Tuti se distingue par une maîtrise impressionnante des atmosphères. Son style, à la fois lyrique et incisif, sculpte un univers où le brouillard du Collio et les ténèbres permanentes qui entourent Chiara deviennent des présences presque tangibles. Les descriptions sensorielles foisonnent – l’odeur « sucrée de la gelée », les « reflets rougeâtres » du feu sur les visages, le « parfum de résine » des bûches – créant une immersion sensorielle complète qui enveloppe le lecteur dans cette région frontalière imprégnée de mystère.
La construction narrative révèle un sens aigu du rythme et des contrastes. Tuti alterne habilement les scènes d’action haletantes avec des moments d’une intensité émotionnelle bouleversante, comme cette lecture que Teresa fait à Andreas, cet homme sauvage interné, ou ces dialogues entre la commissaire et Chiara sur les créatures qui vivent dans l’obscurité. Ces respirations contemplatives, loin de ralentir le récit, lui confèrent une profondeur rare dans le genre policier, transformant l’enquête en véritable voyage initiatique.
Les dialogues, ciselés avec une précision d’orfèvre, révèlent les personnages par touches subtiles et économes. Chaque échange entre Teresa et Marini devient une danse où s’entremêlent tension, humour pince-sans-rire et complicité croissante. Les non-dits, notamment chez les protagonistes marqués par leurs traumatismes tels qu’Anbar ou la jeune Chiara, se révèlent parfois plus révélateurs que les paroles exprimées – l’écrivaine excellant dans l’art subtil de donner voix à ce qui reste inexprimé.
Le traitement des métaphores témoigne d’une sensibilité littéraire exceptionnelle. L’image du protée aveugle des profondeurs, cette créature adaptée à l’obscurité absolue que Teresa évoque pour réconforter Chiara, irradie bien au-delà de cette scène pour éclairer l’ensemble du roman. De même, les doigts mutilés d’Anbar qui tissent malgré tout des œuvres d’art incarnent cette résilience obstinée qui constitue l’un des fils rouges de l’œuvre.
L’utilisation du cadre naturel transcende le simple décor pour devenir un miroir symbolique des états d’âme et des conflits intérieurs. Les arbres marqués de signes mystérieux, les brumes qui effacent les repères, la neige qui recouvre les secrets – tous ces éléments participent d’un paysage mental aussi bien que physique. Cette fusion entre géographie extérieure et cartographie intérieure crée une résonance profonde qui amplifie la portée des drames individuels.
Ce qui frappe fondamentalement dans la prose de Tuti, c’est cette capacité à marier avec une grâce singulière les exigences du roman policier et l’ambition de la grande littérature. Son écriture érudite sans être jamais pédante, poétique sans jamais sombrer dans le maniérisme, confère à « À la lumière de la nuit » une stature qui dépasse largement les frontières du genre. Elle parvient à transfigurer les codes du polar en une œuvre qui interroge notre rapport à l’altérité, à la mémoire collective et à nos propres ténèbres intérieures.
Le symbolisme de la nuit et de l’obscurité
Le titre même du roman, « À la lumière de la nuit », constitue un oxymore saisissant qui annonce l’une des plus puissantes métaphores de l’œuvre. L’obscurité, loin d’être simplement absence de lumière, devient sous la plume d’Ilaria Tuti un espace symbolique complexe où s’entrelacent menace et refuge, terreur et révélation. Pour Chiara, condamnée par sa maladie à vivre dans les ténèbres, la nuit représente paradoxalement le seul environnement viable – contrairement à la tradition littéraire qui associe généralement lumière et vie.
Les bois nocturnes où s’enfonce Teresa pour suivre les indices du rêve de la fillette illustrent parfaitement cette ambivalence. Ces espaces ombragés, d’abord menaçants et associés à la peur primitive de l’inconnu, se transforment progressivement en refuges de vérité. C’est précisément dans l’obscurité que les secrets enfouis remontent à la surface, comme si le noir, en privant les personnages de leurs repères habituels, les rendait plus perméables aux autres formes de perception.
Le brouillard, cette « obscurité blanche » omniprésente qui enveloppe le paysage du Collio, fonctionne comme une extension métaphorique de cette symbolique nocturne. Cette brume qui efface les contours, confond les perspectives et transforme le familier en étrange, incarne parfaitement l’état d’esprit de Teresa face à sa maladie. Elle lutte contre un autre type de brouillard, celui qui s’insinue dans sa mémoire, estompant peu à peu les contours de son identité et de son passé.
La noirceur devient également le territoire privilégié des âmes marginalisées. Les personnages les plus sensibles du roman – Chiara, Teresa, Andreas, Anbar – partagent tous une relation particulière avec l’obscurité. Ils y évoluent avec une aisance qui déconcerte les autres, comme si leur familiarité avec différentes formes de souffrance leur conférait cette capacité à voir dans le noir, à déchiffrer ce qui demeure invisible aux yeux ordinaires. Leur vulnérabilité devient paradoxalement leur force.
Cette dialectique entre lumière et obscurité traverse l’œuvre comme un fil philosophique. Teresa, confrontée à l’enfant qui ne peut supporter la lumière, lui explique comment l’obscurité peut engendrer « des créatures résistantes, extraordinaires ». Cette inversion des valeurs traditionnellement associées à la lumière (vérité, bien) et à l’obscurité (mensonge, mal) constitue l’une des propositions les plus audacieuses du roman. Les ténèbres deviennent le creuset d’une perception alternative du monde, non moins valable que celle offerte par la clarté.
La force symbolique de cette narration crépusculaire réside dans sa capacité à transcender les oppositions binaires. À travers cette exploration nuancée des zones d’ombre, tant littérales que métaphoriques, Ilaria Tuti nous invite à repenser nos certitudes les plus fondamentales. Le roman suggère que c’est peut-être uniquement en acceptant de s’immerger dans l’obscurité – celle des forêts nocturnes, celle des mémoires traumatiques, celle des consciences tourmentées – que nous pouvons espérer accéder à cette autre forme de clarté, plus profonde et plus authentique.
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Un polar humaniste et lumineux
« À la lumière de la nuit » transcende avec grâce les frontières traditionnelles du roman policier pour s’élever au rang d’œuvre profondément humaniste. Au-delà de ses qualités de thriller psychologique haletant, le roman d’Ilaria Tuti porte un regard empreint de compassion sur l’âme humaine dans toute sa complexité. Chaque personnage, même le plus secondaire, est dépeint avec une attention minutieuse à sa dignité intrinsèque – qu’il s’agisse de Pietro, le vieil homme aux doigts noueux qui sculpte des animaux pour Chiara, ou d’Anbar, la réfugiée bosniaque dont personne n’a voulu entendre la vérité.
La force du roman réside dans son refus catégorique du manichéisme. Les notions conventionnelles de bien et de mal, de vérité et de mensonge, sont constamment nuancées, complexifiées, entrelacées. Même les personnages apparemment antipathiques révèlent des failles, des blessures et des motivations qui interdisent tout jugement simpliste. Cette approche subtile rappelle que derrière chaque acte, même le plus répréhensible, se cachent des parcours humains faits de contradictions et de souffrances que l’auteure s’attache à éclairer sans jamais les excuser.
La thématique de la résilience imprègne chaque page de cette œuvre lumineuse malgré ses ténèbres. Chiara, condamnée à fuir la lumière, parvient néanmoins à créer son propre univers constellé d’étoiles artificielles. Teresa, confrontée à l’effacement progressif de sa mémoire, développe des stratégies pour préserver l’essentiel de son identité. Anbar, mutilée dans sa chair et privée de son enfant, continue de tisser des œuvres d’une beauté remarquable. Ces trajectoires de survie s’entrelacent pour former une puissante méditation sur la capacité humaine à transformer la souffrance.
L’attention particulière portée aux enfants vulnérables confère au roman une dimension profondément éthique. À travers les « enfants de la brume » anonymes qui disparaissent par milliers, le petit Suljo arraché à sa mère, ou Chiara isolée par sa maladie rare, l’auteure nous confronte à notre responsabilité collective envers les plus fragiles. Ces destins d’enfance brisés ou menacés résonnent bien au-delà de l’intrigue pour interroger nos sociétés sur leur capacité à protéger ceux qui ne peuvent se défendre par eux-mêmes.
La dimension polyphonique du roman enrichit considérablement sa portée humaniste. Les voix multiples qui se font entendre – celle de l’enquêtrice chevronnée, du jeune inspecteur idéaliste, de la mère inquiète, de l’enfant visionnaire, de la réfugiée silencieuse – composent une mosaïque narrative où chaque perspective, même partielle ou déformée, contribue à l’élaboration d’une vérité plus vaste et plus complexe que celle qu’une seule voix pourrait exprimer. Cette architecture chorale témoigne d’une profonde compréhension de la nature fragmentaire de notre accès au réel.
Ce qui confère à cette œuvre sa dimension universelle et intemporelle est son exploration des forces qui nous unissent par-delà les différences. Au cœur des ténèbres les plus profondes – qu’il s’agisse de la nuit perpétuelle de Chiara, du brouillard mental qui menace Teresa, ou des traumatismes de guerre d’Anbar – brille toujours cette « lumière de la nuit » évoquée par le titre. Cette clarté paradoxale, née précisément de l’obscurité embrassée et traversée, illumine d’un éclat discret mais tenace notre condition humaine dans ce qu’elle a de plus fragile et de plus précieux.
Mots-clés : Polar humaniste, Frontières, Migration, Mémoire, Résilience, Traumatismes, Obscurité
Extrait Première Page du livre
» 1
Tu chantes et tu racontes, se dit la fillette pour éloigner l’Obscurité.
Pourtant, la nuit ne s’en alla pas. Elle lui répondit par une lamentation aux lèvres closes qui filait sur l’herbe racornie par le givre et crépitait sur la pierre de la chaussée, le long du portique de la maison, avant d’atteindre l’enfant et de se nouer au creux de son ventre.
La nuit était enfumée de brumes, Chiara les regardait envelopper la route qui remontait la colline, depuis les vignes couvertes de cristaux jusque tout en haut, à la limite du jardin. Les silhouettes animales sculptées dans le bois semblaient allonger le museau et les ailes pour se libérer du brouillard et trouver un souffle de liberté. Quelques flocons de neige tournoyaient dans l’air, passe-temps d’un vent qui jouait à cache-cache et agitait les plumes roses dans le dos de l’enfant.
Chiara sentait l’humidité à travers ses chaussettes, la chaleur de la laine contre sa bouche, l’odeur musquée de la gelée, celle de sa respiration, les sonnailles d’une cloche lointaine. Et ce gémissement qui, elle le comprenait à présent, venait de l’intérieur d’elle-même.
Elle se tourna une dernière fois pour observer la maison : la porte était fermée, comme pour la maintenir à l’extérieur, avec sa peur ; le lierre dévorait la bâtisse jusqu’à la cheminée éteinte et retombait sur les fenêtres qui reflétaient la pâle frimousse de la petite, comme dans un jeu de miroirs.
Quand elle se retourna pour regarder devant elle, des filaments de cheveux s’étirèrent vers l’obscurité, aspirés par une gorge profonde. Le ciel s’était mué en gouffre et pleurait de la glace.
Raconte, se dit-elle encore, le cœur affolé.
— Chante et raconte, l’obscurité s’évanouira. Un. Petite fée, tremble tremble…
Elle fut incapable de continuer. Le nombre suivant ne lui vint pas aux lèvres.
Elle franchit le portail. Le feuillage flétri et la neige gelée craquaient sous le poids léger de l’ossature de l’enfant. «
- Titre : À la lumière de la nuit
- Titre original : Luce della notte
- Auteur : Ilaria Tuti
- Éditeur : Éditions Robert Laffont
- Traduction : Johan-Frédérik Hel Guedj
- Nationalité : Italie
- Date de sortie en France : 2021
- Date de sortie en Italie : 2021
Résumé
L’obscurité mène au néant, la clarté, à la justice.
Le nouveau roman d’Ilaria Tuti, la révélation du polar italien.
Atteinte d’une maladie rare et condamnée à l’obscurité, Chiara, huit ans, fait des rêves aussi étranges qu’effrayants : dans la forêt qui jouxte sa maison, elle voit un arbre couvert de mystérieuses inscriptions au pied duquel repose un cœur d’enfant.
Chiara est convaincue que son rêve fait écho à des événements réels. Terrifiés, ses parents contactent la police, lançant la commissaire Battiglia sur les traces d’un passé tourmenté.
Dans cette région d’Italie où la terre est brûlante, seuls peuvent enquêter ceux qui survivent à la lumière de la nuit…
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Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.