« Chevreuil » de Sébastien Gendron : plongée dans une France rurale désenchantée

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Un univers rural entre normalité et étrangeté

Dès les premières pages de « Chevreuil », Sébastien Gendron nous plonge dans l’atmosphère particulière de Saint-Piéjac, bourgade française qui semble figée dans un entre-deux temporel. Ce microcosme rural, avec ses rituels immuables comme le loto du village ou les battues de chasse, apparaît d’abord comme un décor familier, presque caricatural.

Pourtant, sous cette banalité apparente se dessine rapidement un univers aux contours étranges. L’arrivée d’événements improbables – comme ce silure géant retrouvé mort ou cette musique carnatique qui sort des oreilles du protagoniste – crée des ruptures dans la trame quotidienne du village, transformant Saint-Piéjac en théâtre de l’absurde.

La langue de Gendron, à la fois précise et décalée, contribue à cette ambiance singulière. Les descriptions minutieuses des lieux (la boulangerie Cador, le square Douglas Slocombe, la bambouseraie) ancrent le récit dans un réalisme tangible que l’auteur s’amuse ensuite à faire vaciller par l’introduction d’éléments insolites.

Les habitants eux-mêmes participent à cette dualité. Derrière leurs façades de villageois ordinaires se cachent des personnalités complexes et parfois inquiétantes. Kim, la femme au lance-flammes qui prétend souffrir du syndrome de Gilles de la Tourette, ou Éphrem Férignot, le chasseur obsédé par un chevreuil mythique baptisé « Il Duce », incarnent cette normalité déviante.

Le village devient ainsi un personnage à part entière, oscillant entre le familier et l’étrange. La chaleur étouffante qui baigne le récit renforce cette sensation d’un monde en suspension, prêt à basculer dans l’extraordinaire à tout instant, comme si les règles habituelles pouvaient soudain se dissoudre sous l’effet de la canicule.

L’auteur parvient magistralement à transformer ce qui aurait pu n’être qu’un simple cadre provincial en un espace littéraire fascinant. En brouillant les frontières entre le quotidien et le fantastique, Gendron crée un territoire narratif unique où l’étrangeté n’est jamais gratuite mais sert de révélateur aux tensions souterraines qui animent toute communauté humaine.

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Connor Digby, un Anglais en terre française

Au centre de cette fresque rurale déjantée se dresse la figure fascinante de Connor Digby, Britannique exilé volontaire dont l’accent approximatif colore chacune de ses interventions. Auteur à succès de livres pour enfants mettant en scène une fourmi nommée Grant, il s’est établi à Saint-Piéjac où il a acheté une maison baptisée avec une certaine prétention « Minterne Magna » et a créé un square de bambous en lieu et place d’un projet de parking.

Son statut d’étranger fait de lui un parfait observateur des mœurs locales, mais aussi un bouc émissaire idéal pour les habitants. Dans ce village où règne une forme de méfiance primitive envers l’altérité, Connor cristallise toutes les rancœurs : « Tout le monde ici te déteste », lui fait remarquer Marceline, sa compagne d’aventure. Cette hostilité latente n’est pourtant pas sans fondement, puisqu’il a provoqué l’emprisonnement d’Hugo Labru, notable local.

La richesse du personnage réside dans ses contradictions. Digby se présente comme un homme cultivé, attaché à certaines valeurs britanniques – comme en témoigne le drapeau qu’il hisse fièrement dans son jardin – mais il n’hésite pas à s’adonner aux comportements les plus primaires, notamment lors de ses ébats avec Marceline ou face à la violence qui l’entoure.

Gendron dote son protagoniste d’une voix narrative unique, entre français approximatif et anglicismes savoureux. Cette langue hybride crée une distance ironique qui permet au personnage de porter un regard à la fois lucide et décalé sur la société française. Son « accent Jane Birkin » devient une signature stylistique qui rythme le roman et participe pleinement à son humour grinçant.

La présence de Connor à Saint-Piéjac soulève également des questions d’identité et d’appartenance. Cet homme qui a fui l’Angleterre pour des raisons mystérieuses (liées à la mort de sa femme June, comme on le comprendra progressivement) incarne une forme d’entre-deux culturel et existentiel. Ni tout à fait intégré, ni complètement étranger, il navigue dans les marges de cette communauté.

Le charme opère grâce à ce personnage atypique dont l’humanité transparaît malgré ses défauts. Sa relation avec son cochon Ludwig, sa sensibilité artistique contrariée, et même cette mystérieuse musique qui émane de ses oreilles après son agression… Tous ces éléments font de Connor Digby bien plus qu’un simple expatrié britannique, mais un véritable héros romanesque qui porte en lui une forme de poésie absurde.

Marceline et les autres personnages : un portrait acide de la France d’aujourd’hui

Face à Connor Digby se dresse Marceline, personnage féminin haut en couleur qui fait irruption dans la vie de l’Anglais avec la force d’un ouragan. Cette femme rousse à la sexualité débordante, qui a fui un certain Damian Cescu, incarne une forme de liberté brute et sans concession. À travers elle, Gendron met en scène une féminité qui échappe aux clichés, assumant ses désirs et ses contradictions avec une franchise désarmante.

La galerie des personnages secondaires compose un tableau saisissant de la France rurale contemporaine. Du duo formé par Éphrem Férignot et ses acolytes chasseurs, obsédés par la traque d’un chevreuil mythique, à Kim, l’employée municipale armée d’un désherbeur thermique qui feint souffrir du syndrome de Gilles de la Tourette pour pouvoir insulter tout le monde, chaque figure incarne une facette de cette société provinciale.

Les relations de pouvoir transparaissent particulièrement à travers les figures d’autorité : le commandant Demaistre, gendarme résigné face aux pressions locales, ou Mme Mercadieux, la mairesse dont les décisions révèlent un opportunisme politique à peine voilé. Ces personnages composent une fresque sociale où les préjugés et la xénophobie ordinaire côtoient une forme de résignation collective.

L’auteur excelle particulièrement dans les portraits des commerçants et notables locaux. Les Cador, boulangers dont l’établissement sera détruit par le 4×4 d’Éphrem, ou Claude Krupa, patron du cirque itinérant, incarnent ces petits entrepreneurs pris dans un quotidien dont l’horizon semble se rétrécir inexorablement, entre tradition moribonde et modernité menaçante.

La richesse du roman tient aussi à ces figures plus marginales qui gravitent autour de l’intrigue principale. Le prêtre désabusé qui abandonne son église face à Connor et Marceline venus y déposer un silure découpé, les capitaines de police Darmondieu et Ravenmaster à la recherche de Marceline, ou encore Hugo Labru, l’ancien notable emprisonné qui rumine sa vengeance… Tous participent à cette vision kaléidoscopique d’une France des oubliés.

Gendron dépeint ainsi, à travers cette communauté dysfonctionnelle, un portrait sans concession de notre époque. Sans jamais tomber dans le misérabilisme, il saisit avec acuité les tensions qui traversent la société française contemporaine : repli identitaire, méfiance envers l’étranger, illusions perdues et violences larvées. La force de sa narration réside dans cette capacité à transfigurer des archétypes sociaux en personnages profondément humains.

L’humour noir comme signature stylistique

« Chevreuil » se distingue par un humour noir corrosif qui irrigue chaque page du roman. Sébastien Gendron manie cette arme stylistique avec une précision chirurgicale, transformant les situations les plus tragiques en scènes d’un comique irrésistible. Qu’il s’agisse du cadavre d’un silure géant que Connor et Marceline transportent jusqu’à l’église, ou de l’agression de Claude Krupa, le directeur du cirque, tout devient prétexte à un rire grinçant.

La langue même de l’auteur participe à cette tonalité décalée. Les dialogues incisifs, souvent pimentés par le français approximatif de Connor (« Je mal! », « Conduits, femme! »), créent un décalage permanent propice à l’humour. Les surnoms que se donnent les deux protagonistes – « Concho » et « Marcel » – illustrent cette tendresse teintée d’ironie qui caractérise leur relation et, plus largement, le regard que porte l’auteur sur ses personnages.

La description des corps et de leurs fonctions participe pleinement à cette esthétique dérangeante et jubilatoire. Gendron ne recule devant aucune évocation crue, que ce soit les ébats sexuels de Connor et Marceline ou les détails physiologiques les plus triviaux. Cette corporalité débordante devient un véritable parti pris narratif qui désacralise les conventions romanesques traditionnelles.

Les situations absurdes s’enchaînent avec une logique implacable qui rappelle parfois l’univers d’un film des frères Coen. La tigremobile du cirque détournée pour perturber une battue de chasse, le cochon gagné au loto que Connor et Marceline ramènent à la maison, ou encore la musique carnatique qui s’échappe mystérieusement des oreilles du protagoniste… Chaque rebondissement pousse un peu plus loin les limites du vraisemblable.

La violence, omniprésente dans le récit, est systématiquement traitée avec une distance ironique qui la rend simultanément plus supportable et plus troublante. Le ton léger avec lequel sont relatés des événements dramatiques (l’agression de Connor, la mort du père Férignot, les menaces de Hugo Labru) crée un effet de dissonance cognitive qui force le lecteur à questionner sa propre réaction face à cette brutalité.

L’écriture de Gendron trouve sa force particulière dans cette capacité à manier l’humour noir sans jamais tomber dans la facilité ou la gratuité. Ce rire qui surgit au cœur du tragique devient une véritable posture philosophique, une façon de résister à l’absurdité du monde contemporain. À travers ce prisme humoristique, l’auteur nous offre non seulement un divertissement féroce, mais aussi une réflexion acérée sur notre rapport collectif à la violence et à la normalité.

Les dualités au cœur du récit : inclusion/rejet, ordre/désordre

« Chevreuil » est structuré autour de plusieurs dualités fondamentales qui nourrissent sa tension narrative. La plus évidente est celle qui oppose l’inclusion à l’exclusion, incarnée par Connor Digby, cet Anglais perpétuellement considéré comme un étranger malgré ses efforts pour s’intégrer. « Tout le monde ici te déteste », lui explique Marceline, résumant ainsi la position ambivalente de celui qui reste un outsider malgré les années passées à Saint-Piéjac.

Cette même tension se retrouve dans le traitement des réfugiés ukrainiens, bouc-émissaires idéaux pour une communauté en quête de responsables à ses malheurs. L’attitude des villageois à leur égard, orchestrée par la mairesse Mercadieux et son adjoint Cauvon, révèle les mécanismes d’exclusion à l’œuvre dès que surgit une différence. « Va falloir nous débarrasser de ces gens », s’exclame un pompier, donnant voix à cette xénophobie ordinaire.

Le roman joue également avec l’opposition entre ordre et désordre. Saint-Piéjac se présente d’abord comme un village ordinaire, avec ses rituels et sa hiérarchie sociale bien établie. Pourtant, l’arrivée impromptue de Marceline, puis les événements qui s’enchaînent – de l’Eldorado livrée à Connor au silure mort dans la bambouseraie – viennent bouleverser cet équilibre apparent, révélant sa fragilité.

La nature même et la domestication forment une autre paire contradictoire qui traverse l’œuvre. Le chevreuil mythique « Il Duce » que poursuivent obstinément les chasseurs, le cochon Ludwig que Connor installe dans son jardin, ou encore les bambous importés qui ont envahi le square… Tous ces éléments témoignent d’une nature que l’homme tente vainement de contrôler, avec des résultats souvent désastreux ou comiques.

Cette tension se manifeste jusque dans la langue du roman. La narration alterne entre un français littéraire maîtrisé et les approximations linguistiques de Connor (« le voiture », « le mairie »), créant ainsi un va-et-vient permanent entre norme et déviance. Ce jeu sur la langue devient métaphorique d’une société qui oscille entre respect des conventions et tentation de la transgression.

L’art de Gendron réside dans sa capacité à explorer ces dualités sans jamais les résoudre complètement. En maintenant ces tensions, il crée un espace narratif où les certitudes vacillent constamment. Que ce soit par le biais de la confrontation entre l’étranger et l’autochtone, l’humain et l’animal, ou encore la norme et sa transgression, « Chevreuil » nous invite à questionner les catégories binaires qui structurent notre perception du monde.

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Violence, animalité et symbolisme

La violence innerve « Chevreuil » de part en part, surgissant souvent de façon brutale et inattendue. De l’agression subie par Connor sous ses fenêtres à la mort de Claude Krupa, en passant par l’accident de la boulangerie Cador, Gendron dépeint une communauté où les pulsions agressives affleurent constamment sous le vernis de civilité. Cette violence n’est jamais gratuite mais apparaît comme le symptôme d’une société rurale en crise, où les frustrations s’accumulent jusqu’au point de rupture.

Le bestiaire du roman constitue un système symbolique particulièrement riche. Le chevreuil mythique baptisé « Il Duce » que poursuivent obsessionnellement les chasseurs incarne une forme de liberté inaccessible. Ludwig, le cochon gagné au loto qui devient l’animal de compagnie de Connor, représente quant à lui une domesticité improbable. Enfin, le silure monstrueux retrouvé mort dans le bassin du square évoque une nature qui déborde du cadre que l’homme tente de lui imposer.

L’animalité ne se limite pas aux créatures non humaines mais caractérise également les comportements humains. La sexualité débridée de Connor et Marceline, décrite sans fard par l’auteur, les rapproche d’une forme d’état primitif que la société s’efforce habituellement de réprimer. « On baise même mieux quand on a un cochon dans son jardin », constate Connor, établissant ainsi un parallèle explicite entre animalité et libération des pulsions.

Le titre même du roman, « Chevreuil », renvoie à cette figure animale centrale mais jamais vraiment présente, si ce n’est comme hallucination de Louis Férignot avant sa mort. Ce chevreuil fantomatique, presque mythologique, devient le symbole d’une quête absurde mais nécessaire, celle d’un sens que les protagonistes tentent de donner à leur existence dans un monde désenchanté.

Les armes qui circulent dans le récit – le bulldog de Connor, les fusils des chasseurs, le désherbeur thermique de Kim – fonctionnent comme des extensions des personnages et révèlent leur rapport au monde. Objets à la fois de pouvoir et de protection, ces instruments de mort potentielle deviennent les attributs d’individus qui cherchent à affirmer leur contrôle sur un environnement perçu comme hostile.

Gendron tisse ainsi une toile symbolique complexe où violence et animalité se répondent pour interroger notre humanité même. La frontière poreuse entre l’homme et la bête, entre la nature et la culture, devient le terrain d’exploration d’une œuvre qui refuse les catégorisations simplistes. À travers cette symbolique animale et ces manifestations de violence, l’auteur nous invite à reconsidérer notre place dans un écosystème dont nous ne sommes finalement qu’une composante parmi d’autres, ni plus ni moins sauvage que les créatures que nous prétendons dominer.

La critique sociale sous couvert de fiction absurde

Derrière l’apparente légèreté de son univers déjanté, « Chevreuil » dissimule une critique sociale acérée de la France contemporaine. Gendron utilise les ressorts de l’absurde pour mieux dévoiler les mécanismes de pouvoir et les préjugés qui structurent la vie en milieu rural. La xénophobie ordinaire des habitants de Saint-Piéjac, illustrée par leur attitude envers Connor et les réfugiés ukrainiens, est présentée sans didactisme mais avec une ironie mordante qui la rend d’autant plus perceptible.

Le portrait des institutions n’est guère plus flatteur. La gendarmerie, incarnée par le commandant Demaistre, apparaît comme une force impuissante face aux pressions locales. La mairie, dirigée par Mme Mercadieux et son adjoint Cauvon, se révèle être un nid d’opportunisme politique où les décisions sont prises en fonction des intérêts électoraux plutôt que du bien commun. « Je n’ai pas été élue pour gérer les migrants, mais pour faire barrage à l’extrême droite », affirme cyniquement la mairesse.

La question de l’identité nationale et du repli sur soi traverse l’ensemble du roman. L’Union Jack que Connor hisse fièrement dans son jardin devient le symbole d’une revendication identitaire qui fait écho, par contraste, au nationalisme ambiant. Cette mise en abyme permet à l’auteur d’interroger notre rapport collectif à l’appartenance et aux frontières, qu’elles soient géographiques ou culturelles.

La fracture entre monde rural et urbain constitue un autre axe critique du roman. Gendron dépeint une campagne abandonnée où les services publics disparaissent progressivement (« Et puis, y a la poste aussi qui va partir »), nourrissant un sentiment de déclassement que les habitants projettent sur des boucs émissaires extérieurs. Ce diagnostic social, jamais explicite mais constamment sous-jacent, confère au roman une dimension politique indéniable.

La condition féminine est également abordée à travers le personnage de Marceline et son rapport au corps et à la sexualité. Gendron donne à voir une femme qui, malgré sa liberté apparente, reste prisonnière du regard masculin et de ses propres traumatismes passés. La violence sexiste ordinaire, illustrée par l’épisode du cirque Krupa, révèle un patriarcat toujours bien ancré, même dans ses manifestations les plus banales.

L’œuvre de Gendron tire sa force de cette capacité à entrelacer divertissement et analyse sociale. En utilisant les codes du roman noir et de l’absurde, l’auteur parvient à dresser un tableau sans concession de notre époque sans jamais tomber dans le discours militant. La critique se fait d’autant plus efficace qu’elle surgit de situations comiques ou grotesques, créant ainsi une dissonance cognitive qui oblige le lecteur à reconsidérer sa vision du monde contemporain.

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« Chevreuil » : un roman noir irrévérencieux et singulier dans le paysage littéraire français

Avec « Chevreuil », Sébastien Gendron affirme une voix singulière dans le paysage du roman noir français contemporain. Loin des codes traditionnels du polar urbain, l’auteur propose une œuvre hybride qui emprunte autant à la comédie rurale qu’au thriller, tout en y injectant une dose considérable d’absurde. Cette liberté de ton et de forme fait de ce roman une proposition littéraire particulièrement rafraîchissante.

L’irrévérence constitue sans doute la marque de fabrique de Gendron. Son regard acéré sur la société française ne s’embarrasse d’aucun tabou, qu’il s’agisse de sexualité, de violence ou de préjugés. En témoigne cette scène mémorable où Connor et Marceline, entièrement nus, déposent un silure découpé à la tronçonneuse dans l’église du village, provoquant chez le prêtre un « grand sentiment d’aquoibonisme » caractéristique du ton du roman.

La construction narrative mérite également l’attention. Organisé en trois actes, comme une pièce de théâtre, le roman joue avec les codes du récit classique. Des épigraphes décalées ouvrent chaque partie, allant de Roger Nimier à Shirley Jackson en passant par François Mauriac, créant ainsi un dialogue intertextuel qui ancre l’œuvre dans une tradition littéraire tout en la subvertissant.

L’auteur excelle particulièrement dans l’art du dialogue, donnant à chaque personnage une voix distinctive qui participe pleinement à la caractérisation. Le « français dans le texte » approximatif de Connor (« Le voiture est là maintenant. Il faut payer, alors tous la frais ») crée un effet comique qui n’empêche nullement la profondeur du propos. Cette attention portée à l’oralité témoigne d’une maîtrise stylistique qui transcende les frontières du genre noir.

Le traitement du temps et de l’espace confère également au roman sa spécificité. L’action se déroule sur quelques jours d’une canicule écrasante, créant une atmosphère de huis clos à ciel ouvert particulièrement propice à l’explosion des tensions. Saint-Piéjac devient ainsi un microcosme où se jouent, de façon concentrée et exacerbée, les drames de notre époque.

« Chevreuil » s’impose donc comme une œuvre marquante qui renouvelle avec audace les codes du roman noir en y insufflant une dose salutaire de folie et d’insolence. La plume acérée de Gendron, son sens aigu de l’observation sociale et son humour corrosif composent un cocktail littéraire détonnant qui ne laisse pas indemne. Par sa liberté de ton et la justesse de son propos sur la France contemporaine, ce roman confirme le talent singulier d’un auteur qui ose emprunter des chemins de traverse dans le paysage littéraire français.

Mots-clés : Roman noir, Humour grinçant, France rurale, Étrangeté, Critique sociale, Animalité, Irrévérence


Extrait Première Page du livre

 » Ouverture
Une enfant d’à peine 3 ans se tient accroupie à quelques mètres seulement d’un lion gigantesque qu’elle interpelle à plusieurs reprises. Allongé de tout son long, l’animal l’ignore. Finalement, la petite fille se lève et se tourne pour partir. Une fraction de seconde plus tard, le lion bondit sur l’enfant.

Fort heureusement, une vitre blindée sépare l’univers du fauve de celui de la petite fille. Une vitre que l’auteur de cette vidéo a pris soin de ne pas tout de suite révéler, non plus que la cage à laquelle elle sert de quatrième mur.

Ce court film détint en son temps le record du plus grand nombre de partages en ligne, tous réseaux sociaux confondus. Parmi les milliards d’êtres humains qui l’ont vu, il y a l’homme d’affaires suisse allemand Emerich von Kilß. La légende rapporte que c’est après le visionnage de cette séquence qu’a surgi l’idée de son projet le plus pharaonique.

Et nous sommes ici pour imprimer la légende.

Comme chacun sait, Emerich von Kilß a perdu prématurément la vie à l’hiver 2010, au cours des événements dramatiques qui ont ébranlé la petite cité balnéaire de Kirk Bay, sur la côte orientale du North Yorkshire 1. Mais le projet lui a survécu. Voici donc, en exclusivité mondiale :

Das KönigreichTM

– Le Royaume TM –

Le Royaume TM est un domaine dont on a du mal à concevoir les limites. Ici, on vous promet la sidération. C’est immédiatement beau, instantanément saisissant. À perte de vue, des arbres et des clairières. Et dans ces clairières, véritables puits de lumière, des cages. Immenses. Ces cages immenses n’ont pas de barreaux, pas de toits. Elles sont en verre. De monumentaux parallélépipèdes de verre, avec à l’intérieur les animaux. Des milliers d’animaux. Parfois même des animaux dont vous ignoriez jusque-là l’existence. Autour de ces animaux, des extraits de leur habitat naturel : authentiques bouts de savane, de pampa, de jungle, de désert ou de banquise, échantillons de paysages sud-américains, kényans, arctiques, mandchous, indiens. « 


  • Titre : Chevreuil
  • Auteur : Sébastien Gendron
  • Éditeur : Gallimard Collection La Noire
  • Nationalité : France
  • Date de sortie : 2024

Résumé

Tout va bien pour Connor Digby. Sujet britannique, auteur de romans jeunesse à succès, il vient de retrouver l’amour en la personne de Marceline, une femme tout à fait à sa mesure et, pour ainsi dire, tombée du ciel. Seulement voilà, le village français dans lequel il est installé depuis une demi-douzaine d’années se met brusquement à le détester. Il faut dire que la population locale, franchement raciste et réactionnaire, n’a que cet étranger à se mettre sous les crocs. Un vent épique se lève enfin sur ce petit coin de France, et Connor et Marceline sont bien décidés à en profiter pour rejouer la guerre de Cent Ans. Comme toujours chez Sébastien Gendron, la vision féroce des dérives outrancières de nos sociétés passe par les situations les plus absurdes.


Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.


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