Breslau 1919 : Une ville en mutation dans l’après-guerre
Dans « Les fantômes de Breslau », Marek Krajewski nous plonge dans la Silésie de 1919, une région profondément marquée par les bouleversements de la Première Guerre mondiale. La ville de Breslau (aujourd’hui Wrocław en Pologne) est dépeinte comme un espace urbain en pleine transition, où les cicatrices du conflit mondial cohabitent avec les premières manifestations d’une société qui tente de se reconstruire. L’auteur restitue avec minutie cette atmosphère particulière d’après-guerre, où l’instabilité politique et sociale règne dans les rues de cette métropole allemande qui, quelques décennies plus tard, sera polonaise.
Le portrait de Breslau que dresse Krajewski est celui d’une ville aux multiples visages, où se côtoient les élégantes demeures bourgeoises et les ruelles sordides des quartiers populaires. Les contrastes sociaux sont saisissants : d’un côté, les cafés somptueux où se pressent les notables et les nouveaux riches ; de l’autre, les tavernes enfumées où les vétérans tentent d’oublier les horreurs du front. Cette dualité urbaine, constamment mise en avant dans le roman, reflète les tensions qui traversent l’Allemagne défaite, où les anciennes certitudes s’effondrent et où de nouvelles forces politiques émergent.
La description de l’atmosphère urbaine est un élément fondamental du récit. Krajewski s’attarde sur les odeurs caractéristiques de la ville – le parfum des meringues près de l’université, les effluves de bière des brasseries, la puanteur des égouts dans les quartiers pauvres – créant ainsi une carte sensorielle de Breslau. Le lecteur déambule dans des rues aux noms germaniques comme la Schuhbrückestrasse ou la Gartenstrasse, découvre les établissements emblématiques comme le café Heymann ou l’hôtel du Roi Magyar, et se familiarise avec la géographie d’une ville qui devient un personnage à part entière du roman.
Les tensions politiques de l’après-guerre sont omniprésentes dans ce Breslau de 1919. Krajewski évoque les grèves ouvrières, les réunions clandestines des Freikorps (ces corps francs formés d’anciens soldats), les mouvements révolutionnaires inspirés par les événements russes. La ville est décrite comme un champ de bataille idéologique où s’affrontent conservateurs et révolutionnaires, nationalistes et internationalistes. Cette toile de fond historique donne au roman une profondeur particulière, ancrant l’intrigue criminelle dans un contexte social et politique précisément documenté.
La dimension administrative et policière de Breslau est également explorée avec précision. Le Présidium de la police, avec ses différentes brigades et ses hiérarchies rigides, incarne l’ordre ancien qui tente de se maintenir malgré les bouleversements. Krajewski nous fait pénétrer dans les coulisses de cette institution, révélant ses luttes intestines, ses compromissions, mais aussi les efforts de certains de ses membres pour faire régner une forme de justice dans un monde qui semble avoir perdu ses repères moraux.
Au cœur de cette fresque urbaine, Breslau apparaît finalement comme une cité hantée par ses propres démons. Les « fantômes » évoqués dans le titre ne sont pas seulement ceux des victimes dont les meurtres jalonnent l’intrigue, mais aussi ceux d’une époque révolue, d’un ordre social et politique qui s’effondre inexorablement. L’auteur polonais réussit ainsi à transformer cette ville allemande en un microcosme où se jouent les drames de l’Europe centrale d’après-guerre, offrant au lecteur contemporain un éclairage saisissant sur une période charnière de l’histoire européenne, à travers le prisme fascinant d’un roman policier historique méticuleusement documenté.
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Eberhard Mock : Portrait d’un détective atypique
Eberhard Mock se présente d’emblée comme un enquêteur à contre-courant des figures traditionnelles du roman policier. Assistant criminel à la brigade des mœurs de Breslau, cet homme de trente-six ans ne correspond en rien au détective érudit et distingué à la Sherlock Holmes, ni au privé désabusé de la tradition américaine. Krajewski crée un personnage profondément ancré dans son époque et son milieu, un fonctionnaire de police de rang moyen, issu d’un milieu modeste, qui vit encore avec son père cordonnier dans un ancien local de boucherie reconverti en logement. Cette origine sociale, constamment rappelée dans le roman, influence sa vision du monde et ses méthodes d’investigation.
Les démons personnels de Mock constituent l’une des dimensions les plus fascinantes du personnage. Hanté par des cauchemars dont il ne parvient à se libérer qu’en s’enivrant jusqu’à l’oubli, il porte en lui les traumatismes de la guerre qu’il a vécue comme simple soldat dans les tranchées de l’Est. Ces blessures psychologiques, associées à une relation complexe avec son père et à des souvenirs obsédants d’une mystérieuse infirmière rousse de Königsberg, font de lui un être tourmenté qui cherche l’apaisement dans l’alcool et les maisons closes. Pourtant, contrairement à de nombreux antihéros de la littérature policière, Mock n’est pas qu’un policier corrompu ou cynique – il conserve une forme d’intégrité et de sensibilité qui transparaît dans ses relations avec les plus vulnérables.
L’ambivalence morale du personnage constitue l’un des ressorts les plus puissants du récit. Mock évolue dans un monde où la frontière entre la loi et le crime est souvent ténue. Il entretient des rapports ambigus avec des figures du milieu, comme l’informateur Wirth, et n’hésite pas à recourir à des méthodes brutales pour faire avancer ses enquêtes. Pourtant, il demeure guidé par une forme de justice personnelle, cherchant à protéger ceux qu’il considère comme des victimes d’un système impitoyable. Cette complexité morale, servie par une écriture nuancée qui évite tout manichéisme, distingue le personnage de Mock des figures plus conventionnelles du roman policier.
L’intelligence et la culture de Mock constituent un contrepoint saisissant à sa brutalité apparente. Ancien étudiant en lettres classiques ayant échoué à son examen, il conserve une familiarité avec les auteurs latins comme Lucrèce, qu’il cite mentalement pour se calmer dans les moments de tension. Cette dualité entre l’érudition et la violence, entre le raffinement intellectuel et la bassesse de certains de ses comportements, fait de Mock un personnage constamment en tension, partagé entre des mondes qui ne devraient pas se rencontrer. Krajewski parvient ainsi à créer un détective qui reflète les contradictions de son époque et de sa ville.
Les relations professionnelles de Mock avec ses supérieurs et ses collègues révèlent un autre aspect de sa personnalité complexe. Capable de soumission calculée face à l’autorité quand ses intérêts l’exigent, il sait aussi faire preuve d’une insubordination farouche lorsqu’il est convaincu d’avoir raison. Sa collaboration avec Kurt Smolorz, son assistant taciturne, ou ses confrontations avec le commissaire Mühlhaus et le conseiller Ilssheimer dessinent le portrait d’un homme qui connaît parfaitement les rouages de l’institution policière et sait y évoluer avec une habileté consommée, malgré son apparente brutalité.
La figure d’Eberhard Mock s’impose ainsi comme l’une des créations les plus originales et les plus accomplies du roman policier européen contemporain. En le plaçant au cœur d’une série qui explore différentes périodes de l’histoire tumultueuse de la Silésie, Krajewski fait de ce personnage profondément humain le témoin des bouleversements d’une région frontalière où s’entrecroisent influences allemandes et polonaises. La force du personnage tient à cette capacité à incarner à la fois un individu singulier, avec ses faiblesses et ses contradictions, et un archétype social révélateur des tensions qui traversent l’Europe centrale dans la première moitié du XXe siècle.
L’atmosphère noire et poisseuse d’une métropole silésienne
La force indéniable du roman de Krajewski réside dans sa capacité à créer une atmosphère suffocante, presque palpable, qui enveloppe le lecteur dès les premières pages. Breslau y apparaît comme une ville aux multiples visages, dominée par les contrastes entre la lumière et l’ombre. L’auteur excelle dans la description des rues brumeuses, des cours intérieures humides, des cafés enfumés où se pressent les notables et les déclassés. Cette métropole silésienne devient un personnage à part entière, une entité organique dont les artères et les ruelles constituent un labyrinthe où se perdent aussi bien les personnages que les lecteurs, fascinés par cette plongée dans un monde disparu mais rendu extraordinairement présent par la puissance évocatrice de l’écriture.
Les sens sont constamment sollicités dans cette exploration urbaine. Krajewski ne se contente pas de décrire ce que l’on voit, mais aussi ce que l’on sent, ce que l’on entend, ce que l’on goûte même. Les odeurs de bière et de tabac des brasseries comme Les Trois Couronnes, les effluves de parfum bon marché des maisons closes, les relents de pourriture des égouts lors des chaudes journées d’été, les arômes des plats traditionnels silésiens – tout contribue à créer une cartographie olfactive de la ville. Cette dimension sensorielle, servie par une écriture précise et évocatrice, ancre le récit dans une réalité presque trop tangible, comme si le lecteur partageait l’expérience physique des personnages.
La nuit joue un rôle prépondérant dans cette construction atmosphérique. C’est dans l’obscurité que Breslau révèle sa véritable nature, que les frontières sociales s’estompent, que les transgressions deviennent possibles. Krajewski décrit magistralement ces heures nocturnes où la ville change de visage, où les établissements comme l’hôtel du Roi Magyar accueillent une clientèle hétéroclite venue chercher l’oubli dans l’alcool et les plaisirs tarifés. La nuit silésienne, peuplée de créatures interlopes et de policiers fatigués, constitue l’écrin parfait pour les crimes qui sont au cœur de l’intrigue, comme si l’obscurité elle-même facilitait l’émergence de la violence.
Les contrastes sociaux participent pleinement à cette atmosphère de tension permanente. D’un côté, les quartiers élégants avec leurs villas cossues, comme celle du baron von Bockenheim und Bielau sur la Wagnerstrasse; de l’autre, les arrière-cours misérables de la Reuscherstrasse où s’entassent ouvriers, prostituées et petits délinquants. Krajewski ne cesse de faire passer son personnage principal d’un monde à l’autre, soulignant ainsi la porosité des frontières sociales dans cette période troublée. Cette navigation constante entre différentes strates de la société donne au récit une dimension presque sociologique, tout en maintenant la tension narrative nécessaire à un roman policier efficace.
L’eau constitue un élément récurrent dans cette géographie urbaine inquiétante. L’Oder et ses affluents qui traversent Breslau, les canaux, les écluses, les ports fluviaux comme celui de Cäsar Wollheim sont autant de lieux où se nouent des intrigues et se découvrent des cadavres. Cette omniprésence de l’élément liquide confère à la ville une dimension presque vénitienne, où l’eau devient à la fois voie de communication, frontière sociale et zone de danger potentiel. Les descriptions des berges brumeuses, des barges qui glissent silencieusement sur le fleuve, des corps retrouvés dans les eaux troubles participent pleinement à l’atmosphère oppressante qui caractérise le roman.
Cette ambiance poisseuse et inquiétante trouve son expression la plus achevée dans les scènes où Mock se confronte à ses propres démons intérieurs. À travers les cauchemars récurrents du protagoniste, ses hallucinations alcooliques et ses souvenirs traumatiques, Krajewski établit un parallèle troublant entre la psyché tourmentée de son personnage et l’âme malade de cette ville en plein bouleversement. La métropole silésienne reflète ainsi les angoisses collectives d’une société traumatisée par la guerre, hantée par ses morts et incertaine de son avenir, créant un écosystème narratif parfaitement adapté à ce roman noir où les fantômes du passé ne cessent de resurgir dans le présent.

La construction du polar historique chez Krajewski
Marek Krajewski se distingue dans le paysage du polar historique contemporain par une approche singulière et rigoureuse de la reconstitution historique. « Les fantômes de Breslau » illustre parfaitement sa méthode: loin de se contenter d’un simple décor d’époque superficiel, l’auteur plonge le lecteur dans un univers minutieusement documenté où chaque détail, du nom des rues aux habitudes alimentaires, des uniformes policiers aux moyens de transport, témoigne d’un travail approfondi sur les sources. Cette précision historique, servie par une connaissance intime de la ville – Krajewski est lui-même professeur à l’université de Wrocław (ancien Breslau) – confère au récit une authenticité rare qui transcende les conventions habituelles du genre.
L’intrigue policière s’enracine profondément dans le contexte sociopolitique de l’époque, faisant de ce roman bien plus qu’une simple enquête criminelle transposée dans le passé. Les crimes sur lesquels enquête Mock sont indissociables des tensions qui traversent l’Allemagne d’après-guerre: conflits entre révolutionnaires et corps francs, traumatismes des anciens combattants, bouleversements sociaux provoqués par la défaite. Krajewski tisse habilement ces éléments historiques dans la trame narrative, sans jamais tomber dans le piège de la leçon d’histoire déguisée. L’enquête policière devient ainsi un prisme à travers lequel le lecteur appréhende les complexités d’une période charnière de l’histoire européenne.
La langue constitue un élément fondamental de cette construction historique. Krajewski intègre dans son récit de nombreuses expressions allemandes, des titres et des grades administratifs d’époque, créant ainsi un effet d’immersion linguistique qui renforce l’authenticité de la narration. Cette stratégie narrative est particulièrement significative quand on considère que l’auteur polonais écrit sur une ville allemande qui deviendra polonaise après 1945. Le multilinguisme discret du texte (avec des expressions latines, allemandes et polonaises) reflète l’identité complexe de cette région frontalière, tout en servant efficacement la dimension policière du récit où les questions d’identité sont souvent cruciales.
Le traitement du temps narratif révèle également la maîtrise de Krajewski dans la construction du polar historique. Alternant les scènes d’action haletantes avec des moments de contemplation ou de réminiscence, l’auteur joue sur différentes temporalités: le présent de l’enquête, les souvenirs de guerre de Mock, les extraits du journal intime du tueur. Cette polyphonie temporelle crée un récit à plusieurs niveaux où le passé ne cesse d’informer le présent, illustrant parfaitement le titre du roman – ces « fantômes » qui hantent aussi bien la ville que les personnages. Le journal du tueur, en particulier, avec ses références à des textes anciens, ajoute une profondeur supplémentaire à cette exploration des rapports entre présent et passé.
La violence, omniprésente dans le roman, n’est jamais gratuite mais s’inscrit dans une réflexion plus large sur la brutalisation des sociétés européennes au sortir de la Première Guerre mondiale. Les descriptions crues des corps mutilés, les interrogatoires musclés menés par Mock, les scènes de rue où s’affrontent milices et révolutionnaires témoignent d’une époque où la violence s’est normalisée après quatre années de conflit industriel. Krajewski ne cherche pas à édulcorer cette réalité historique; au contraire, il l’intègre pleinement à son propos, faisant de cette violence généralisée le terreau sur lequel peuvent prospérer les crimes plus spécifiques qu’il décrit.
La dimension architecturale et urbanistique de Breslau joue un rôle crucial dans la construction narrative de Krajewski. Chaque lieu mentionné dans le roman – qu’il s’agisse du Présidium de la police sur la Schuhbrückestrasse, des cafés comme le Heymann, des maisons closes ou des parcs publics – est décrit avec une précision qui témoigne à la fois de recherches documentaires poussées et d’une connaissance intime de la topographie urbaine. Cette cartographie détaillée n’est pas un simple artifice de vérisimilitude; elle constitue un élément structurant du récit, où les déplacements dans l’espace urbain reflètent souvent les évolutions de l’enquête et les changements psychologiques des personnages. L’architecture de la ville devient ainsi le miroir de l’architecture narrative, dans un jeu de correspondances qui enrichit considérablement l’expérience de lecture.
Les fantômes du passé : Hantises et traumatismes dans le roman
Le titre « Les fantômes de Breslau » révèle d’emblée l’une des thématiques centrales de l’œuvre de Krajewski : la présence persistante du passé qui hante les personnages et les lieux. Ces spectres ne sont pas seulement métaphoriques ; ils s’incarnent dans les cauchemars récurrents d’Eberhard Mock, dans les crimes ritualisés qui ponctuent le récit, et dans la structure même de la narration qui fait constamment dialoguer présent et passé. La guerre constitue naturellement le traumatisme fondateur qui projette son ombre sur l’ensemble des protagonistes. Mock, comme de nombreux personnages secondaires, porte en lui les séquelles psychiques du conflit : souvenirs des tranchées, humiliations subies, camaraderie forcée face à la mort, expériences de violence extrême qui ont normalisé la brutalité dans leurs comportements quotidiens.
Les cauchemars d’Eberhard Mock occupent une place prépondérante dans cette exploration des traumatismes. Le protagoniste ne parvient à échapper à ses rêves terrifiants qu’en s’assommant d’alcool, établissant un cycle d’autodestruction qui structure sa vie quotidienne. Ces séquences oniriques, décrites avec une précision clinique, mêlent des souvenirs de guerre à des éléments plus personnels : l’ancienne boucherie de son oncle Eduard transformée en appartement familial, l’infirmière rousse de l’hôpital de Königsberg qui hante sa mémoire, peut-être même de façon fantasmée. Krajewski utilise ces passages comme des fenêtres sur l’intériorité tourmentée de son personnage, mais aussi comme des éléments narratifs qui font progressivement écho aux crimes sur lesquels enquête le policier.
La figure paternelle constitue un autre « fantôme » omniprésent dans le récit. Le vieux Willibald Mock, avec qui Eberhard partage encore un modeste appartement, incarne à la fois un passé personnel dont le protagoniste ne parvient pas à s’émanciper et un ordre social en déclin – celui des artisans, des petits métiers traditionnels balayés par la modernité industrielle. Les interactions entre le père et le fils, faites de reproches constants sur l’alcoolisme d’Eberhard et de silences pesants, révèlent une relation dysfonctionnelle qui contribue aux troubles psychiques du personnage principal. Cette présence paternelle envahissante devient ainsi un autre spectre qui hante le détective, influençant ses choix et ses comportements.
Le roman explore également la dimension collective des traumatismes historiques. À travers des personnages comme Alfred Sorg, ancien indicateur devenu agitateur nationaliste, ou les vétérans déclassés qui se regroupent dans les corps francs, Krajewski montre comment la défaite militaire et l’effondrement de l’ordre impérial ont généré un profond sentiment d’humiliation nationale. Ces blessures collectives nourrissent les idéologies extrémistes qui commencent à se développer dans l’Allemagne d’après-guerre, préfigurant les horreurs à venir. Le roman acquiert ainsi une dimension prophétique, où les « fantômes » du passé récent annoncent déjà les catastrophes futures, dans une ville qui changera plusieurs fois de nationalité au cours du siècle.
La structure même de l’intrigue criminelle s’articule autour de la notion de hantise. Les meurtres ritualisés sur lesquels enquête Mock sont explicitement liés à un texte ancien, à une conception néo-platonicienne de l’âme et de ses manifestations après la mort. L’assassin, à travers son journal dont des extraits ponctuent le récit, développe une théorie des spectres inspirée d’un passage de Pline le Jeune sur les maisons hantées. Cette incorporation d’éléments de philosophie antique et de superstitions populaires enrichit considérablement la trame policière, transformant l’enquête sur des crimes sordides en une méditation plus profonde sur la persistance des morts dans le monde des vivants.
La ville de Breslau elle-même apparaît comme un espace hanté, où chaque lieu porte les traces de son histoire. Krajewski excelle dans l’art de superposer les temporalités, montrant comment certains endroits – l’ancienne boucherie transformée en logement familial, les bordels où se jouent des scènes de domination rappelant les hiérarchies militaires, les cafés où les vétérans ressassent leurs souvenirs – deviennent des points de jonction entre passé et présent. Cette géographie spectrale transforme la métropole silésienne en un palimpseste où s’inscrivent les traumatismes individuels et collectifs, préfigurant la façon dont cette ville elle-même deviendra, après 1945, le théâtre d’un effacement systématique de son passé allemand au profit d’une nouvelle identité polonaise – un processus que l’auteur, par sa démarche littéraire, cherche précisément à exorciser.
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Les dualités du récit : Ordre et chaos, réalité et cauchemars
« Les fantômes de Breslau » se construit sur une série d’oppositions binaires qui structurent profondément le récit, à commencer par la tension fondamentale entre l’ordre et le chaos. D’un côté, l’institution policière, avec sa hiérarchie stricte, ses procédures codifiées et ses locaux austères, incarne une tentative de maintenir un semblant d’ordre dans une société déstabilisée. De l’autre, la ville nocturne, avec ses bordels, ses tavernes et ses quartiers interlopes, représente les forces du chaos qui menacent constamment de submerger cet ordre fragile. Eberhard Mock se situe précisément à l’intersection de ces deux mondes : fonctionnaire de police le jour, habitué des maisons closes la nuit, il incarne dans sa personne même cette dualité constitutive du roman.
La frontière entre réalité et cauchemar s’avère tout aussi poreuse dans le récit de Krajewski. Les séquences oniriques qui assaillent Mock lorsqu’il s’endort sobre ne sont pas de simples parenthèses narratives ; elles contaminent progressivement la réalité diurne, brouillant les limites entre ce qui est vécu et ce qui est rêvé. Cette incertitude culmine dans les scènes où Mock, épuisé par l’insomnie, croit voir des cadavres surgir de sa trappe d’appartement ou des figures spectrales se matérialiser dans son bureau. Le lecteur partage alors la confusion du protagoniste, incapable de distinguer clairement les hallucinations des manifestations réelles. Cette technique narrative renforce l’atmosphère d’inquiétante étrangeté qui imprègne l’ensemble du roman.
L’opposition entre culture et barbarie parcourt également l’œuvre de Krajewski. Mock lui-même, avec sa formation universitaire inachevée et sa connaissance des classiques latins, représente cette tension : capable de citer Lucrèce pour se calmer dans les moments de stress, il peut l’instant d’après se livrer à des interrogatoires d’une brutalité extrême. Cette dualité se retrouve à l’échelle de la ville entière : Breslau, avec son université prestigieuse, ses cafés littéraires et ses institutions culturelles, reste également le théâtre de violences primitives, d’éruptions de cruauté qui semblent nier tout l’édifice civilisationnel. Le contexte historique de l’après-guerre, où la violence du front a contaminé la vie civile, ne fait qu’accentuer cette tension entre les aspirations culturelles et les pulsions destructrices.
Le clivage entre public et privé structure également la narration. Les enquêtes officielles menées par Mock se doublent systématiquement d’investigations parallèles, souterraines, qui mobilisent des réseaux informels d’indicateurs et de collaborateurs occasionnels. Le Présidium de police, symbole de l’autorité publique, coexiste avec les arrière-salles des cafés où se négocient informations et services. Cette double dimension de l’enquête reflète la personnalité même du protagoniste, partagé entre son rôle institutionnel et ses démons intimes. Krajewski excelle dans la description de ces espaces intermédiaires – comme l’hôtel du Jardin Sud ou le bordel flottant de Risse – où se brouillent les frontières entre légalité et criminalité, entre fonction publique et intérêts privés.
Une autre dualité essentielle réside dans la tension entre passé et présent, entre mémoire et oubli. Mock cherche constamment à échapper à ses souvenirs traumatiques par l’alcool, tout en étant hanté par des figures de son passé comme l’infirmière rousse de Königsberg. L’enquête criminelle elle-même s’organise autour d’un message énigmatique qui somme le policier d' »avouer sa faute » – une faute qui plonge ses racines dans un passé que le protagoniste s’efforce d’oblitérer. Cette dialectique de la remémoration et de l’effacement trouve son écho dans l’histoire même de la ville de Breslau, destinée à subir après 1945 un processus radical de « désallemandisation » qui effacera une grande partie des traces de son passé germanique.
La structure narrative elle-même repose sur un jeu de miroirs entre normalité et monstruosité. Les passages décrivant la routine quotidienne de Mock – ses interactions avec son père, ses visites dans les cafés, ses trajets à travers la ville – alternent avec les descriptions cliniques des cadavres mutilés et les extraits du journal de l’assassin. Ce contrepoint permanent entre le banal et l’extraordinaire crée un effet de vertige qui immerge le lecteur dans une réalité instable, toujours susceptible de basculer dans l’horreur. L’apparition périodique des extraits du journal du tueur, avec leur style pseudo-scientifique et leurs références philosophiques, vient renforcer cette impression de déstabilisation, introduisant dans la narration un point de vue radicalement autre qui relativise les certitudes sur lesquelles repose l’ordre social normal. Krajewski parvient ainsi à créer un univers romanesque où les dualités ne s’opposent pas simplement mais s’interpénètrent constamment, reflétant la complexité d’une période historique marquée par l’effondrement des anciennes catégories et l’émergence de nouvelles formes d’expérience sociale et individuelle.
Une plongée dans l’Europe centrale de l’entre-deux-guerres
« Les fantômes de Breslau » offre une immersion saisissante dans la réalité complexe de l’Europe centrale au lendemain de la Première Guerre mondiale. Krajewski restitue avec finesse le climat d’instabilité politique qui caractérise l’Allemagne de 1919 : les échos de la révolution bolchevique résonnent dans les discours des agitateurs de gauche, tandis que les corps francs s’organisent pour écraser les mouvements révolutionnaires. À travers les scènes de manifestations ouvrières aux chantiers navals Wollheim ou les réunions clandestines des Freikorps à la brasserie des Trois Couronnes, le roman capture parfaitement les tensions idéologiques qui traversent la société allemande après l’effondrement de l’Empire. Cette toile de fond historique n’est jamais un simple décor, mais fait partie intégrante de l’intrigue, influençant directement les événements et les comportements des personnages.
La dimension économique de cette période troublée transparaît également dans le récit. L’hyperinflation qui commence à toucher l’Allemagne se manifeste dans les détails du quotidien : le prix exorbitant des logements, les difficultés d’approvisionnement en nourriture, le développement d’économies parallèles où l’alcool et les cigarettes deviennent des monnaies d’échange. Krajewski décrit avec précision les stratégies de survie adoptées par différentes classes sociales : les petits fonctionnaires comme Mock qui vivent dans des logements modestes avec leur famille, les nouveaux riches qui profitent du chaos économique, les prostituées et les criminels qui exploitent la précarité générale. Cette attention aux réalités matérielles ancre solidement le récit dans son époque et permet au lecteur de saisir concrètement les bouleversements socio-économiques qui caractérisent l’entre-deux-guerres.
La situation particulière de la Silésie, région frontalière aux identités multiples, constitue un autre aspect fascinant du tableau historique brossé par Krajewski. Bien que Breslau soit en 1919 une ville allemande, les tensions nationales sont déjà perceptibles, notamment à travers la présence de personnages aux noms à consonance polonaise comme Smolorz ou Franzkowiak. Cette dimension est d’autant plus intéressante que l’auteur, écrivant à l’époque contemporaine dans une ville devenue polonaise, pose un regard rétrospectif sur une période où les frontières nationales étaient encore fluides et contestées. Le roman capture ainsi un moment charnière de l’histoire centre-européenne, où les anciennes structures impériales s’effondrent pour laisser place à un nouveau découpage territorial fondé sur le principe des nationalités.
Les traumatismes collectifs hérités de la guerre imprègnent profondément l’atmosphère du roman. Les vétérans comme Mock ou Rühtgard portent en eux les séquelles physiques et psychiques du conflit : souvenirs des tranchées, camaraderie forgée dans l’horreur, accoutumance à la violence. Mais au-delà des individus, c’est toute une société qui apparaît traumatisée, cherchant des boucs émissaires pour expliquer la défaite et l’humiliation nationale. À travers des personnages comme l’agitateur Alfred Sorg, Krajewski montre comment ce ressentiment collectif nourrit déjà les idéologies extrémistes qui exploseront dans les décennies suivantes. Le roman acquiert ainsi une dimension prémonitoire, où les « fantômes » du passé récent annoncent les catastrophes à venir.
La modernité technologique et culturelle des années 1920, qui commence tout juste à émerger, se manifeste également dans le récit. Les automobiles côtoient encore les fiacres dans les rues de Breslau, le téléphone devient un outil d’enquête pour la police, les danses nouvelles comme le shimmy font leur apparition dans les établissements à la mode. Krajewski décrit avec précision cette période de transition où les anciennes formes culturelles cohabitent avec les innovations de l’après-guerre. Les références à la psychanalyse, à travers le personnage du docteur Kaznicz, témoignent également de la pénétration progressive des théories freudiennes dans la société de l’époque, offrant de nouveaux cadres d’interprétation pour les comportements humains.
La dimension multiethnique et multiculturelle de l’Europe centrale se reflète dans la cartographie sociale de la ville dépeinte par Krajewski. Breslau apparaît comme un carrefour où se croisent différentes influences : traditions prussiennes incarnées par la rigidité administrative, héritage juif visible dans certains commerces et établissements, présence slave perceptible dans les patronymes et certaines pratiques culturelles. Cette mosaïque identitaire, caractéristique des grandes métropoles centre-européennes avant les catastrophes ethniques du XXe siècle, constitue l’un des aspects les plus riches du roman. L’auteur polonais réussit ainsi à reconstituer un monde disparu, celui d’avant les purifications ethniques et les déplacements massifs de population qui ont profondément reconfiguré la géographie humaine de l’Europe centrale. À travers cette évocation minutieuse d’un Breslau encore cosmopolite, Krajewski invite le lecteur contemporain à redécouvrir la complexité historique d’une région trop souvent réduite à des visions nationalistes simplificatrices.
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« Les fantômes de Breslau » : un polar historique à la croisée des genres
« Les fantômes de Breslau » s’inscrit dans une lignée de romans policiers historiques tout en proposant un renouvellement significatif des codes du genre. Là où de nombreux polars historiques se contentent d’une intrigue criminelle conventionnelle transplantée dans un cadre d’époque, Krajewski offre une œuvre profondément ancrée dans son contexte historique, où les crimes et leur résolution sont indissociables des spécificités de la période dépeinte. L’assassin aux motivations complexes, mêlant philosophie néo-platonicienne et psychopathologie, n’aurait pas pu exister dans un autre cadre que cette Europe centrale traumatisée par la guerre. De même, les méthodes d’investigation de Mock, mélange de brutalité institutionnalisée et d’intuition personnelle, reflètent parfaitement les pratiques policières de l’époque, encore peu standardisées et largement dépendantes de la personnalité des enquêteurs.
L’originalité de Krajewski tient également à son refus des simplifications morales qui caractérisent souvent le polar. Eberhard Mock n’est ni un héros intègre ni un anti-héros cynique, mais un personnage profondément ambivalent dont les qualités (intelligence, persévérance, capacité d’empathie envers certaines victimes) coexistent avec des défauts majeurs (alcoolisme, brutalité, compromissions diverses). Cette complexité morale s’étend à l’ensemble des personnages secondaires, qu’il s’agisse du commissaire Mühlhaus, du conseiller Ilssheimer ou même de l’assassin, dont le journal intime révèle une logique perverse mais cohérente. En refusant tout manichéisme, Krajewski crée un univers moralement ambigu qui correspond parfaitement à la période historique dépeinte – ces années d’après-guerre où les anciennes certitudes morales se sont effondrées et où de nouveaux systèmes de valeurs n’ont pas encore émergé.
La dimension philosophique du roman constitue un autre élément distinctif dans le paysage du polar historique. À travers les extraits du journal de l’assassin, avec ses références à Pline le Jeune, à la philosophie néo-platonicienne et à diverses théories des spectres, Krajewski introduit une profondeur réflexive rarement présente dans ce genre littéraire. Ces passages ne sont pas de simples ornements érudits; ils constituent un contrepoint essentiel à l’enquête policière, offrant une méditation sur les notions d’âme, de corps, de vie après la mort – thèmes qui résonnent particulièrement dans ce contexte d’après-guerre où la mort massive a bouleversé les rapports traditionnels au deuil et à la spiritualité. Cette articulation entre intrigue criminelle et questionnement métaphysique enrichit considérablement l’expérience de lecture, transformant un simple whodunit en une exploration plus ambitieuse des énigmes de la condition humaine.
L’apport le plus significatif de Krajewski au genre policier historique réside peut-être dans sa capacité à utiliser l’enquête criminelle comme un prisme pour explorer les tensions identitaires qui traversent l’Europe centrale. En situant son récit dans une ville qui changera plusieurs fois de nationalité au cours du XXe siècle, l’auteur polonais interroge les notions d’appartenance, de mémoire collective et d’héritage culturel. Cette dimension est d’autant plus fascinante que Krajewski écrit depuis la Wrocław contemporaine sur le Breslau allemand, dans un geste littéraire qui transcende les clivages nationaux pour retrouver la complexité d’une histoire partagée. Le roman policier devient ainsi un outil de réconciliation avec un passé problématique, permettant d’aborder des questions historiques douloureuses à travers le filtre de la fiction.
La construction narrative du roman témoigne également d’une maîtrise remarquable qui dépasse les conventions du genre. En alternant les points de vue, en faisant dialoguer présent et passé, en introduisant des extraits du journal de l’assassin qui offrent une contre-perspective à l’enquête de Mock, Krajewski crée une polyphonie narrative d’une grande richesse. Cette complexité structurelle, servie par une écriture précise et évocatrice, permet de maintenir la tension dramatique tout en développant les thématiques profondes qui traversent l’œuvre. L’auteur parvient ainsi à satisfaire les attentes du lecteur de polar (mystère, suspense, résolution) tout en proposant une expérience littéraire qui transcende largement les limites habituelles du genre.
L’œuvre de Krajewski a ouvert la voie à un renouveau du polar historique en Europe centrale et orientale, inspirant de nombreux auteurs à explorer leur propre histoire nationale à travers le prisme du roman noir. Par sa capacité à conjuguer rigueur historique, profondeur psychologique et questionnement philosophique, « Les fantômes de Breslau » s’impose comme un jalon important dans l’évolution du genre policier contemporain. En ressuscitant le Breslau de 1919 avec toutes ses complexités sociales, politiques et culturelles, Krajewski ne se contente pas de divertir; il offre un miroir dans lequel se reflètent les traumatismes non résolus de l’histoire européenne, ces « fantômes » qui continuent de hanter notre présent et d’informer notre compréhension collective du passé troublé de l’Europe centrale.
Mots-clés : Polar-historique, Entre-deux-guerres, Eberhard Mock, Silésie, Traumatismes, Néoplatonisme, Identité centre européenne
Extrait Première Page du livre
» Breslau, le mercredi 2 octobre 1919,
neuf heures moins le quart du matin
Le commissaire de la police criminelle Heinrich Mühlhaus montait lentement au deuxième étage de l’immeuble du Bureau central de la police, situé au 49 de la Schuhbrückestrasse. Chaque fois qu’il posait un pied sur une marche, il s’y appuyait de tout son poids, comme pour vérifier si le grès de cet escalier du dix-huitième siècle n’allait pas se fissurer sous le talon de ses souliers vernis. Il aurait aimé broyer la vieille pierre en répandant la poussière partout, puis redescendre au rez-de-chaussée pour signaler ce désordre au gardien. Ainsi il retarderait considérablement son entrée au bureau. Il n’aurait pas à affronter la mine lugubre du secrétaire von Gallasen, ne verrait pas le calendrier mural rempli d’échéances importantes, qu’ornait une image du nouveau bâtiment de l’École polytechnique, ni la photographie encadrée de son fils Jakob Mühlhaus prise à la cérémonie de sa confirmation, mais avant tout cela lui éviterait de subir la présence troublante et désagréable du médecin légiste, le docteur Siegfried Lasarius, qu’un coursier de police venait de lui annoncer à l’instant. Cette annonce mit le commissaire de bien mauvaise humeur. Il n’aimait pas cet original de Lasarius qui considérait les morts comme ses meilleurs interlocuteurs. D’ailleurs, ils le lui rendaient bien, même s’ils ne riaient pas de ses blagues, allongés dans les auges en béton de l’institut médico-légal sous un jet d’eau glacial projeté par un tuyau d’arrosage. Chaque visite de Lasarius annonçait, dans le meilleur des cas, des questions difficiles, et, dans le pire, des complications sérieuses. Seul un problème épistémologique de grand intérêt ou un danger imminent faisaient sortir ce Charon de son royaume. Le commissaire voulait croire qu’il s’agissait de la première possibilité. Il regarda autour de lui, mais ne vit rien qui puisse lui servir de prétexte pour retarder sa rencontre imminente avec le médecin taciturne. Il appuya son pied sur la marche. Le cuir verni de ses chaussures crissa doucement, il reflétait le feuillage métallique des barres de la rampe et la forme pyramidale de l’escalier. De la cour parvint un martèlement de sabots, suivi de grosses injures. Mühlhaus posa son regard sur une fougère en pot dont l’état lamentable n’aurait échappé à aucune femme pénétrant dans cet univers masculin. Il n’avait pas besoin d’en être une pour en remarquer les branches tordues et desséchées. Pris de colère, il fit demi-tour et descendit l’escalier en direction de la loge du gardien. Mais il n’alla pas bien loin. «
- Titre : Les fantômes de Breslau
- Titre original : Widma w mieście Breslau
- Auteur : Marek Krajewski
- Éditeur : Éditions Gallimard
- Nationalité : Pologne
- Date de sortie en France : 2008
- Date de sortie en Pologne : 2005

Je m’appelle Manuel et je suis passionné par les polars depuis une soixantaine d’années, une passion qui ne montre aucun signe d’essoufflement.